Larousse, Dictionnaire du xixe siècle

GILBERT (Nicolas-Joseph-Laurent)

GILBERT (Nicolas-Joseph-Laurent)poëte satirique, né à Fontenay-le-Château, dans les Vosges, en 1751 mort à Paris en 1780. La Harpe, une des victimes du poëte, et, après lui, Ch. Nodier, ont propagé sur la vie et la mort de Gilbert une légende qui a cours encore, et que, pour notre compte, nous allons nous efforcer de dissiper. Les parents de Gilbert, de pauvres cultivateurs, dit Ch. Nodier, pouvaient faire de leur fils un ouvrier qui aurait vécu paisible du travail de ses mains, qui aurait joui d’une douce obscurité, à l’abri de la haine et de l’envie. Ils eurent le tort, chèrement expié, de l’exposer à l’infortune et aus horreurs d’une mort prématurée, à laquelle il ne manqua aucune espèce d’angoisses. Nous allons voir ce qu’il y a de vrai dans cette assertion.

Gilbert, au sortir des écoles élémentaires de son pays, fut envoyé au célèbre collège de l’Arc, à Dôle, qu’il quitta, ses études faites, avec un bagage littéraire médiocre, et possédé d’une ambition démesurée. Venu à Nancy en 1769, il y donna des leçons pour vivre et y publia ses premières œuvres : Satira et Omestris, roman (1770), et un recueil de vers, le Début poétique, rempli de productions assez faibles (1772). De Nancy, notre poëte partit pour Paris, le cœur plein d’espérance ; il comptait réaliser un miracle, atteindre de prime saut à la célébrité et à la fortune. D’Alembert, chez qui il se présenta avec une lettre de recommandation, le reçut froidement, et, dès ce jour même, soit ressentiment, soit influence de son éducation première, Gilbert se tourna contre les encyclopédistes et les philosophes ; il résolut de se venger du dédain de l’un d’entre eux en les poursuivant tous de ses traits satiriques. Dans l’âge des douces pensées, de l’amour, de la bienveillance, du respect pour les grandes renommées, il fut âpre, agressif, violent ; c’était du reste son génie, et la haine le lui révéla.

1253

En 1772, l’année de son arrivée à Paris, Gilbert présenta au concours académique une pièce intitulée le Poète malheureux, lugubre lamentation qui lui était inspirée par sa propre destinée, la destinée qu’il s’était faire, et dont il rendait les autres responsables. Il vivait dans la gêne, n’ayant su s’attirer aucune sympathie, et il en accuse tout le monde, la société et sa famille :

. . . . Malheur à ceux dont je suis né !
Père aveugle et barbare, impitoyable mère !
Pauvres, vous fallait-il mettre au monde un enfant
Qui n’héritât de vous qu’une affreuse indigence ?
Encor, si vous m’eussiez laissé votre ignorence,
J’aurais vécu paisible en cultivant mon champ…
Mais vous avez nourri les feux de mon génie,
Mais vous-mêmes, du sein d’une obscure patrie,
Vous m’avez transporté dans un monde éclairé.
Maintenant au tombeau vous dormez sans alarmes,
Et moi… sur un grabat arrosé de mes larmes,
Je veille, je languis, par la faim dévoré ;
Et tout est insensible aux horreurs que j’endure,
Tout est sourd à mes cris ! . . . . 

Ces vers sont le point de départ de la légende du Gilbert mort de faim. Le poëme ne fut pas couronné, et le dépit de l’auteur s’en accrut. Sa véritable vocation était la satire : il s’arma du fouet de Juvénal et en cingla méchamment ceux qu’il considérait comme ses adversaires. Il épancha d’abord son humeur acrimonieuse dans le Carnaval des auteurs (1773), pièce en prose, et surtout dans la satire intitulée le Siècle (1774), où il s’attaquait avec une virulence insensée aux plus hautes renommées littéraires du temps, les académiciens, les philosophes, les savants, Voltaire, Diderot, Marmontel, La Harpe, Ducis, d’Alembert, etc. Ces attaques, dont le mérite poëtique ne compensait pas l’âpre véhémence, n’étaient pas propres à lui créer des appuis dans le monde littéraire. La coterie de Fréron, cependant, l’accueillit et l’encourageau, et le prince de Salm-Salm, à qui il dédia une ode famélique, le secourut dans sa détresse. Désormais il était engagé sans retour dans une lutte inégale contre les puissants novateurs du temps ; sa satire du Dix-huitième siècle (1775) et celle qu’il publia quelques années plus tard, Mon Apologie (1778), qu’on peut considérer comme ses meilleures productions, témoignent de la violence de ses efforts pour atteindre à la hauteur du rôle qu’il avait ambitionné. Il affecte d’appeler Voltaire Arouet et persifle

. . . .  Ces romans fort touchants, où l’auteur,
Pour emporter les morts, laisse à peine un acteur.

Si les mœurs et le goût sont en décadence, si la sottise fait partout la loi, c’est la faute à Voltaire ! Grâce à lui,

. . . . . . . . Chacun sait au Parnasse
Que Malherbe est un sot et Quinault un Horace.
Dans un long commentaire il prouve longuement
Que Corneille parfois pouvait plaire un moment.
J’ai vu l’enfant gâté de nos penseurs sublimes,
La Harpe, dans Rousseau trouver de belles rimes ;
Si l’on en croit Mercier, Racine a de l’esprit,
Mais Perrault, plus profond, Diderot nous l’appris,
Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie,
Il eût pu travailler à l’Encyclopédie.
Boileau, correct auteur de libelles amers,
Boileau, dit Marmontel, tourne assez bien un vers.

On n’a pas oublié ce trait si vivement décoché contre La Harpe :

C’est ce petit rimeur, de tant de prix enflé,
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba de chute en chute au trône académique.

Quand on écrit de pareil vers, on a les rieurs de son côté, mais on ne doit attendre de ceux que l’on a touchés ni grâce ni merci.

Cependant la verve de Gilbert, ordinairement empreinte d’amertume et de dépit, savait à l’occasion s’adoucir jusqu’aux fadeurs de l’adulation, et, s’il déchirait les littérateur, il encensait avec l’aisance d’un courtisan les princes et ceux qui dispensaient les faveurs et les pensions. Il écrivit une ode sur la mort de Louis XV, deux autres adressées à Louis XVI, une à Monsieur (depuis Louis XVIII), etc., pleines d’éloges ampoulés que le premier n’avait jamais mérités, et que les deux autres ne pouvaient mériter encore. Ses ouvrages les plus lyriques en ce genre sont le Jubilé, le Jugement dernier, la Guerre présente, et surtout les Adieux à la vie, morceau véritablement touchant et pathétique. Mais, en général, il faut bien convenir que le génie lyrique et satirique de Gilbert a été un peu surfait, de même que sa personne a été un peu idéalisée par les romanciers. Ses satires, déclamatoires le plus souvent, quelquefois énergiques et mordantes, plus rarement spirituelles, portent l’empreinte d’un esprit malade d’orgueil ; on y sent plutôt l’âcreté du pamphlétaire que la vervve du poëte satirique et du moraliste. Ses odes, ou se rencontrent quelques mouvements de vrai lyrisme et des hardiesses de forme, pèchent par la composition et le style. Il y avait néanmoins, en Gilbert, une vraie nature de poëte. L’âge aurait sans doute mûri son talent, tempéré sa verve déréglée et rectifié son jugement.

Une mort prématurée le surprit à vingt-neuf ans. Gilbert, dont on a fait le type du poëte malheureux, du meurt-de-faim littéraire, était si loin de vivre dans la gêne, qu’il possédait un cheval, s’habillait avec élégance, et affectionnait d’aller aux bois de Vincennes et de Boulogne. C’est au galop de son cheval qu’il composa la plupart de ses meilleures pièces ; cet exercice violent fouettait sa verve. Une chute malheureuse qu’il fit, dans une de ses promenades favorites, fut cause de sa mort ; on le rapporta à Charenton, le crâne ouvert, et de là il fut amené à l’Hôtel-Dieu, où Desault, le célèvre chirurgien, lui fit subir sans succès la redoutable opération du trépan. L’accident avait eu lieu dans les derniers jours d’octobre 1780 ; il expira chez lui, rue de la Jussienne, le 12 novembre suivant, après une période de mieux, pendant laquelle il avait encore pu faire quelques vers, et entre autres les strophes si connues :

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs, et sur ma tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Salut ! champs que j’aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois !
Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois !
Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d’amis sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
Qu’un ami leur ferme les yeux !
voir le poeme.

La Harpe, mal informé, ou par rancune, a fait de cette mort un tout autre récit ; suivant lui, le poëte serait mort fou de dépit et de rage. L’ivrognerie, en outre, aurait été pour quelque chose dans son affaire. Gilbert, dit-il dans sa Correspondance Littéraire, s’était logé à Charenton, dans le voisinage de la maison de campagne de M. de Beaumont, archevêque de Paris, car, en sa qualité d’apôtre de la religion, il se croyait obligé de faire sa cour au prélat, qui l’avait, en effet, recommandé à M. de Vergennes, et avait obtenu pour lui une des pensions que le ministre des affaires étrangères peut prendre sur le privilège qu’il accorde aux papiers politiques. Il était allé chez l’archevêque, qui ne le reçut pas avec toute la distinction qu’il en attendait, et qui le fit manger avec ses secrétaires et ses valets de chambre. Gilbert, déjà mal disposé, fut tellement aigri de cette réception, su’il rentra chez lui la tête absolument tournée. La fièvre le prit pendant la nuit, et le matin il alla, en chemise et en redingote, demander les sacrements au curé de Charenton, qui l’exhorta vainement à rentrer chez lui. Il courut de là chez l’archevêque, et la plupart des gens de la maison n’étant pas encore levés, il parvint jusqu’à la chambre de ce prélat, se roula par terre comme un possédé, en criant qu’on lui donnât les sacrements, qu’il allait mourrir, et que les philosophes avaient gagné le curé de Charenton pour lui refuser les sacrements. L’archevêque, effrayé de ses cris et de ses convulsions, le fit porter à l’Hôtel-Dieu, dans la salle où l’on traite les fous. Là, sa folie ne fit qu’augmenter ; il faisait sa confession à haute voix ; et, comme un autre fou avait la manie de crier les arrêts du parlement, Gilbert criait de son côté que c’était lui qu’on allait pendre. Dans un de ces accès, il avala la clef de sa cassette, qui lui resta dans l’œsophage. Il mourut vingt-quatre heures après, ne pouvant pas être secouru, et s’accusant toujours lui-même, sans qu’il en faille pourtant rien conclure contre lui, car le cri de la folie n’est pas toujours celui de la conscience.

Ce récit est entièrement fabuleux, comme tout ce que d’autres ont raconté du dénûment du poëte, à moitié mort de faim. Si Gilbert connut quelque peu la gêne en arrivant à Paris, le parti catholique et royaliste, fort satisfait de la verve de ce tirailleur acharné, sut l’en tirer bien vite. Ses odes-placets ne restèrent pas sans réponse. Dans les dernières années de sa vie, il recevait plusieurs pensions de la cour : 800 livres du roi, 600 livres de Mesdames, 100 écus sur le Mercure de France, 500 livres de l’archevêché, en tout 2,200 livres, revenu qui représentait à peu près 5,000 francs de notre monnaie. Si ce n’est pas la richesse, c’est au moins une aisance fort raisonnable. Cette aisance est attestée, au moment de sa mort, par divers indices caractéristiques : ce cheval qu’il possédait, le linge fin dont il était couvert, les dispositions testamentaires qu’on a trouvées chez lui, les legs qu’il a faits ; il laissa, entre autres, dix louis à un jeune soldat, qui n’était autre que Bernadotte, devenu plus tard roi de Suède.

Il a été fait des poésies de Gilbert d’assez nombreuses éditions. La première (Paris, 1788, in-8o) est très-défectueuse, quoiqu’elle porte le titre d’Œuvres complètes ; celles de Gay (1801), de Desessarts (1806), de Dalibon (1822), de Debure (1826) laissent aussi à désirer. Des notices ont été consacrées au poëte par de Ch. Nodier, Amar et Mustrella ; mais elles contiennent des renseignements inexacts ; il en est de même de l’Éloge composé par M. de Dumast et lu par lui à l’Académie de Stanislas, à Nancy (1828).



Valid HTML 4.01!