Larousse, Dictionnaire du xixe siècle

DUPONT (Pierre)

DUPONT (Pierre)portrait de Pierre Dupont poëte et chansonnier, né à la Rochetaillée, près de Lyon, le 23 avril 1821, mort à Saint-Étienne (Loire) le 25 juillet 1870. Il appartenait à une famille d’artisans. Ayant perdu sa mère de bonne heure, il fut élevé par un vieux prêtre, son parrain, qui, le destinant à l’état éclésiastique, l’envoya au petit séminaire de Largentière. Le jeune Dupont en sortit pour entrer dans une filature de soie de Lyon ; il fut canut, comme son père, puis commis banquier. La connaissance qu’il fit à Provins, chez son grand-père, du poëte Pierre Lebrun, l’auteur de Marie Stuart, le tira de ces situations inférieures. Les instincts littéraires du poëte s’étaient déjà révélés par une composition, insérée depuis dans la Muse juvénile, les Deux anges. Pierre Dupont la lut à l’académicien ; celui-ci en tira bon augure, et comme le jeune homme, qui venait de tirer au sort, était appelé à rejoindre son régiment, un régiment de chasseurs à cheval, l’auteur de Marie Stuart prit l’initiative d’une souscription destinée à lui acheter un remplaçant. La souscription réussit ; elle couvrit les frais d’impression du volume et permit en outre à Dupont de s’exonérer du service militaire. Les Deux anges, œuvre que Charles Baudelaire, un admirateur du poëte, appelle indécise, mais qui contenait en germe une grande partie des qualités du futur chantre rustique, obtinrent un pris à l’Académie. Pierre Dupont y gagna de plus une place d’aide au Dictionnaire de l’Académie, position assez médiocre qu’il abandonna dès que le succès de ses premières chansons lui fit espérer qu’il pourrait vivre de sa plume.

La popularité de Pierre Dupont fut rapide, instantanée, pour ainsi dire. Ce que d’autres n’obtiennent que par une longue série de travaux, il l’obtint tout d’un coup par quelques chansons pleines de fraîcheur, d’originalité, d’une saveur rustique toute particulière et dont, la plupart du temps, chacune est un petit chef-d’œuvre. Les Bœufs, la Mère Jeanne, la Vigne furent immédiatement dans toutes les bouches (1845-1846) ; la critique daigna même s’occuper du nouveau venu, qui réunit ses premières chansons dans un petit recueil, les Paysans, chants rustiques. D. Forgues (Old Nick du National) et Th. Gautier le présentèrent au monde littéraire, charmé de la note nouvelle, imprévue, que ces chansons faisaient entendre, et la même vogue s’attacha pendant de longues années à chacune de ses compositions.

Les chansons de Pierre Dupont peuvent se diviser en deux grandes catégories, les chants rustiques et les chants politiques, en rattachant à cette dernière série les compositions purement philosophiques, dont on pourrait cependant faire une classe à part. Le poëte, comme il l’a dit dans un de ses petits poëmes,

Ecoute tour à tour les forêts et la foule.

C’est en effet, des grandes symphonies agrestes, des voix que parle la nature entière, ou des clameurs, des désepoirs, des aspirations, des plaintes de la foule qu’il fait jaillir sa double inspiration. La chanson telle que la comprenaient nos pères, et non pas seulement la Muse en goguette, mais la chanson à boire ou même la simple romance, lui est absolument étrangère. Ses compositions, même les plus naïves, se rapprochent davantage de la symphonie, de l’idylle, de la pastorale, et, si le poëte élève un peu la voix, de l’hymne.

Ce sont ses chants rustiques qui ont fait la popularité de Pierre Dupont. A vrai dire, c’est sa meilleure veine, son inspiration la plus originale ; bientôt, élargissant le cadre où se mouvaient ses premiers sujets, il entreprit de chanter chaque face de la création, les près, les bois, les rivières et de leur consacrer à chacun un petit poëme. Les Sapins, le Mois de mai, la Chanson des foins, le Renouveau et bien d’autres, venant après les Bœufs, la Vigne, le Chien de berger, la Noël des paysans, montrèrent la flexibilité de cette Muse nouvelle, habile à écouter la nature, à en surprendre les secrets. Pierre Dupont écrivit, non-seulement, les Sapins, les Platanes, les Tilleuls, comme si chaque arbre lui dictait ses souvenirs, et ses confidences. Il n’est point de note champêtre, rustique, qu’il n’ait recueillie et comme transposée dans ses vers, la voix de l’eau qui chante, le bruit du vent, le murmure des pins, harmonieux comme la lyre du vieil Homère ; il reflète avec la même sincérité les paysages, la plaine verte l’hiver, jaune l’été — les grands bœufs blancs marqués de roux, la vigne qui fait craquer son corset vert. Par ces compositions, où la plus grande naïveté révèle le plus grand art, la chanson, genre inférieur, était élevée à la hauteur de toute la poésie contemporaine.

Les chants politiques et philosophiques renferment des beautés non moins éclatantes ; mais la critique toujours portée à amoindrir l’œuvre nouvelle au profit de l’œuvre déjà consacrée par le succès, les étouffa sous la vogue des chants rustiques. L’esprit de parti contribua aussi beaucoupà en diminuer le mérite ; Dupont est un poëte humanitaire, socialiste. Ses chansons sur la vie des ouvriers sont de véritables cris de douleur ; sa première, Chant des ouvriers (1846), où il représente l’humble prolétaire, à qui la terre doit ses merveilles, mais qui n’y peut toucher, lui qui les fait, tordu par le travail dans le jour, et la nuit logé dans des trous, sous les combles, buvant cependant à la fraternité universelle, était un chef-d’œuvre d’attendrissement et de mélancolie. Dans cette voie, Pierre Dupont retraça les physionomies diverses des métiers, leurs joies, leurs douleurs, leurs dangers particuliers ; il chanta le tisserand, le chauffeur, le pécheur, le braconnier, le carrier, comme il avait chanté les sapins et les platanes ; il dit la Chanson de la soie comme il avait dit la Chanson des près. Ses poësies patriotiques ne s’élèvent pas, pour la plupart, à la même hauteur ; Pierre Dupont est un poëte trop humain et trop fraternel pour créer un hymne de sang, une Marseillaise ; l’attendrissement perce toujours chez lui, même au milieu des plus fières inspirations, et le cri de guerre s’achève en un appel à la concorde. Pourtant, le Chant du transporté, les Adieux de Kossuth, le Chant du Danube, la Nouvelle alliance, sont des morceaux d’une poésie à la fois forte et vraie.

En 1851, quelques chansons politiques, d’une allure républicaine et socialiste assez prononcée, le firent rechercher par la police, un peu trop chatouilleuse, de ce temps-là. Pierre Dupont réussit à se cacher, pendant les six mois qui suivirent le coup d’État ; enfin, surpris et arrêté, il fut condamné à sept ans de déportation à Lambessa. Pierre Dupont traqué comme une bête fauve ! Pierre Dupont transformé en conspirateur et en homme dangereux, c’est une de ces aberrations que la police des plus beaux jours de l’empire pouvait seule commettre ! Le poëte fut presque aussitôt gracié et, dès ce moment, se tint à l’écart de la politique.

Mais le premier engouement avait cessé. Ses événements firent tort à la réputation du poëte, et peu à peu il redescendit dans l’ombre. Il ne tarda pas à retourner dans sa province, continuant son œuvre, sans éclat, sans bruit, quoique ses dernières productions soient peut-être d’une beauté plus correcte et plus magistrale que les précédentes.

Il avait rencontré la vogue, la notoriété, sans rencontrer la fortune ni même l’aisance. Les dernières années furent une lutte permanente, sinon précisément contre la misère, du moins contre la gêne, parfois aussi douloureuse et aussi cruelle. Pierre Dupont était de la race des insouciants, de ceux que Victor Hugo dépeint :

Les pieds ici, la tête ailleurs

Il ne sut jamais ni compter ni faire une affaire. Cependant sa mauvaise situation pécuniaire avait sans doute été exagérée, et c’est avec plaisir qu’on a pu lire, dans le Figaro, au lendemain de sa mort, cette note sympathique : Les bruits qui ont obtenu une certaine créance pendant ces dernières années, et d’après lesquels notre poëte populaire se serait trouvé dans un état de misère comparable à celle malheureusement certaine de plus d’un poëte célèbre, sont entièrement controuvés. Pierre Dupont, ce grand enfant, dont le génie seul pouvait égaler et peut-être expliquer le laisser-aller, n’a jamais cessé d’être entouré d’une famille aimante et dévouée, pouvant pourvoir à tous ses besoins. Il était particulièrement l’objet des soins d’une sœur qu’il aimait et qui seule avait l’art de le retenir sur la pente d’habitudes fâcheuses. Pierre Dupont ne savait pas résister aux entraînements. Né pour chanter, il a chanté jusqu’aux derniers jours de sa vie, dans les salons, les châteaux, mais de préférence en compagnie des rudes bateliers du Rhône et des ouvriers tisseurs, parmi lesquels il était accueilli comme un frère et un ami. Son génie poétique, au milieu de son existence trop agitée, ne l’avait pas abandonné, et l’on pourrait citer des chansons de lui, toutes récentes, qui ont la grâce, le naturel, le sentiment poétique de ses premières œuvres.

D’un autre côté, la démocratie a été en droit de blâmer ce poëte qu’elle pouvait revendiquer comme sien. Dupont, a écrit à ce sujet M. Germain Casse, Dupont avait besoin d’un guide ; lui qui a laissé des chants qui nous font palpiter, il ne savait pas se conduire. Ce n’était qu’un instrument qui vibrait ; il rendait ce qu’il recevait ; il chantait et oubliait. Il était, au fond, de cette école qui croit que le poëte, l’artiste, l’homme dit de génie, sont d’une race à part et trouvent de faciles complaisants pour justifier leurs écarts. Nous n’admettons pas cette théorie. Il est temps que la responsabilité la plus forte incombe aux plus intelligents. Il faut que le poëte et l’artiste soient moraux, ou qu’ils prennent, avec des fleurs sur la tête, le chemin que Platon leur indique.

Pierre Dupont n’était pas que poëte ; quoique étranger aux études musicales proprement dites, il a toujours composé la musique de ses chansons, et, chose singulière, ses inspirations perdaient plus qu’elles ne gagnaient à être notées suivant les règles. C’était chez lui une sorte d’inspiration naturelle, et le vers et la note lui jaillissaient en même temps de la même veine. De là chez lui cette surprenante corrélation, cette adaptation absolue de la musique aux paroles. Toutes ses mélodies ont été écrites sous sa dictée par des compositeurs habiles, qui cherchaient surtout à n’en pas altérer, par des retouches, la fraîcheur native. Dupont n’a jamais voulu en apprendre plus long de peur que l’érudition musicale n’altérât son originalité. C’est M. E. Reyer qui a ainsi noté sous sa dictée toutes ses premières chansons. Ce travail assez simple, dit-il, se complique singulièrement par la difficulté qu’il y a de saisir le caractère de la mélodie, à laquelle Dupont donne assez ordinairement l’allure indécise du récitatif, et de l’arrêter ensuite, autant que possible, d’après les règles établies, sans en altérer ni le sentiment ni la couleur. Une pareille besogne ne peut être bien faite que par un musicien qui comprend Pierre Dupont, qui l’apprécie, qui l’aime, et qui, mettant de côté toute conviction personnelle à l’endroit du style et de la prosodie, ne touche à l’œuvre du compositeur que dans un cas d’absolue nécessité et avec la plus extrême réserve. Voici, sur le mérite musical des principales chansons de Pierre Dupont, l’opinion du même critique : Les Bœufs, les Louis d’or, les Sapins, la Vigne, la Musette neuve, les Fraises des bois, la Mère Jeanne, la Fille du cabaret, le Lavoir et le Noël des paysans sont aussi remarquables par la fraîcheur, la simplicité et la grâce de la mélodie que par la nouveauté du rhythme et de la forme. Parmi ces chants rustiques, quelques-uns sont conçus dans un sentiment musical tout à fait à la hauteur de la portée philosophique que le poëte leur a donnée. Le Sauvage, Belzébuth et les Sapins, dont le récitatif est largement accentué et la prière saintement recueillie, sont de grandes scènes dramatiques qui appellent les sonorités imposantes de l’orchestre.

Les œuvres de Pierre Dupont, poésie et musique, ont été réunies dans une édition définitive (Paris, Houssiaux, 1854, 4 vol. in 8o). Cette édition renferme des préfaces de Charles Baudelaire et d’E. Reyer sur cette double et originale organisation de poëte et de compositeur.



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