La vie maudite d’Hégésippe Moreau
L’idylle

Émile Guérard, dont l’état de santé n’avait jamais cessé d’empirer, s’était éteint dans les bras de Mme Favier le 1824-11-2626 novembre 1824, à l’âge de vingt-six ans. Ses derniers jours avaient été consacrés au règlement d’affaires qui lui tenaient particulièrement à cœur, au premier rang desquelles était le sort futur d’Hégésippe, dont la vocation ecclésiastique lui paraissait fort douteuse. Pour cette raison, il estimait inutile de lui faire poursuivre des études de théologie et le dit à sa mère, lui conseillant en même temps de le retirer du séminaire et de le mettre à portée de gagner sa vie. Il la pria de prélever sur les biens propres qu’il laissait en mourant, une somme de trois mille francs, réservée à son protégé pour lui faire apprendre un état.

Hégésippe, on l’a vu, resta cependant à Avon deux ans encore, et ce fut seulement dans l’1826été de 1826, pendant les vacances, que son destin fut décidé. Il devait ce sursis au bon Camille qui lui gardait une amitié de prédilection et espérait qu’à sa sortie du petit séminaire, les professeurs auraient enfin reconnu en lui l’étoffe d’un40 bon prêtre. On ignore quelle fut l’opinion de ces messieurs, et même s’ils furent consultés, chose toutefois très probable ; mais tout se passa comme si les maîtres de Moreau avaient renoncé à le faire entrer dans les ordres. Mme Favier, sourde aux raisons de son fils insistant pour mener Hégésippe jusqu’au baccalauréat, s’en tint finalement aux recommandations du défunt et les suivit à la lettre.

La famille Guérard possédait d’assez nombreux parents et alliés dans la région provinoise. L’un d’eux, un cousin du nom de Lebeau, était établi imprimeur dans la ville, où il publiait un journal appelé La Feuille de Provins. M. Lebeau, qui déjà connaissait de vue Hégésippe, accepta, sur la demande de Mme Favier, de l’employer comme apprenti typographe. Cette profession manuelle, plus que toute autre compatible avec des goûts littéraires, engage ceux qui l’exercent à chercher à s’instruire et, s’ils possèdent déjà quelque culture, leur donne le moyen de la compléter. Du moins est-ce ainsi qu’elle apparaissait à Mme Favier lorsque celle-ci présenta le nouvel apprenti à son futur patron.

L’imprimeur-libraire Lebeau était un homme éclairé et généreux ; mieux que cela, un philanthrope ; mieux encore, un mécène. Il avait publié gratuitement en 1815, en 1818 et en 1820, les premières œuvres d’un maître d’études obscur et pauvre, nommé Genoude, qui devait devenir célèbre comme traducteur de la Bible, et l’une des puissances de la presse monarchiste, comme propriétaire de la Gazette de France. Pondéré, tolérant et ami de l’ordre, il faisait lui-même figure de royaliste pour avoir imprimé en 1814, bien malgré lui et sous la contrainte étrangère, la proclamation de Louis XVIII aux Français, datée d’Hartwell et annonçant l’imminente restauration du trône légitime. Moreau trouva en lui un maître bienveillant et affectueux, qui le traita tout de suite en père.

À cette époque encore voisine du bon vieux41 temps, le régime auquel étaient soumis les apprentis se ressentait des mœurs patriarcales des anciennes corporations. Selon l’usage, Moreau fut admis dans la maison Lebeau comme un jeune parent soumis à l’autorité du chef de famille, habitant sous son toit, mangeant à sa table et recevant sans répliquer ses conseils et ses observations. Du reste, dans cet intérieur paisible, la discipline était douce et le caractère d’Hégésippe s’y accoutuma facilement.

Il fut de moins bonne composition avec ses compagnons de travail. L’imprimerie occupait, outre le fils du patron prénommé Théodore, plusieurs ouvriers dont l’un, Dorand, fut personnellement chargé de lui apprendre à composer et à manier la presse à bras. L’apprenti fut donc affecté à une casse, devant laquelle il commença à travailler. La vérité oblige à dire que ses débuts dans le métier furent des plus médiocres, et mirent bien vite à une cruelle épreuve la patience du consciencieux Dorand. D’autre part, la réputation du poète l’avait suivi d’Avon à Provins, et ses camarades d’atelier observaient avec un certain scepticisme le comportement de cet échappé de séminaire aux mains blanches, au langage correct, à l’air absent, qui avait, disait-on, célébré dans des pièces de vers les mérites du duc de Berry et les félicités du céleste séjour.

Les ouvriers imprimeurs de Provins étaient tous acquis aux opinions libérales. De plus, des événements récents venaient de les jeter, quoique non électeurs, dans l’action politique de l’opposition au gouvernement. En effet, au moment même où Moreau entrait en apprentissage, un projet de loi du ministère de Villèle était déposé sur le bureau de la Chambre. Il s’agissait de restreindre la liberté de la presse en lui appliquant une législation et une pénalité sévères. Ce projet était aussi mal accueilli de l’opinion que l’avaient été les lois antérieures de la conversion des rentes, de l’indemnité aux émigrés, du sacrilège et du droit d’aînesse ; de plus, s’il était adopté, il allait42 heurter dans leurs intérêts une multitude de personnes, imprimeurs, éditeurs, libraires, et surtout de nombreuses catégories d’ouvriers.

Le texte de loi, mis en discussion à la Chambre des députés, le 1827-02-1414 février 1827, fut adopté à une forte majorité et envoyé le 1827-03-1919 mars à la Chambre des pairs où, contrairement à l’attente générale, il trouva le plus froid accueil. Enfin, craignant un vote défavorable, le gouvernement finit par retirer son projet.

Pendant plus de deux mois, les journaux de l’opposition, royaliste-constitutionnelles ou libérale, avaient entretenu leurs lecteurs des débats engagés devant le Parlement. L’effervescence des esprits demeurait grande, non seulement à Paris où des manifestations tumultueuses avaient eu lieu dans les rues et les ateliers, mais encore dans les départements. Le soir du 1827-04-1717 avril, jour du retrait de la loi, Paris entier illumina et de longues colonnes d’ouvriers imprimeurs, de toutes catégories, parcoururent les voies publiques aux cris de Vive la Chambre des pairs ! Vive la liberté de la presse ! Ces clameurs se mêlaient à celles de la foule accourue sur les boulevards, les places, les quais et les grandes rues de la capitale. Entremêlées au bruit des pièces d’artifice tirées en signe d’allégresse, elles révélèrent l’existence d’une opinion publique presque unanime dans son désir de libre discussion. Depuis l’époque des grandes journées révolutionnaires, c’était la première fois que des gens du peuple réunis en nombre prenaient publiquement position en politique. Cette joie gagna toutes les villes du royaume, et l’imprimerie Lebeau y prit sa part, du patron jusqu’au moindre salarié.

Deux députés de Seine-et-Marne, le général de La Fayette et son fils George (qui tenait son prénom d’un parrain illustre, George Washington), avaient combattu de leurs votes le malencontreux projet. Cela leur valu dans le département un renouveau de popularité dont bénéficia leur43 parti. On sait que pendant toute la Restauration le héros français de la guerre d’Amérique fut tenu en suspicion par la cour des Tuileries, à juste titre du rest, car il était devenu l’un des chefs des carbonari de France, et avait conspiré à l’époque des complots militaires de La Rochelle et de Belfort. Par les deux La Fafayette le parti libéral acquit dans le département un surcroît de prestige, qui affermit ses anciens membres et lui amena des adhérents assez imprévus. A Provins, ses représentants les plus notoires furent M. Gervais, un notaire qui rêvait de la députation, et le futur académicien Pierre Lebrun, l’auteur fameux de Marie Stuart, qui se consolait par la culture des lettres d’un mécompte électoral récent.

M. Gervais avait remplacé, comme maire de Provins, le vieux M. Laval, l’arrière-grand-père du petit Camille. Quant au père de celui-ci, M. Guérard, il avait quitté sa ferme du Plessis-Hénault et était maintenant à la tête d’une très importante exploitation agricole à Saint-Martin-Chennetron, commune arrosée par la Voulzie. Madame Favier, elle, demeurait toujours à Champbenoist. Tout ce monde fréquentait peu ou prou la maison Lebeau, Hégésippe en était bien connu, et si l’ancien séminariste n’était pas reçu dans tous les milieux sur le pied d’égalité, du moins aucune porte ne lui était-elle fermée. Sa naissante renommée de poète lui avait même valu la franche amitié de deux amateurs de choix, M. Boby de la Chapelle, ancien adjoint du maire Laval, et le savant chirurgien Gerdy, de Paris, ami de défunt le docteur Favier, qui revenait parfois faire visite à sa veuve.

Enfin, Moreau retrouva à Provins un ex-camarade de collège, avec qui il avait beaucoup sympathisé au temps de leur commune enfance. C’était Armand Opoix, petit-fils d’un ancien conventionnel, dont l’aïeul encore vivant avait réorganisé l’exploitation administrative des eaux ferrugineuses froides de la cité, fameuses entre44 toutes, et les seules sources minérales connues dans le département. Au nom d’Opoix, on pourrait ajouter la longue liste des camarades de classe retrouvés à Provins. Bornons-nous à citer Alphonse Fourtier, Sainte-Marie Marcotte, Alexandre Guérard, frère puîné du tant regretté petit Camille, Nisolle, ardent partenaire à toutes sortes de jeux et d’exercices, Guénisson, futur compositeur de musique.

Mais parmi les relations qu’offraient les protecteurs, le beau monde ou les anciens copains, Hégésippe n’alla pas chercher bien loin l’affection simple, douce, indulgente et profonde dont avait besoin son cœur d’adolescent. Outre leur fils Théodore, M. et Madame Lebeau avaient deux filles, dont la plus jeune était en pension hors de Provins. L’aînée, Louise, s’était mariée en 18171817, à l’âge de seize ans, avec un mégissier de la ville nommé Pierre-Nicolas Jeunet, dont elle avait eu deux fils et qui s’était séparé d’elle pour cause d’incompatibilité d’humeur. Rentrée après ce malheur à la maison paternelle, Madame Jeunet vivait maintenant chez ses parents, avec ses enfants, prenant sa part dans la tenue de leur intérieur et de leur commerce. Elle fut la commensale, et devint la compagne tutélaire d’Hégésippe, tant que celui-ci demeura à l’imprimerie.

Louise, alors âgée de vingt-cinq ans, était une belle jeune femme de taille moyenne, au front droit légèrement bombé, au nez correct, aux lèvres tendres. Un teint éclatant de blancheur, une magnifique chevelure blonde, des yeux bleus révélant la bonté, un sourire accueillant, un maintien digne et gracieux, la rangeaient parmi les plus aimables personnes de la ville. Hégésippe Moreau la vit et se prit tout de suite pour elle d’un sentiment qu’il n’hésita pas à nommer de l’amour :

Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,
S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste… 45

Dans son ingénuité, il ne songea guère à dissimuler sa tendresse, que Louise fut la première à découvrir. Il en résultat d’abord la réaction d’une honnête et charitable femme, indulgente à la faiblesse inexpérimentée d’un si jeune soupirant. Elle n’avait pas à décourager les entreprises du galant qui ne lui demandait rien, sinon de tolérer sa présence en tout bien tout honneur. Madame Jeunet accueillit donc d’un cœur serein la déclaration muette du candide amoureux, et ne changea rien au train de son existence.

A tout prendre, il n’y avait dans sa situation rien de choquant ni de ridicule, et à sa place bien des femmes n’eussent pas trouvé la chose tellement désagréable. Hégésippe atteignant l’âge de puberté était au physique un grand et charmant garçon bien découplé, au visage régulier, au front intelligent, à l’œil spirituel, à la bouche fine, au teint blanc, et dont les cheveux, qu’il portait toujours longs, avaient depuis dix ans foncé de couleur au point de devenir bruns. Au moral, on pouvait reprocher à cet éphèbe de manquer d’initiative et d’avoir peu de persévérance ; mais ces défauts étaient compensés par un caractère en apparance timide ou sauvage, en réalité tendre et gai.

On ne sait pas au juste si l’ancien séminariste resta longtemps fervent pratiquant. C’est probable et l’on peut supposer, d’après la fidèle amitié que lui garda l’abbé Grabut, qu’à Provins il n’afficha jamais de sentiments irréligieux. Cette question s’est posée cependant, sous l’impression produite par plusieurs de ses œuvres, déplaisantes à la vérité, et comparables à bien des productions, libertines mais sans esprit, comme on en trouve tant dans les œuvres contemporaines. Béranger par exemple, qu’il admirait, lui a souvent servi de modèle dans le genre égrillard, ou lorsqu’il commettait des irrévérences à l’égard de l’Église et du clergé. Ces peccadilles de Moreau, qu’on s’accorde à dater de sa première jeunesse, sont les Noces de Cana, la Confession, et quelques autres46 couplets indignes de lui, sur lesquels on glisse cependant en raison des choses ravissantes qui les accompagnent.

Une fois passée la période d’accoutumance à sa nouvelle vie, Hégésippe se sentit repris du désir d’écrire des vers. Il en a certainement fait chez Lebeau une grande quantité, qu’il récitait à sa chère Louise sans se donner la peine de les transcrire ni de les conserver. L’inspiration lui venait à tout moment, même en plein travail de composition typographique. Alors, il interrompait son ouvrage, prenait un crayon et notait docilement sur un chiffon de papier ou sur un objet quelconque ce que lui dictait sa muse. On a retrouvé, longtemps après son décès, des vers de sa main tracés sur les parois de sa casse, et d’autres sur les feuilles de zinc, dites interlignes, dont se servent les compositeurs.

Mais en fait rien d’intéressant ne paraît subsister de ce qu’Hégésippe a pu produire pendant les deux ans qui suivirent sa sortie du séminaire. Sa vraie carrière littéraire commença en 18281828, année où l’ancien compte d’Artois, devenu le roi Charles X, accomplit un voyage en Lorraine et en Alsace, à l’occasion des manœuvres annuelles de l’armée, qui devaient avoir lieu en sa présence à Lunéville.

Le roi se mit en route 1828-09-01le 1er septembre, accompagné de son fils le duc d’Angoulême, qui avait reçu le titre de Dauphin de France à la mort de Louis XVIII. Le même jour la duchesse d’Angoulême, alias Madame la Dauphine, partait sans escorte pour les eaux de Plombières, en suivant la route de Bâle. Le roi et le dauphin d’une part, la dauphine de l’autre, traversèrent donc en même temps le département de Seine-et-Marne, les premiers dans la partie Nord où leur itinéraire pasait par Meaux, la duchesse d’Angoulême dans la région Sud, où sa première étape fut Provins.

Elle était attendue pour déjeuner à l’hôtel de la sous-préfecture. Quoique voyageant incognito,47 elle trouva sur son passage la foule des citadins assemblés pour l’acclamer, dans des rues ornées de drapeaux et de guirlandes. Le sous-préfet, M. Dupré, la reçut et la fit passer sous un arc de triomphe pour pénétrer dans son hôtel, où elle trouva réunis le maire Gervais, devenu député depuis un an, le comte d’Harcourt, autre député, le comte d’Espinchal, lieutenant-colonel du régiment de chasseurs de la garde tenant garnison dans la ville, et le chef d’escadrons de Saint-Sauveur, du même corps. Tous furent admis à la table de l’auguste voyageuse, qui exprima plusieurs fois sa satisfaction à Madame Dupré et à son mari.

Hégésippe était dans la foule des curieux qui bordaient la rue au moment de l’arrivée de la dauphine. Mis en verve par le spectacle de cette princesse sans grâce, difficile à dérider et répandant naturellement, semblait-il la gêne et l’ennui autour d’elle, il nota sur place ses impressions dans ce style espiègle :

  Comme à la messe,
Le sous-préfet marche devant.
Il vient haranguer la princesse,
Les yeux baissés, le cœur fervent,
  Comme à la messe !
  Comme à la messe,
Autour du pieux sous-préfet,
Chacun des employés s’empresse.
Ils bâillent tous, mais en secret,
  Comme à la messe !

Provins avait déjà reçu la visite de la dauphine, trente-trois ans auparavant, lorsqu’elle était encore Madame Royale, fille orpheline de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Retenue à la tour du Temple après la mort de tous les siens, en une inhumaine captivité de trois années, elle venait d’être libérée par le Directoire et suivait, en berline, la route de Bâle, ville où elle devait être remise au représentant de son cousin l’empereur d’Autriche. En déjeunant, elle évoqua ces souvenirs avec un certain enjouement, dépeignant l’inquié-48tudel’inquiétude visible de son mentor et compagnon, le circonspect capitaine Méchain qui, craignant de la voir enlever de force par des émigrés, l’appelait Sophie et s’obstinait à vouloir la faire passer pour sa fille. Elle se souvenait bien qu’après le relais de Provins à l’hôtel de la Poste, Méchain s’aperçut avec terreur qu’ils étaient suivis par un officier de dragons à cheval, lequel n’abandonna la conduite qu’à Nogent-sur-Seine où il disparut. Chacune des étapes de ce voyage de 1828 devait être, pour la dauphine, l’occasion de revivre par la pensée les épisodes de son voyage d’exil.

En prenant congé de ses hôtes, elle leur dit que le roi son oncle se proposait de visiter Metz, Strasbourg, Colmar, et de revenir à Paris par la route de Bâle. Les Provinois devaient donc s’attendre à voir bientôt Sa Majesté dans leurs murs.

Grand fut l’émoi de la population en apprenant cette nouvelle. Provins n’avait jamais eu l’occasion de contempler Charles X dans une visite d’apparat, et les habitants mirent à profit les trois semaines qui suivirent pour préparer au roi une réception chaleureuse. On apprit bientôt que partout le souverain était accueilli par un peuple enthousiaste, qu’en Alsace le roi de Wurtemberg, le grand-duc de Bade, ainsi que les envoyés des rois de Bavière et de Prusse avaient franchi le Rhin, pour venir le saluer sur son propre territoire, enfin qu’une allégresse contagieuse accompagnait son passage tout le long de l’itinéraire. Les autorités de Provins ne voulant pas être en reste fixèrent un programme de fêtes comportant réceptions, discours, revue des troupes, dîner, bal et illuminations.

Bien entendu, les particuliers, et au premier rang de ceux-ci les commerçants, faisaient de leur mieux pour seconder ce zèle officiel. Le sous-préfet ayant eu l’idée d’illuminer son hôtel au moyen d’écrans portant des inscriptions, M. Lebeau voulut l’imiter et pria son apprenti de composer des quatrains de circonstance qu’on pourrait lire, le soir venu, sur la façade de son imprimerie.49

Morean n’avait pas le travail facile en dehors des heures d’inspiration. Il se mit pourtant à l’œuvre afin de complaire à son patron, et lui remit des quatrains dont nous ignorons le nombre, mais dont ceux-ci ont été conservés :

Par l’aspect d’un bon roi dont la France s’honore,
  Déjà Provins s’est ennobli,
  Aujourd’hui, plus heureux encore,
Il voit le même jour Henri IV et Sully.
Partout, au nom du Roi l’enthousiasme brille.
  Et les cœurs volent sur ses pas.
  Il a beau changer de climats,
  Il est toujours dans sa famille.

Le nom d’Henri IV évoquait la prise de la ville par ce bon roi dont la France s’honore, mais qui avant de régner avait été obligé de conquérir son royaume. Celui de Sully désignait probablement, par allusion, le dauphin lui-même. Ce prince, ayant voix délibérative au Conseil des ministres, s’intéressait beaucoup à l’agriculture. Mais en cette fin de voyage le fils du roi n’accompagnait plus son père. Il l’avait quitté à Nancy depuis huit jours, pour le représenter à Saint-Denis, au service anniversaire de la mort de Louis XVIII.

Charles X, venant de Nogent-sur-Seine, arriva dans l’après-midi du 18 septembre à la limite du département de Seine-et-Marne. Il y trouva le comte de Goyon, préfet, accompagné du maréchal de camp Terrier, commandant la division militaire, le sous-préfet Dupré et le lieutenant de gendarmerie, comte de Percy, qui l’attendaient sur la route. En approchant de la ville, il trouva déployé en bataille le long de la chaussée le régiment de chasseurs de la garde royale qui fut présenté au souverain par son colonel, le marquis de Castries, et lui servit d’escorte.

Le cortège entra dans Provins par un arc de triomphe élevé non loin de l’endroit où la Voulzie pénètre en ville. Le député-maire, entouré du corps municipal, attendait là le roi, et M. Ger-50vaisGervais prononça aussitôt un discours de bienvenue dont voici la péroraison :

Partout, sur votre passage, vous avez trouvé l’industrie, l’agriculture et les arts florissants. Nous devons, n’en doutons pas, tous ces prodiges à la sagesse de nos institutions et à la sollicitude toute paternelle avec laquelle vous veillez sans cesse au bonheur de vos sujets. Continuez, sire, le peuple français est digne de vos bienfaits. Vive le roi !

L’enthousiasme des Provinois n’attendait que ce signal pour se manifester. On savait que depuis trois semaines le vieux monarque voyageait sous des ovations presque unanimes et qu’il y répondait avec une gracieuseté et un esprit d’à-propos séduisants. Sa réplique fut couverte par un nouvel et formidable cri de Vive le roi ! qui ne cessa d’être répété jusqu’à la nuit par la foule en liesse.

Le souverain et sa suite repartirent le lendemain pour Saint-Cloud, après l’exécution ponctuelle du programme des réjouissances. La nuit tout entière avait été employée à danser dans les salles de bal et dans les rues, sous une profusion de luminaire où les écrans de l’imprimerie brillaient des prestiges conjugués de la chandelle et du mirliton.

Moreau avait assisté aux différentes phases de ces fêtes, perdu dans la foule montonnière dont, en sa qualité de libéral convaincu, il ne partageait guère la joie bruyante. Il avait le vague regret d’avoir concouru, par ses vers de commande, aux éloges outranciers qui montaient vers un monarque ennemi de la liberté, mais habile à faire valoir aux yeux du peuple d’exquises manières de gentilhomme. De plus, à la longue, les cris sans cesse répétés de Vive le Roi ! l’importunèrent tellement que l’idée le prit subitement d’en prendre le contre-pied par cette chanson satirique :51

Vive le roi ! … Comme les faux prophètes
L’ont enivré de ce souhait trompeur !
Comme on a vu grimacer à ses fêtes,
La Vanité, l’Intérêt et la Peur !
Au bruit de l’or et des croix qu’on ramasse,
Devant le char, tout s’est précipité,
Et seul, debout, je murmure à voix basse :
  Vive la liberté !

Le vers sur l’or et les croix qu’on ramasse avait une signification précise. Il visait M. Gervais qui avait reçu du souverain une tabatière d’or avec la croix de la Légion d’honneur. L’ami de la liberté vit dans cette faveur banale, qui ne choquait vraiment personne, une occasion de railler le nouveau décoré, et lui lança ce nouveau trait :

Quelle profusion rare
La Cour étale à présent !
Henri n’était qu’un avare
Près d’un roi si bienfaisant.
Sur des provinces entières
A grands flots ont voit tomber
Des croix et des tabatières…
Il suffit de se courber.
Quel bonheur !(bis)
J’obtiendrai la croix d’honneur !

Outre ces morceaux de circonstance, Hégésippe donna, en cette année 1828, plusieurs autres pièces qui ont été insérées dans ses œuvres. Ce sont d’abord, dans l’ordre de date, J’ai dix-huit ans, Béranger et L’Abeille, dont, outre la chanson Vive la liberté ! l’auteur réserva la primeur à sa chère Louise.

Mme Jeunet, avec ses deux fils, logeait toujours dans la maison de son père, rue de la Cordonnerie, dont la façade postérieure prenait jour sur la rue Vieille-Notre-Dame. Deux pièces au premier étage étaient réservées à la jeune mère et aux enfants, mais pour le coucher seulement. Quant à l’ordinaire de leur existence, il se confondait avec celui de la famille, et Louise prenait sa part de toutes les besognes de la maison, depuis les soins ménagers jusqu’à la tenue52 de la librairie installée dans une boutique du rez-de-chaussée. Moreau, nous l’avons dit, travaillait sous le même toit, dans les locaux de l’imprimerie. L’amant platonique de Louise avait donc souvent le loisir de voir sa belle, quand ce n’eût été qu’aux heures obligées des repas. Le matin, à midi et le soir. Mais les habitudes rangées du jeune homme lui donnaient en outre, jusqu’à l’heure du coucher, des loisirs qu’il consacrait presque entièrement à son idole, comme il l’appelait par fantaisie.

Louise l’admettait maintenant dans l’intimité de sa vie, comme une sorte de sigisbée plébéien. Il avait eu, depuis quelque temps, l’audace de lui déclarer sa flamme, mais avec les marques d’un si évident respect qu’elle n’avait pas eu le courage de le repousser. Cet événement mémorable était la conséquence d’une indisposition de la jeune femme, qui avait dû garder le lit pendant plusieurs jours. Ce malaise passager avait eu pour effet de jeter le sensible Hégésippe dans une telle inquiétude, qu’un soir, n’y tenant plus, il était allé frapper à la porte de sa bien-aimée, et, invité à entrer, n’avait pu que balbutier en tremblant ces mots :

Madame, comment vous portez-vous ?

Un tel trouble en disait trop long sur la passion de l’apprenti pour que Louise pût continuer à fermer volontairement les yeux. Elle rappela sans faiblesse à son soupirant sa situation d’épouse et de mère. Puis, faisant en cela effort sur elle-même, elle exigea que leurs relations s’établissent désormais, pour toujours, sur le pied d’une affection purement fraternelle. En conséquence, Moreau, fut absous de son indiscrétion sous promesse de ne plus donner à Louise dans l’avenir, que la qualification de sœur.

Il en fut ainsi en effet, et Louise Lebeau guérie put reprendre sans arrière-pensée ses habitudes anciennes. Tous les soirs, après la veillée, elle rejoignait son logement avec ses fils, en accordant son baiser à Hégésippe, mais elle le com-53 plétaitcomplétait chaque fois par cette phrase, toujours la même :

Bonsoir, monsieur Moreau !

A moins qu’il ne fût entraîné par quelque ami jusqu’au café Dalisson de la place Saint-Ayoul, ce qui arrivait quelquefois, Hégésippe passait ses soirées dans la salle à manger des Lebeau où Louise, en bonne mère de famille, travaillait sous la lampe quelque ouvrage de couture. Ex-rhétoricien ami des lettres, il l’initiait aux bons auteurs en faisant la lecture à haute vois, et n’avait pas de plus grande joie que de sentir croître et se fortifier son goût pour la littérature. Enfin, il osa lui dédier ses propres vers, auxquels elle fut sensible et qu’elle voulut apprendre par cœur, pour les lui réciter ou chanter à son tour.

Il est à remarquer, en effet, que la plupart des chansons de Moreau s’adaptent, comme celles de Béranger, à des airs connus et pouvaient par conséquent être chantées sans difficulté à la simple lecture. La correspondance de l’auteur Voir l’introduction, par R. Vallery-Radot, aux œuvres complètes d’Hégésippe Moreau, tome I, passim. montre que Louise avait accoutumé de dire et de chanter les vers de son amant. Les autres membres de la famille Lebeau, ainsi que leurs amis communs, les chantèrent aussi et les firent connaître en ville, de sorte que le nom du poète finit par s’imposer à l’attention générale.

L’abbé Grabut, notamment, fit beaucoup pour la renommée littéraire de son ami. Comme prêtre desservant de Saint-Quiriace, il avait pour paroissien un notable de la ville haute, Pierre Lebrun, l’auteur dramatique, qui venait d’être élu memebre de l’Académie française et dont les sympathies politiques allaient au duc d’Orléans. Connaissant ses opinions, M. Grabut lui communiqua les derniers écrits d’Hégésippe, dont le dramaturge se divertit franchement. Il pria son curé de lui présenter l’auteur, ce qui fut fait en peu de temps. Lebrun fit le meilleur accueil au poète-54ouvrier. Il le félicita de ses vers, lui dit de continuer à écrire et lui promit son appui. Ami du général La Fayette, dont la résidence du château de la Grange-Bléneau n’était guère éloignée de Provins, il se proposa de l’y conduire plus tard. Pour l’instant le général était convalescent d’une maladie grave et ne pouvait recevoir personne. Lebrun engagea vivement son visiteur à dédier l’une de ses pièces à l’ancien combattant d’Amérique ; il se chargeait de la faire imprimer.

C’est ainsi que fut composée l’Ode sur la convalescence de M. de Lafayette, qui parut, grâce à la recommandation de l’académicien, chez l’éditeur parisien David, à la fin de l’année 1828.

C’était un premier pas vers la capitale, ce paradis rêvé des gens de lettres de province. Mais, pour le moment, Hégésippe ne pensait encore qu’à se perfectionner dans son métier de typographe, ce qui ne l’empêchait point de répondre aux désirs de ses compatriotes lorsqu’ils avaient recours à lui pour quelque service de sa compétence. Par exemple, l’ami Armand Fourtier ayant perdu sa tante, Angélique Dureau, une excellente personne connue de tous pour ses nombreux bienfaits, lui demanda de composer pour elle une épitaphe, que voici :

De grâce, de vertu, le ciel l’avait ornée ;
Tendre épouse, à l’enfant d’un premier hyménée
  Dont le berceau chancelait sans soutien,
  Par son amour vigilant et sincère
Elle a fait oublier le trépas d’une mère ;
Mais qui pourra jamais faire oublier le sien ?…
Pour guérir les douleurs elle savait des charmes ;
De concorde, d’amour, de bonheur s’entourant,
  Plus d’une fois elle essuya des larmes,
  Et n’en fit couler qu’en mourant.
Cette épitaphe a été tirée de l’oubli en 1881 par un Provinois, Louis Rogeron, typographe à l’imprimerie Lebeau et grand admirateur de Moreau, qu’il n’avait cependant pas connu. Il retrouva la pierre tombale d’Angélique Dureau dans un chantier de marbrier où elle avait été mise après la suppression du cimetière Saint-Ayoul. Sur sa demande, le marbrier, Jules Pagot, fit don de la dalle en question au musée de la ville.55

Moreau terminait alors son apprentissage de typographe, tout en gardant ses relations avec Lebrun et en suivant ses conseils. Celui-ci l’avait invité à concourir pour le prix de poésie annuel de l’Académie française, qui en 1829 avait justement pour sujet l’invention de l’imprimerie. Cela ne pouvait mieux tomber pour un compositeur de profession, mais Hégésippe dut outrepasser le délai fixé pour le dépôt des manuscrits au secrétariat de l’Institut, car son nom ne figura pas sur la liste des concurrents. Lebrun lui donna alors l’idée de transformer cette pièce en épître pour l’envoyer à son éditeur habituel, Firmin Didot, l’imprimeur de la rue Jacob, à Paris.

Ainsi, avant la fin de son apprentissage, Hégésippe était en voie de posséder un métier manuel, et de surcroit, en passe de courir sa chance avec succès dans l’arène des lettres. C’était plus que Mme Favier n’avait jamais espéré pour lui. Fort satisfaire, elle encouragea le jeune homme à écrire et l’habitua à l’idée de retourner dans sa ville natale, où il ne pourrait manquer de percer, avec la protection d’un académicien. Justement, Moreau venait de modifier son travail sur l’invention de l’imprimerie. M. Lebrun l’approuva, le baptisa épître, et, d’accord avec l’auteur, l’adressa sous une apostille à M. Didot, en lui demandant un emploi dans sa maison pour l’ouvrier typographe Hégésippe Moreau.

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