Claudine De La Mata
Biographie et légende d’Hégésippe Moreau

Gilbert dans l’œuvre d’Hégésippe Moreau : un Souvenir à l’hôpital

Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

C’est le refrain d’un Souvenir à l’hôpital dont certains accents rappellent volontiers les Adieux à la vie de Gilbert :

Si je pouvais sentir ma main tremblante
Se réchauffer dans la main d’un ami !
Mais que d’amis, sourds à ma voix plaintive,
À leurs banquets, ce soir, vont accourir,
Sans remarquer l’absence d’un convive !…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

J’ai bien maudit le jour qui m’a vu naître ;
Mais la nature est brillante d’attraits,
Mais chaque soir le vent à ma fenêtre
Vient secouer un parfum de forêts.
Marcher à deux sur les fleurs et la mousse,
Au fond des bois rêver, s’asseoir, courir,
Oh ! quel bonheur ! oh ! que la vie est douce !…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Telle est la plainte d’Hégésippe Moreau, alors que Gilbert avait écrit :

Au banquet de la vie, infortuné convive ;
J’apparus un jour, et je meurs :
Je meurs, et sur ma tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Salut, champs que j’aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois !
Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois !

Ah ! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d’amis sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
Qu’un ami leur ferme les yeux !

En fait, ce Souvenir à l’hôpital n’a rien d’un cas isolé dans l’œuvre de Moreau puisque le nom de Gilbert revient sans cesse sous sa plume… ou sous celle de ses commentateurs qui sont aussi, parfois, prolixes sur les évènements qui présidèrent à la rédaction du Souvenir en question.

Laurent-Pichat, tout en précisant que ce cousinage nuit à Moreau, écrit :

Le nom d’Hégésippe Moreau éveille deux souvenirs : celui de Chatterton et celui de Gilbert, et rappelle le mot : hôpital.

Armand Lebailly, faisant une petite concurrence à Colnet du Ravel, cite le Tasse, Dante, Milton, Chatterton (que l’on retrouvera encore), Malfilâtre et, surtout, Gilbert. D’ailleurs, même si on a émis des doutes sur l’authenticité de la pauvreté de Gilbert, Lebailly ne veut se souvenir que de la figure sanctifiée de Gilbert. Et Moreau est le nouveau Gilbert. D’un siècle à l’autre, leurs vies de poètes malheureux et visionnaires se ressemblent :

Je crois que ces deux enfants, qui eurent toutes les glorieuses visions, et toutes les détresses de la vie, sont le trait d’union douloureux de deux siècles.

Et leurs morts ne les séparent pas :

Le corbillard de l’Hôtel-Dieu (Gilbert) et le corbillard de la Charité (Moreau) marchaient de pair sur le chemin de la renommée.

Sainte-Beuve, enfin, ne se fait pas faute de souligner qu’en entrant ainsi à l’hôpital Hégésippe Moreau renouvelait l’exemple lamentable de Gilbert. Certains, ne se contentant pas de noter que Gilbert fut un indiscutable précédent, se sont penchés plus précisément sur la manière dont un Souvenir à l’hôpital fut écrit. Nul n’ose prétendre que ce poème, comme on l’avait suggéré, probablement à tort, pour les Adieux à la vie, fut rédigé lors de l’ultime hospitalisation du poète alors mourant : c’était une version des plus séduisantes, malheureusement le poème avait déjà paru depuis longtemps dans le second numéro du Diogène consacré à la reconstruction du hameau incendié proche de Provins.

On s’accorde donc à reconnaître que c’est au cours de sa première hospitalisation, lors de l’épidémie de choléra en 1832 — il était fatigué et sous-alimenté, déjà phtisique mais pas cholérique — que Moreau se souvint de son illustre prédécesseur.

C’est bien ce que pense Henry Lardanchet :

Le malheureux, toujours sans gîte et sans pain, à peine vêtu, tomba malade d’un mauvais rhume qui le conduisit à l’hôpital. C’est pendant ces heures douloureuses qu’il composa son élégie intitulée un Souvenir à l’hôpital.

C’est aussi l’opinion de la Biographie Didot qui ajoute, très judicieusement :

Gilbert, ce nom se plaçait de lui-même sous sa plume et y revient plus d’une fois.

Quant à Georges Benoit-Guyod, naturellement, il sait tout ce qu’il y a à savoir sur la question et, d’abord, il connait toute la vérité concernant Gilbert :

Sous le règne de Louis XV 24, le poète Gilbert, passant à cheval devant l’hôtel-Dieu, avait été désarçonné et s’était fait une blessure. Admis d’urgence à l’hôpital, il en était sorti après quelques jours de traitement pour regagner son logis, car il était loin d’être indigent. Il mourut cependant plus tard, des suites de son accident, à l’âge de vingt-neuf ans.

Cet enchaînement de circonstances avait fait naître une légende d’après laquelle le jeune poète était mort de dénuement.

Voilà qui ranime une vieille querelle ! Rien de nouveau, donc, si ce n’est que Gilbert fut hospitalisé à l’Hôtel-Dieu uniquement parce qu’il tomba de cheval… devant cet établissement.

Moreau, lui, y entra gravement malade, au cœur de l’hiver, et y resta deux longs mois (Rappelons encore que c’est à l’Hôpital de la Charité et non à l’Hôtel-Dieu qu’il rendra son dernier soupir) pendant lesquels il encourut de nouvelles et accablantes crises de chagrin. C’est au cours de ces crises de chagrin qu’il fut visité par les mânes de Gilbert :

Hégésippe, ignorant la vérité des faits, eut la malheureuse inspiration de faire un parallèle entre le sort supposé de Gilbert et le sien propre. C’est alors qu’il composa un Souvenir à l’hôpital, où le souvenir de son prédécesseur à l’Hôtel-Dieu est évoqué à chaque strophe.

Le moins que l’on puisse dire c’est que ce Souvenir n’est guère du goût de Georges Benoit-Guyod qui ne lui pardonne pas de reposer, en quelque sorte, sur une imposture et qui, de plus, le trouve extrêmement venimeux :

Cette pièce est manquée à plus d’un titre, dont le principal est son insistance à développer une contre-vérité ; ensuite, on la devine écrite dans les angoisses de la fièvre et dans un esprit d’acrimonie qui surprend et qui peine. Le doux Moreau y sort vraiment de sa nature quand il en vient, au second couplet, à invectiver contre ses bienfaiteurs. C’est une œuvre pénible et hargneuse qui n’ajoute rien à sa gloire, mais qui a usurpé dans ses œuvres l’une des premières places. Elle vaut cependant par le pathétique des lamentations et par le trait final, où le poète irrité s’apaise en une vision dans laquelle il est aisé de reconnaître la figure de Louise.

Paradoxalement, ce sont justement ces pathétiques lamentations et ce trait final qui rappellent le plus les Adieux à la vie de Gilbert. Quant au reste du jugement il peut paraître quand même quelque peu excessif ; que l’on en juge plutôt :

Un souvenir à l’hôpital

Sur ce grabat, chaud de mon agonie,
Pour la pitié je trouve encor des pleurs ;
Car un parfum de gloire et de génie
Est répandu dans ce lieu de douleurs :
C’est là qu’il vint, veuf de ses espérances,
Chanter encor, puis prier et mourir :
Et je répète en comptant mes souffrances :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Ils me disaient : Fils des Muses, courage !
Nous veillerons sur ta lyre et ton sort ;
Ils le disaient hier, et dans l’orage
La pitié seule aujourd’hui m’ouvre un port.
Tremblez, méchants ! mon dernier vers s’allume,
Et si je meurs, il vit pour vous flétrir…
Hélas ! mes doigts laissent tomber la plume :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Si seulement une voix consolante
Me répondait quand j’ai longtemps gémi !
Si je pouvais sentir ma main tremblante
Se réchauffer dans la main d’un ami !
Mais que d’amis, sourds à ma voix plaintive,
À leurs banquets, ce soir, vont accourir,
Sans remarquer l’absence d’un convive !…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

J’ai bien maudit le jour qui m’a vu naître ;
Mais la nature est brillante d’attraits,
Mais chaque soir le vent à ma fenêtre
Vient secouer un parfum de forêts.
Marcher à deux sur les fleurs et la mousse,
Au fond des bois rêver, s’asseoir, courir,
Oh ! quel bonheur ! oh ! que la vie est douce !…
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Si c’est surtout dans ce poème précis que l’on trouve trace de Gilbert ce n’est pas un cas isolé, loin de là, dans le Myosotis.

Gilbert est cité dans la Préface en vers du Diogène :

Il me semblait ouïr une voix sibylline
Qui murmurait aussi : L’avenir est à toi ;
La Poésie est reine ; enfant, tu seras roi !
Vains présages, hélas ! ma muse voyageuse
A tenté, sur leur foi, cette mer orageuse
Où, comme Adamastor debout sur un écueil, 25
Le spectre de Gilbert plane sur un cercueil.
J’ai visité Paris ; Paris, sol plus aride
Au malheur suppliant que les rocs de Tauride.  26

Il est encore cité dans le Chant funèbre des 5 et 6 juin 1832 27 :

Martyrs, à vos hymnes mourants
Je prêtais une oreille avide ;
Vous périssiez, et dans vos rangs
La place d'un frère était vide.
Mais nous ne formions qu'un concert,
Et nous chantions tous la patrie,
Moi sur la couche de Gilbert,
Vous sur l'échaffaud de Borie. 28

Et, enfin, dans Lacenaire poète 29, Moreau fait appel à Gilbert à deux reprises ; d’abord pour déplorer que les Parisiennes n’aient pas adouci ses jours :

O femmes de Paris ! sur son grabat désert,
Un sourire de vous aurait sauvé Gilbert !

La seconde fois pour rappeler que de nombreux Gilbert hantent encore et toujours les rues de Paris :

Et dans ses fils nombreux Gilbert respire encore ;
Il leur souffla, mourant, l'âme qui les dévore.

Par ailleurs, dans son courrier, Hégésippe n’hésitait pas à souligner que son sort n’était pas sans rappeler celui de Gilbert ; c’est ainsi qu’il écrit dans une célèbre lettre déjà citée :

Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, après quoi ils diront : c’est dommage ! et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert.

Pour terminer, il faut savoir que, dans le Myosotis, un Souvenir à l’hôpital est généralement accompagné d’une note de… Moreau lui-même ; note qui vaut mieux que toutes les supputations de tous les exégètes, bien ou mal intentionnés :

Ce nom fatal vient se placer comme de lui-même sous les jeunes plumes qui tremblent en l’écrivant. L’auteur de la Satire du dix-huitième siècle est une gloire consacrée devant laquelle on s’agenouille en fermant les yeux. Pour quiconque ose les ouvrir, il est évident que Gilbert ne fut ni un Chatterton, ni un André Chénier, ni même un Malfilâtre ; mais il dut à son agonie solitaire une magnifique inspiration, et ses Adieux à la vie, que tout le monde sait par cœur, suffiraient seuls, aujourd’hui qu’il a pris rang parmi les véritables poètes, pour faire taire à ses pieds tout reproche d’usurpation.

On ne saurait être plus clair ! Moreau ne manque pas de lucidité concernant le personnage de Gilbert : Chatterton, Chénier et Malfilâtre lui sont bien supérieurs, pense-t-il, mais il est impossible de ne pas rendre hommage au malheureux auteur des Adieux à la vie qui furent composés, Moreau parait en être convaincu, sur l’ultime couche de l’hôpital.


[Note 24]

Gilbert commença effectivement sa carrière sous le règne de Louis XV, mais c’est sous le règne de Louis XVI qu’elle se termina fort mal comme chacun sait. Alfred de Vigny commet la même erreur, si tant est que ce soit une erreur de sa part… et à moins qu’il ne s’agisse d’un accomodement de l’histoire. [[Retour]]


[Note 25]

Adamastor n’est autre que le Géant des tempêtes qui, selon la légende, serait le gardien du Cap de Bonne espérance, autrefois Cap des Tempêtes. Ce personnage se trouve dans les Lusiades, épopée nationale du Portugal, de Camoëns. [[Retour]]


[Note 26]

Tauride est le nom antique de la Crimée. Les anciens Grecs la disaient peuplée de barbares se livrant à des sacrifices humains ainsi qu’en témoigne l’Iphigénie en Tauride d’Euripide. [[Retour]]


[Note 27]

Les 5 et 6 juin 1832 eurent lieu, à Paris, de violentes émeutes qui débutèrent au cours des obsèques du général Lemarque, député libéral qui devait succomber au choléra. Vigny, en tant que commandant de la Garde Nationale, participera à la répression de ces émeutes. [[Retour]]


[Note 28]

Le seul Borie dont l’histoire se souvient et qui est susceptible d’être celui dont parle Moreau est Jean Borie-Cambort qui se fit remarquer durant la Terreur par son exceptionnelle cruauté ; à Nîmes, on l’aurait vu danser la farandole autour de la guillotine en action… en costume de député. [[Retour]]


[Note 29]

Pierre, François Lacenaire (1800-1836) déserteur et assassin défraya la chronique ; il eut le temps, avant d’être exécuté, d’écrire des Mémoires qui passionnèrent ou horrifièrent les Romantiques. Moreau, en ce qui le concerne, regrette qu’une telle notoriété entoure cet aventurier voleur et assassin. [[Retour]]