Claudine De La Mata
Biographie et légende d’Hégésippe Moreau

Une enfance provinoise, avec des malheurs et des protecteurs

Malgré les quelques divergences qui se font jour ça et là sur quelques points touchant la tendre — mais triste — enfance du poète, il est tout à fait possible de reconstituer une biographie à peu près impartiale de ce dernier.

Sa vie, effectivement, commença fort mal : contrairement à Gilbert et à Malfilâtre, il est né à Paris au début du mois d’avril de 1810 mais, comme Gilbert et Malfilâtre, il est mort très jeune, en décembre 1838, à peine âgé de 28 ans et… à l’hôpital de la Charité comme il se doit. 12

Sa courte et triste vie commença donc un jour d’avril 1810 — on donne généralement le 9 avril — à Paris et il fut inscrit sur le registre de l’état-civil sous le nom de Pierre, Jacques Roulliot, fils de Marie, Philiberte Roulliot. C’est du moins la précision que donne Alphonse Séché car, comme tout un chacun le confirme, Moreau est le nom du père mais le petit Hégésippe (curieux pseudonyme qui signifie bouc et cheval d’après Dumas qui s’est penché sur ses racines grecques) était enfant naturel : Enfant naturel, fleur de hasard et qui poussa au bord de la route comme le dit si joliment Léon Laurent-Pichat. Son père, toutefois, n’abandonna ni la mère ni l’enfant et la petite famille alla s’installer à Provins, entre Beauce et Brie, où le père enseignait dans un lycée. Hégésippe ne fit donc que naître à Paris et son enfance se passa sur les bords de la Voulzie, la petite rivière provinoise.

Malheureusement, son père, puis sa mère, meurent à l’hôpital et Alexandre Dumas, parlant du jeune orphelin, ajoute :

Dur chemin qu’il devait prendre à son tour, pour y mourir le 20 décembre 1838, c’est-à-dire à 28 ans ; pour y mourir, non pas même sous le nom d’Hégésippe Moreau, mais sous la désignation du nº 12.

Dans son malheur, le petit orphelin aura tout de même de la chance : il ne sera pas à court de protecteurs, du moins en ce qui concerne les premières années provinoises.

Tous les exégètes du poète donnent quelques vagues détails sur la manière dont l’orphelin sera pris en charge par diverses âmes charitables : une Mme F. ou une Mme Guérard ont, semble-t-il, tendu une main secourable au malheureux ; mais c’est surtout à Georges Benoit-Guyod dans sa Vie maudite d’Hégésippe Moreau, qu’incombe la tâche d’éclairer au mieux les années provinoises de l’auteur du Myosotis.

Georges Benoit-Guyod n’est donc point avare de détails concernant la famille du poète : Marie Roulliot, mère du petit Hégésippe, fut d’abord la servante de Moreau père. Cette famille était par ailleurs en proie à une misère chronique qui n’est sans doute pas étrangère à la phtisie dont les parents devaient succomber l’un après l’autre. La tuberculose emporte donc tout d’abord le père en 1814 : l’enfant a quatre ans. À la suite de ce décès la mère retrouve sa condition première de servante et entre au service de notables, ou de fils de notables, locaux : Camille et Sophie Guérard, qui sont hôteliers de leur état. Camille est le fils de Mme veuve Guérard qui s’est remariée avec un certain docteur Favier. Outre Camille, cette Mme Favier a un second fils, Guérard lui aussi, et prénommé Émile. Émile est de santé très précaire et d’ailleurs infirme puisque amputé d’une jambe. Le couple formé par Camille et Sophie a un enfant appelé Camille comme son père et considéré par le jeune Hégésippe comme son petit frère de lait bien aimé.

Cette famille Favier-Guérard prend donc en affection le futur poète et s’intéresse fort à la scolarité de ce gamin que l’on dit doué. 13

Hégésippe fut sans doute très heureux auprès de sa mère dans cette famille d’adoption… mais ce ne sera qu’un court répit car, très vite, les évènements vont se précipiter : tout d’abord, en 1820, le docteur Favier meurt puis, Camille et Sophie, trouvant la condition d’hôteliers excessivement éprouvante, se retirent dans un grand domaine agricole à quelques lieues de Provins : Mme Rouillot reste à leur service.

C’est à peu près à ce moment-là que le petit Hégésippe, à l’instar de Malfilâtre, va quitter la petite institution provinoise pour aller poursuivre ses études au séminaire d’Avon, non loin de Fontainebleau.

Hélas ! comme le dit si bien Maupassant, quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte. C’est, en 1822, la mort d’un enfant : celle du petit Camille pour qui Hégésippe éprouvait un sentiment très vif et qui est emporté par une fièvre maligne. Un autre décès se produit l’année suivante : cette fois-ci c’est Marie Roulliot, la mère d’Hégésippe, qui meurt, victime de la phtisie comme son compagnon. L’enfant, qui est maintenant un adolescent, a donc 13 ans et la famille Guérard le prend entièrement en charge.

Cependant, la mort, qui connaît si bien le chemin, revient frapper cette famille puisque, en 1824, c’est au tour d’Émile Guérard, dont la santé s’est encore dégradée, de mourir : il avait à peine 26 ans.

Après cette série de deuils, Mme veuve Favier place le jeune Hégésippe, dont la vocation religieuse semble plus que douteuse, chez un imprimeur de Provins : M. Lebeau.

Le poète y fera son apprentissage et, surtout, il y fera la connaissance de celle à qui il vouera un indéfectible amour jusqu’à ses derniers instants, amour qui, d’une certaine manière, aurait été payé de retour. Elle s’appelle Louise Lebeau, elle est une des filles de l’imprimeur, elle est plus âgée que lui et est… mariée, et mal mariée, à un M. Jeunet dont elle est plus ou moins séparée et dont elle eut pourtant deux enfants. Étant donné sa situation, Louise sera son amante platonique, sa sœur, ainsi qu’il la nomme fréquemment dans ses lettres ou dans ses poèmes.

Le poète coule à nouveau des jours heureux à Provins mais, comme Gilbert, comme Malfilâtre, comme bien d’autres, après avoir acquis quelque notoriété dans sa ville d’adoption si ce n’est natale, il ne peut faire autrement que de rejoindre la ville mythique : Paris. Ce phénomène d’attraction de la capitale est bien connu d’Henri Lardanchet qui, dans les Enfants perdus du Romantisme, analyse fort bien la fonction des académies de province :

Des petits foyers s’allumaient ainsi de ville en ville et chaque jour s’en détachaient quelque nouveau rayon vers Paris : chaque jour quelque petite patrie lointaine versait un de ses fils dans la Cité Ardente ; le plus souvent un tout jeune homme, plein d’illusions et d’enthousiasmes, riche seulement de confiance en soi et d’espoir en autrui, un peu de talent dans la cervelle, de l’héroïsme au cœur, pas un sou vaillant au gousset.

Description parfaite, s’il en fut, de Gilbert, de Malfilâtre et, d’ailleurs, de bien d’autres enfants perdus.


[Note 12]

On le donne généralement pour mort entre le 19 et le 20 décembre 1838 ; seul Didot donne le 10 décembre 1838 comme date de sa mort. [[Retour]]


[Note 13]

Mme Emma Ferrand, de Bordeaux, à qui Moreau dédiera un poème — Ode à Mme ***, de la Gironde — fut aussi une amie attentionnée mais Mme F. désigne toujours Mme Favier de Provins, la première protectrice. [[Retour]]