La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Scènes de la vie de Bohème

Au début de 1832, la France entrait dans des convulsions politiques et sociales qui ne faisaient augurer rien de bon pour le règne de Louis-Philippe. La Vendée était soulevée par le parti légitimiste. Les républicains, qui se considéraient comme les véritables vainqueurs de Juillet, travaillaient la population parisienne en vue de nouveaux troubles. A Lyon, une terrible insurrection socialiste venait d’être réprimée dans le sang après avoir déployé un drapeau noir portant l’inscription : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! Outre ces symptômes d’un malaise public grandissant, on percevait l’action cachée de conspirateurs résolus. Coup sur coup éclatèrent les complots des tours de Notre-Dame et de la rue des Prouvaires. Enfin, pour mettre le comble à l’appréhension qui planait, diffuse, sur le pays, une effrayante nouvelle fut transmise au mois de février par le télégraphe aérien : Le choléra-morbus avait fait son apparition à Londres. Il fallait s’attendre à le voir franchir bientôt le pas de Calais.

Hégésippe Moreau, continuant dans sa pauvre87 mansarde à souffrir du froid comme de la faim, travaillait à la confection d’un vaudeville intitulé l’Amour à la hussarde, n’avait pour distraction que de rares soirées passées au théâtre, et pour consolation que les lettres de Louise, amante toujours fidèle, et consciencieuse messagère des nouvelles provinoises. Plusieurs fois, au cours de l’hiver, il avait dû quitter la plume et garder le lit, en proie à une toux, à une fièvre persistantes qui minaient son corps et obscurcissaient sa pensée. Ces malaises s’étaient dissipés, mais non sans laisser trace d’une mélancolie anxieuse dont le malade ne pouvait plus se débarasser. Même lorsqu’il se sentait mieux, il faisait, la nuit, d’inquiétants songes où l’image de sa bien-aimée revenait toujours. Plusieurs fois elle lui apparut sur un lit de mort, et, sans être superstitieux, il lui écrivit pour la prier de démentir au plus vite la macabre évocation.

Louise n’omettait pas de rapporter ce qu’on disait de lui dans son entourage ; elle évitait seulement de le froisser par le récit de certains commérages trop vifs, tes ceux que Mme Daubonneau faisait sur son compte dans ses lettres à Mme Favier, ou des réflexions désobligeantes de celle-ci, lorsqu’elle recevait de son amie parisienne de nouvelles diatribes sur sa mauvaise éducation. Louise se bornait à repousser toutes les médisances et à le dire à son ami qui répondait :

Mon Dieu, que suis-je donc pour être tant aimé ? On vous a dit du mal de moi et vous ne l’avez pas cru : je vous remercie, ma sœur, de cette confiance, et j’aurais désiré la justifier par une explication… Je connaissais Mme Daubonneau pour une femme fière dont ma franchise avait blessé l’orgueil, mais je ne la croyais pas capable d’une calomnie. Et aujourd’hui, j’aime mieux accuser de tout le mal quelque méprise dont la source m’est inconnue.

Hégésippe était cependant atteint au plus profond de sa dignité. Dans ses moments d’irritation, il faisait un rapprochement entre les ragots88 des vieilles dames et l’attitude plus que réservée de ses protecteurs. L’exaspération l’envahissit alors, au point de lui faire lancer de véritables invectives à l’adresse des uns et des autres. Mais un retour sur lui-même le ramenait toujours au calme et à la résignation : le fond de son caractère était la douceur, et il ne se complut jamais dans les amères délectations de la haine.

Au printemps, comme il se croyait à peu près guéri, il eut soudain une hémoptysie tèrs grave qui l’obligea à garder le lit. Cette rechute coïncida avec l’annonce d’une nouvelle attendue depuis un mois déjà : le choléra-morbus avait fait son apparition à Paris !

C’était le 23 mars. La première victime du fléau habitait rue Mazarine. Presque aussitôt, de nouveaux cas de contamination furent signalés au faubourg Saint-Antoine, au faubourg Saint-Honoré et au faubourg Saint-Jacques, quartiers voisins de la Seine. Comme il arrivait presque toujours, l’épidémie se déclarait d’abord dans les régions baignées par un cours d’eau.

Né au bord du Gange en 1817, le choléra avait mis quinze ans pour atteindre les rives de la Seine. Sa marche s’était d’ailleurs propagée dans toutes les directions à la fois, comme une onde circulaire sur les eaux. Il avait gagné, au Sud, l’île de Timor ; à l’Est, Pékin ; au Nord, Moscou, Saint-Pétersbourg, et avait poursuivi sa marche vers l’Occident européen par Dantzig et Olmütz. Il avait fauché les Russes et les Polonais alors occupés à se faire la guerre, puis avait pénétré en Bohême, en Galicie, en Hongrie, en Autriche. Finalement, il avait passé par-dessus l’Allemagne pour venir ravager Londres.

Il s’attaquait de préférence aux quartiers urbains habités par les classes pauvres, c’est-à-dire aux plus vétustes et aux plus insalubres, sans pour cela épargner les autres. Mais si l’on considérait son action sur les individus, on voyait avec surprise qu’elle s’exerçait indifféremment sur les riches et les pauvres, les forts et les fai-89bles faibles, les gens bien portants et les valétudinaires, les hommes et les femmes, les vieillards et les jeunes gens. En une quinzaine, le nombre des cas mortels officiellement constatés passa de deux cents à huit cents par jour, et dans le seul mois d’avril près de treize mille personnes succombèrent. On fut obligé, pour suffire aux inhumations, d’ouvrir en hâte une fabrique de corbillards qui occupa sept cents ouvriers. Alors, la panique s’empara d’une partie de la population. Pendant des semaines et des mois on vit l’exode des Parisiens fuyant leur ville, les uns en diligence (plus de sept cents voyageurs par jour), les autres en voiture de maître, de place, même dans des charettes. Bien des députés, bien des pairs suivirent ce mouvement, malgré l’exemple du Roi et de sa famille, malgré celui du Président du Conseil, Casimir Périer, qui voulut accompagner le duc d’Orléans dans une visite aux cholériques des hôpitaux, et mourut des suites de cette fatale tournée.

Les obsèques de Casimir Périer fournirent au gouvernement l’occasion de dénombrer publiquement ses partisans, au grand dépit du parti républicain. Celui-ci résolut de montrer lui aussi sa force à la première occasion. Elle se présenta bientôt, le jour des funérailles du général Lamarque, député des Landes et orateur démocratique, mort du choléra le 1er juin. Les sociétés républicaines, particulièrement celle des Droits de l’homme, convoquèrent tous leurs amis à l’enterrement, si bien que le jour venu, le 5, plusieurs milliers de manifestants, porteurs de bannières et d’armes apparentes ou cachées, affluèrent dans le quartier de la maison mortuaire, faubourg Saint-Honoré. Le cortège se mit en marche dans la direction du port de la Rapée, où le corps devait être embarqué sur une péniche et partir pour Saint-Sever. Il passa par la rue Royale, les grands boulevards, la place de la Bastille, le boulevard Bourdon, le pont Morland et le pont d’Austerlitz. Il fit halte sur la rive90 droite de la Seine, entre ces deux ponts, où une estrade était préparée pour les discours d’adieu.

Le premier orateur fut le général La Fayette, à qui succéda le maréchal Clauzel et plusieurs autres dont les harangues devinrent de plus en plus véhémentes. L’effervescence du peuple, déjà grande, fut portée à son comble par l’arrivée d’un inconnu porteur d’un drapeau rouge, qui disparut d’ailleurs bientôt. Mais l’effet était produit. Une collision eut lieu entre la foule des auditeurs et la troupe du service d’ordre, qui en peu de temps dégénéra en émeute. Cinquante mille insurgés, parmi lesquels soixante élèves de l’Ecole polytechnique, élevèrent des barricades et résistèrent à l’armée régulière, d’abord dans le quartier de l’Arsenal, puis dans celui de Saint-Merri, où la révolte ne fut réduite à merci que le lendemain.

Hégésippe Moreau, dont les opinions allaient de plus en plus vers les partis extrêmes, fut de cœur avec les insurgés. Encore malade, il ne put toutefois les rejoindre pour combattre, mais il écrivit en leur mémoire un chant funèbre intitulé Les 5 et 6 juin 1832, entrecoupé de ce refrain :

Ils sont tous morts, morts en héros,
Et le désespoir est sans armes ;
Du moins, en face des bourreaux
Ayons le courage des larmes !

Jeux capricieux de la destinée ! A l’heure où tant d’heureux de ce monde étaient brusquement frappés à mort par le choléra, où tant d’hommes énergiques et pleins de santé tombaient sur les barricades, Hégésippe se trouva enfin délivré de ses maux physiques. En peu de jours, à la fin du printemps, il vit la fièvre tomber, ses forces renaître et ses facultés mentales revenir.

Ainsi qu’il arrivait trop souvent, il était en retard pour répondre à sa sœur, qui ne cessait de91 lui envoyer cadeaux et secours de toute sorte. Il s’en excusa en ces termes :

Paris, 1832.

Vous avez dû vous étonner et vous plaindre de ne pas recevoir de lettres depuis si longtemps. Pardonnez-moi. J’étais, comme toujours, malheureux, et, de plus, malade. Vous avez été pour moi toujours si prodigue de bienfaits que je ne pouvais me plaindre, sans avoir l’air de demander. Il fallait mentir ou me taire. Je me suis tu. Je voulais attendre pour vous écrire que je n’eusse besoin de rien, et ce moment est arrivé, d’une autre manière pourtant que celle que j’espérais… Il ne manquerait rien si j’avais la visite de mes amis, mais plusieurs sont malades eux-mêmes, les autres se sont enfuis devant la peste. Vous devez juger qu’en ce moment quelques lignes de votre main me seraient bien précieuses. Car je suis tout à fait hors de danger, et je ne suis plus malade que d’ennui et d’isolement. Vous n’êtes pas boudeuse, ma sœur, j’espérais donc qu’après mes explications, vous ne me puniriez pas de mon silence en usant de représailles.

Je viens vous demander encore ce que vous m’avez tant de fois refusé : un conseil. Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Consultez votre jugement et votre cœur et répondez-moi. Ne craignez pas de choquer mes affections ou mes antipathies, ni de vous charger devant moi d’une pénible responsabilité. Dussé-je y trouver le malheur, je marcherai avec plus de foi et de courage dans la route indiquée par mon ange gardien.

H. Moreau.

Si le poète était guéri de corps, son âme restait affligée au spectacle de tant de malheurs publics et privés. Les deuils multipliés qu’il voyait partout dans les familles de ses amis provoquèrent en lui une vraie crise de neurasthénie, comme nous dirions aujourd’hui. Elle atteignit son paroxysme au cours d’une visite à un camarade, bohème comme lui, qu’il avait rencontre la veille bien portant en apparence. Lorsqu’il arriva chez lui, les voisins du pauvre hère dirent qu’il venait d’être transporté à l’hôpital de la Pitié,92 rue Lacépède, où il était mort du choléra en arrivant.

A cette nouvelle, Moreau fut saisi d’un accès de rage furieuse et se livra, comme un insensé, à de véritables actes de démence. Pris d’un délire macabre, dans l’excès de son chagrin il voulut mourir aussi, se jeta sur la couche découverte de son ami, humide encore des transpirations cholériques, et s’y roula avec frénésie, appelant la mort à grands cris. Mais il était, par tempérament, réfractaire au terrible mal ; sa santé ne se ressentit en rien de cet acte de désespoir, et même se rétablit complètement à la belle saison.

Hégésippe avait alors vingt-deux ans. C’est dire qu’en ce début de l’âge viril, dans le renouveau de sa vigueur et dans l’épanouissement d’un été remarquablement beau, ses tristes impressions de convalescent firent assez rapidement place à des idées plus riantes. Comme les poètes de tous les temps, il cédait volontiers au plaisir de rimer pour les dames et, tout démocrate qu’il était, il n’eût pas dédaigné de voir ses écrits lus et appréciés, comme dans les contes, par une fille de roi. L’occasion lui fut fournie à l’improviste de versifier sur ce thème, après la rencontre inopinée qu’il fit, pendant les fêtes anniversaires des journées de Juillet, de la princesse Marie, fille de Louis-Philippe, une fort jolie personne de dix-neuf ansn, très admirée du populaire. Il traita de ce sujet avec un brio réconfortant et bien révélateur du Moreau des jours sans nuates. Qu’on en juge :

La Princesse
Ne parlons plus de liberté :
Je viens de voir une princesse.
Pour mettre aux pieds de Son Altesse
À mon tour, que n’ai-je hérité
D’un peu de légitimité !
Elle serait, pour ma chambrette,
Un meuble fort joli, ma foi !
Mais puisqu’elle n’est pas grisette,
Ah ! quel bonheur si j’étais roi !
93
Dans son char dès qu’elle a paru,
Blonde et riante à la portière,
A travers des flots de poussière
Avec la foule j’ai couru,
Empressé de voir, et j’ai vu…
J’ai vu son front qui se colore,
Son sein qu’agite un doux émoi :
Mais, pour voir un peu mieux encore,
Ah ! quel bonheur si j’étais roi !
D’un tel espoir je m’enivrais ;
Mais quel réveil et quel vacarme !
Le galop brutal d’un gendarme
Tout à coup me renverse auprès
De l’idole que j’adorais.
Dans le tourbillon de ses gardes
Elle fuit vers le Louvre, et moi
Je gagne en boitant les mansardes…
Ah ! quel bonheur si j’étais roi !

Cependant, l’épidémie de choléra continuait ses ravages, au milieu d’un peuple décimé mais contraint par la nécessité de dominer son mauvais destin. Pendant les premières semaines d’avril, au moment où Paris offrait l’aspect d’une nécropole sillonnée de convois funèbres, le gouvernement donna l’exemple à suivre en faisant honnêtement son métier. Il poursuivit comme d’habitude la discussion du budget, et la session des Chambres ne fut close que le 21, trois semaines après l’apparition du fléau.

Dès lors, un train de vie à peu près supportable avait repris son cours à Paris, pour aboutir, six mois plus tard, au retour à la situation normale avec l’inhumation des derniers cholériques. Ce fut, comme bien on pense, un immense soulagement dans toutes les classes de la société, et l’automne de cette année-là vit un renouveau d’allégresse populaire comparable à celui qui avait suivi la fn des guerres impériales. Comme alors, Paris vit se multiplier les réjouissances entre gens du menu peuple, qui désormais pouvaient sans contrainte morale chanter, danser et94 se divertir librement. De cette époque date une recrudescence de vogue pour les romances lancées dans la foule sur des airs connus, avec un nombre accru de sociétés chantantes calquées sur le modèle du fameux Caveau, sociétés dont les membres apportaient tour à tour leur contribution littéraire, par des lectures en petit comité de pièces de vers ou de chanson nouvelles.

Les plus hauts personnages ne dédaignaient pas d’entrer dans ces petits cénacles. Sans compter le Caveau déjà nommé, qui avait admis pour membre le préfet de police Gisquet, il existait des groupes ayant des affiliés ou des protecteurs plus illustres encore, tel M. Thiers, alors ministre de l’Intérieur dans le cabinet Soult. Sa société, ministérielle, bien entendu, était rivale de celle des Infernaux, autre groupement du même genre dont le plus bel ornement était justement notre Hégésippe.

Les Infernaux se réunissaient le soir dans l’un des cabarets ouverts sous les piliers des Halles, non loin du marché des Innocents. Là, dans une grande salle munie d’un écriteau sur lequel on lisait : Académie lyrique autorisée, l’auditoire prenait place autour d’une étroite et longue table chargée de verres, tandis que le président et ses assesseurs occupaient seuls une table plus petite. L’une des premières sorties de Moreau convalescent fut pour lui apporter la chanson suivante, dont les vers dataient de 1828, mais qui venait seulement d’être mise en musique :

L’abeille
Comme l’abeille fugitive
Qui fait son miel en voyageant,
Le chansonnier, de rive en rive,
Va bourdonnant et voltigeant ;
Comme elle, du myrte à la treille,
Il recommence vingt détours :
Vole, vole, petite abeille,
Vole, vole, vole toujours.
95
Hélas ! je rampais, demi-nue,
Sans ailes d’or, sans aiguillon,
Quand tout mon essaim vers la nue
S’envola dans un tourbillon ;
Mais Dieu me sourit, Dieu qui veille
Sur un insecte sans secours,
Me dit : Vole, petite abeille,
Vole, vole, vole toujours.
Moi, dans les paroles divines
Je me confie, et sans savoir
Si sur des fleurs ou des épines
Il faudra m’endormir le soir ;
Quand vient la brise, je sommeille
Et je m’abandonne à son cours :
Vole, vole, petite abeille,
Vole, vole, vole toujours.

Cette nouveauté, chantée par l’auteur lui-même, remporta des bravos flatteurs. Moreau avait conquis très vite la faveur de ce public spécial, de même qu’il s’était rapidement fait un nom auprès des lecteurs de l’Album chantant. Dans le même temps, il portait son attention sur des choses plus sérieuses et bien faites pour piquer la curiosité des esprits novateurs.

Le 6 juin, au moment où le canon tirant à mitraille marquait la fin de l’insurrection de Saint-Merri, une singulière cérémonie avait lieu aux portes de Paris, en haut de la côte du village de Ménilmontant, où se trouvait une maison appartenant au Père Enfantin, le disciple du défunt comte de Saint-Simon. Retiré là avec quarante compagnons à longues barbes, l’éloquent animateur du saint-simonisme procédait à la prise d’habit, en distribuant à chacun de ses adeptes un justaucorps bleu s’ouvrant par devant sur un gilet dont l’ouverture était cachée, une ceinture de cuir, un pantalon blanc, une toque rouge. La réunion avait lieu en plein air et attirait nombre de curieux. Quand le Père En-96fantinEnfantin parut, tous ses fidèles se mirent à chanter en chœur :

Salut, Père, salut !
Salut et gloire à Dieu !

L’apôtre s’avança d’un pas lent et revêtit lui-même l’habit avec l’aide d’un assistant. Puis, aidant celui-ci à son tour :

Ce gilet, dit-il, est le symbole de la fraternité ; on ne peut le revêtir à moins d’être assisté par un de ses frères. S’il a l’inconvénient de rendre une aide indispensable, il a l’avantage de rappeler chaque fois au sentiment de l’association.

Les disciples imitèrent le maître. Il s’agissait pour eux de la préparation à un apostolat qui probablement, ils ne l’ignoraient pas, leur attirerait au passage l’ironie et l’injure. Mais chaque geste, chaque parole de ces fidèles avaient un sens ésotérique qui les sauvait à leurs propres yeux du ridicule. En fait, il s’agissait d’hommes instruits, travailleurs, spirituels, qui allaient tenter de conquérir Paris.

Les républicains commençaient à se préoccuper des questions sociales, et le saint-simonisme prétendait réaliser la réforme essentielle par l’autorité d’une doctrine capable de forcer chacun de ses adhérents à suivre le précepte de l’amour du prochain. Cette formule fut propagée et commentée dans de nombreuses réunions par Enfantin et ses affiliés. Moreau assista à l’une d’elles, rue Taitbout, et écrivit ensuite à sa sœur : J’ai été entendre les apôtres d’une nouvelle secte religieuse (les saint-simoniens). J’apportais en entrant l’intention de me moquer tout bas de leur doctrine, et j’en suis sorti attendri, touché, enchanté et presque convaincu.

Ces distractions du poète allaient de pair avec un travail suivi. Il termina en automne son vaudeville L’amour à la hussarde, qu’il donna à répéter à l’impressario Chauloux, grand entrepre-97neurentrepreneur de tournées en province. Mais, la saison d’hiver venue, il retomba malade et se vit, cette fois, obligé de recourir aux soins d’un médecin. Son état ne s’améliorant pas, il fut, au cœur de l’hiver, admis à l’Hôtel-Dieu et y resta deux mois, pendant lesquels il encourut de nouvelles et accablantes crises de chagrin.

Sous le règne de Louis XV, le poète Gilbert, passant à cheval devant l’Hôtel-Dieu, avait été désarçonné et s’était fait une blessure. Admis d’urgence à l’hôpital, il en était sorti après quelques jours de traitement pour regagner son logis, car il était loin d’être indigent. Il mourut cependant plus tard, des suites de son accident, à l’âge de vingt-neuf-ans.

Cet enchaînement de circonstances avait fait naître une légende d’après laquelle le jeune poète était mort de dénuement. Hégésippe, ignorant la vérité des faits, eut la malheureuse inspiration de faire un parallèle entre le sort supposé de Gilbert et le sien propre. C’est alors qu’il composa Un souvenir à l’hôpital, où le souvenir de son prédécesseur à l’Hôtel-Dieu est évoqué à chaque strophe. Cette pièce est manquée à plus d’un titre, dont le principal est son insistance à développer une contre-vérité ; ensuite, on la devine écrite dans les angoisses de la fièvre et dans un esprit d’acrimonie qui surprend et qui peine. Le doux Moreau y sort vraiment de sa nature quand il en vient, au second couplet, à invectiver contre ses bienfaiteurs. C’est une œuvre pénible et hargneuse qui n’ajoute rien à sa gloire, mais qui a usurpé dans ses œuvres l’une des premières places. Elle vaut cependant par le pathétique des lamentations et par le trait final, où le poète irrité s’apaise en une vision dans laquelle il est aisé de reconnaître la figure de Louise :

Sur ce grabat, chaud de mon agonie,
Pour la pitié je trouve encor des pleurs ;
Car un parfum de gloire et de génie
Est répandu dans ce lieu de douleurs :
C’est là qu’il vint, veuf de ses espérances,
Chanter encor, puis prier et mourir :
Et je répète en comptant mes souffrances :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !
Ils me disaient : Fils des Muses, courage !
Nous veillerons sur ta lyre et ton sort ;
Ils le disaient hier, et dans l’orage
La Pitié seule aujourd’hui m’ouvre un port.
Tremblez, méchants ! mon dernier vers s’allume,
Et si je meurs, il vit pour vous flétrir !…
Hélas ! mes doigts laissent tomber la plume :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !
Si seulement une voix consolante
Me répondait quand j’ai longtemps gémi :
Si je pouvais sentir ma main tremblante
Se réchauffer dans la main d’un ami !
Mais que d’amis, sourds à ma voix plaintive,
À leurs banquets, ce soir, vont accourir,
Sans remarquer l’absence d’un convive…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !
J’ai bien maudit le jour qui m’a vu naître ;
Mais la nature est brillante d’attraits,
Mais, chaque soir, le vent à ma fenêtre
Vient secouer un parfum de forêts.
Marcher à deux sur les fleurs et la mousse,
Au fond des bois rêver, s’asseoir, courir,
Oh ! quel bonheur ! oh ! que la vie est douce !…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Cette promenade à deux dans la nature printanière, il allait pouvoir la faire bientôt. A la fin de l’hiver, quand il sortit de l’hôpital, il partit pour Saint-Martin-Chennetron, où Camille Guérard et sa femme l’invitaient à venir passer sa convalescence.



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