Hégésippe Moreau
1810 — 1838

Ernest Dupuy
Poètes et critiques
Jean Richepin
Maurice Bouchor et les lectures populaires
Hégésippe Moreau
Un professeur : Michel Jouffret
« La Suède » d’André Bellessort
Victore Giraud
André Beaunier, critique littéraire
L’évolution poétique de Paul Verlaine
Paris
Librairie Hachette et Cie,
79, boulevard Saint-Germain, 79
1913
Saint-Germain-Les-Corbeil — imp. F. Leroy
Bibliothèque Universitaire de Lille 3
91129
Hégésippe Moreau
Discours prononcé à la cérémonie d’inauguration (1910-04-1010 avril 1910)
du monument d’Hégésippe Moreau.

On ne peut oublier le mystère à la fois vulgaire et douloureux de la naissance de Moreau ; il a pesé très lourdement sur sa destinée tout entière. C’était un fils naturel : condition cruelle, s’il en fut, à une époque où, parmi tant de préjugés, se manifestait violemment l’éloignement instinctif et le mépris irréfléchi pour ce qu’on appelait avec rudesse le bâtard, même lorsque l’enfant était légitimé. Il connut donc, à certains jours, il redouta, comme le plus pénible affront, cette sorte de proscription aussi implacable qu’injuste.

Ses deux parents moururent très tôt, l’un après l’autre, le père le premier, miné par la phtisie et emporté quatre ans après la naissance57 du fils, la mère un peu plus tard : elle expira, comme devait expirer à son tour Hégésippe Moreau, dans les draps d’un lit d’hôpital. Lorsque le compagnon, devenu l’époux, fut parti, — c’était un très modeste professeur, instruit et pauvre, — la femme, pour continuer à nourrir son enfant, était entrée en condition : elle fut, pendant huit années, la domestique dévouée d’une bourgeoise de Provins. En souvenir de cette autre « servante au grand cœur », la veuve de Mme Guérard ou Mme Favier (c’est la même personne) prit pour elle la charge de faire élever le garçon : elle paya sa pension au collège d’abord, puis dans deux petits séminaires. On destinait cet écolier, très doux et brillamment doué, à la prêtrise : une influence inattendue détourna cette vocation.

Il y avait alors, dans cette antique et agréable ville de Provins, un vieillard d’un rare mérite, qui s’était fait connaître, sous l’ancien régime, par des recherches de laboratoires bien conduites et que ses compatriotes avaient élu, pour sa science et sa vertu, en qualité de député à la58 Convention Nationale. Il s’appelait Christophe Opoix. N’ayant pas voté la mort de Louis XVI, il n’était pas devenu, pour les habitants de sa ville, le Régicide, cet être terrible et maudit, cet objet d’aversion, d’horreur superstitieuse, que l’un des écrivains religieux du premier tiers du xixe, Ballanche, nous a dépeint, parqué comme un lépreux et ployant sous le faix de la malédiction sociale : on ne lit plus guère, on admirait beaucoup jadis, avec un frisson de terreur, ce tableau puissamment mélodramatique intitulé : L’Homme sans nom.

Le Conventionnel de Provins vivait assez retiré, presque toujours plongé dans ses travaux d’histoire naturelle et de psychologie, d’archéologie et d’histoire. L’orphelin contemplait de loin, avec un respect mêlé d’admiration, ce vétéran des luttes inoubliables ; puis, une fois, il regarda passer, d’un peu plus près, ce solitaire au front nu « de prophète » ; une autre fois, comme il le dit dans un vers éloquent forgé par l’indignation, il entendit qu’on l’insultait « d’une lâche risée » et, petit à petit, « ce grand débris humain » — 59c’est son expression — personnifia son idéal.

Ses classes achevées, le rhétoricien obtint, chacun le sait, d’être mis en apprentissage chez un imprimeur de l’endroit. Il y apprit, seulement à demi, le métier de compositeur. On l’aima dans cette maison ; les fils du patron l’admiraient ; la fille, Louise Lebeau, mariée bientôt, mais restée au logis de ses parents, lui témoigna, de loin comme de près, depuis le premier jour et jusqu’à l’heure où il mourut, la plus douce, la plus dévouée, la plus bienfaisante tendresse. Tout ce roman d’amour, ingénu, ardent, traversé de tourments, d’amertumes, de troubles profonds, mais jusqu’au bout demeuré idéal, a été dit et redit par les biographes : il vit encore et palpite dans les lettres écrites pendant dix ans par Hégésippe Moreau à celle qu’il nommait « sa sœur », et à laquelle il eut le droit de ne jamais donner un autre nom.

C’est dans cet atelier qu’il accomplit, — parlons plus justement — qu’il ébaucha, pour ne jamais la terminer, son éducation politique, trop sentimale. Il lisait et relisait Jean-Jacques Rousseau60. Son esprit sans timidité, mais bien plutôt aventureux et assez chimérique, engloutissait, sans trop y regarder, les formules du Contrat social. Son cœur tendre, aisément exalté, d’une sensibilité délicate, mais élégiaque, s’enivrait de mélancolie dans les pages passionnées et troublantes des Confessions. Sa verve satirique toute juvénile s’était manifestée déjà dans quelques chansons frondeuses ou effrontées. « C’est un nouveau Béranger qui vient d’éclore », disait-on. Les encouragements de l’académicien Pierre Lebrun aidant, Hégésippe partit pour Paris à la conquête de la gloire.

Il fit ce qu’il fallait pour s’en montrer digne aux Trois Journées. Il s’arma d’un fusil et, avec beaucoup d’ouvriers ou d’étudiants de son quartier conduits par quelques grognards et par les élèves de l’École polytechnique, il enleva la caserne des Suisses après une fusillade de deux heures. Il vit tomber autour de lui des blessés et des morts ; plus heureux que d’autres, il sortit du combat sans une égratignure. « Tout est terminé, — écrivait-il un peu après, — à moins61 que des ambitieux ne veuillent recueillir le fruit de cette révolution toute populaire. D’après l’esprit qui règne autour de moi, — ajoutait-il, — je puis affirmer qu’en ce cas le despotisme ne serait pas plus fort au Palais-Royal qu’aux Tuileries. »

Il prenait donc l’engagement de s’insurger contre tout retour d’oppression, et cet engagement, il le tint avec quelques républicains candides de son espèce, sur de nouvelles barricades, les 1832-06-055 et 1832-06-066 juin 1832. Sans armes cette fois, comme ce capitaine à la canne de jonc du récit d’Alfred de Vigny, il s’exposa au feu avec un flegme très voisin du désespoir, en homme à qui pèse la vie. Depuis près de deux ans, il n’avait presque pas cessé d’être aux prises avec la misère. Pendant l’hiver de 1830, il écrivait à l’un de ses amis : « J’éprouve quelque embarras pour vous donner mon adresse : qui peut savoir où je coucherai demain ? » En 1831-04avril 1831, il avait pris le parti d’essayer du métier de maître d’études : il avait là, plus encore qu’ailleurs, montré son incapacité. En 18321832, lorsque le choléra avait envahi tout Paris, terrifiant un million d’hommes, 62 il avait cru inaugurer une nouvelle forme de suicide en prenant place dans le lit d’où l’on venait de retirer un mort, victime du fléau. Il ne put réussir, comme il disait, à se donner « la peste ». Au début de l’année 18331833, il revenait à l’hôpital, très gravement atteint, et il y demeurait, dans le plus lamentable état, pendant deux mois entiers.

En voyant ce jeune homme de vingt-deux ans, imprévoyant et maladroit, tombé dans cette détresse, certains commentateurs de sa vie et de ses ouvrages se sont moins avisés de le plaindre que de le blâmer. N’était-ce, pas le châtiment de sa nature ombrageuse ? Et ne s’était-il pas complu à dérouter, à décourager tout à fait ceux qui ne demandaient qu’à être ses tuteurs ? Sainte-Beuve est admirable : ce n’est pas sur Moreau qu’il s’apitoie, c’est sur M. Lebrun. Mais de qui donc, si ce n’est de Lebrun lui-même, le critique des Lundis tenait-il le détail sur une visite ajournée pour ne pas montrer des « blas bleus » ? Et quel autre aurait pu décrire, en les raillant ou tout au moins en les jugeant injurieux, ce « dédain » de la bienveillance, cette « peur »63 de la « protection » chez l’artisan devenu maladif, chez le farouche et famélique auteur, tout aussi défiant, — lorsqu’on lui laissait entrevoir le collier, — que le loup du bon La Fontaine ? N’est-ce pas ici le cas de redire le mot assez amer mais vrai du moraliste ? « On voit aussi des bienfaiteurs ingrats. »

Heureusement pour le poète, il avait de vrais amis. Au printemps de 1833-041833, dans le commencement d’avril, par des journées d’une exceptionnelle douceur, il s’était mis en marche, si faible qu’il fût encore, et, à pied, sans argent, quêtant en route un peu de pain et obtenant parfois, de village en hameau, une soupe pour son repas, il s’était, lentement, péniblement, acheminé vers les campagnes de la Brie. Il s’était arrêté presque au terme de son voyage, à la ferme de Saint-Martin, auprès du jeune couple des Guérard qui l’avaient retenu. Chez ces braves gens, si simplement et si cordialement hospitaliers, sur le plateau fertile et verdissant, balayé d’air pur, pénétré de fine lumière, il retrouva bientôt les forces, la santé, la belle64 humeur, la joie de respirer plus librement et le besoin d’écrire encore ou, pour mieux dire, de chanter. Il descendit jusqu’aux pentes herbeuses où se déroule au grand soleil, avec un murmure léger, et en étincelant parfois comme un beau ruban d’argent neuf, le mince courant d’eau de la Voulzie ; il revit les monuments de Provins et ses ruines, le donjon du vieux château fort, la coupole de Saint-Quiriace, les murailles de la cité, élevées par les comtes de Champagne et de Vermandois après qu’ils furent revenus de l’aventure des Croisades, les tours carrées et rondes alternant, les larges pans de remparts impérialement drapés de lierre toujours vert et ponctués, comme certains tapis de l’Orient, par le safran ou l’incarnat des fleurs de pariétaires : il se crut rentré au pays pour ne plus en sortir.

L’on sait comment il fonda à Provins une publication périodique en vers, une autre Némésis, le Diogène, comment il dut, après s’être battu en duel, porter son journal à Paris, comment l’entreprise sombra, comment le pamphlétaire retomba dans la misère noire, et65 jusqu’à quel point il souffrit de la cruauté du vieil Hiver, qu’un autre poète a si justement appelé « tueur de pauvres gens », et comment, toutefois, au retour de la belle saison, ayant élu domicile dans un vieux hêtre, près de la mare d’Auteuil, il trouvait encore dans son imagination de riantes couleurs pour égayer son dénûment et pour jouir à peu de frais du seul « luxe » de la nature. « Je vis heureux, écrivait-il. On m’a payé une romance vingt francs, c’est l’opulence. Trois sous de pain, deux sous de lait, telles sont mes dépenses de chaque jour. »

Ces dépenses, plutôt modestes, il ne gagnait pas toujours de quoi seulement y suffire. Il écrivait pour le Journal des Demoiselles, pour le Journal des Enfants, pour la Psyché, de courts récits délicieux. Il les ciselait avec lenteur, comme des joyaux rares. Les dames qui rédigeaient ces journaux daignaient, de temps en temps, contenir quelque peu leur flux de prose intarissable pour faire place au Gui de Chêne, au Neveu de la fruitière ou aux Petits souliers.

Mais, d’après le bilan de l’un de ces journaux,66 un autre pauvre hère a calculé que les contes d’Hégésippe Moreau avaient dû lui être payés, lorsqu’ils le furent toutefois, au tarif maximum de cinq centimes la ligne. Et c’est pourquoi, sur la fin de sa vie, il fut heureux de pouvoir revenir à sa besogne d’artisan. On l’accepta, chez l’éditeur Béthune et Plon, en qualité de correcteur d’épreuves : à sa grande surprise, son travail ne fut pas ravalé et rebuté finalement, comme il l’avait été ailleurs. Il gagna quatre francs par jour : son dîner lui coûtait un franc. Il n’avait plus à se préocupper d’attendre sans espoir le pain porté au bec par quelque corbeau nourrisseur comme celui d’Élie. Mais tout son corps était déjà usé ; il dut reprendre le chemin de l’hôpital. Il y dormit, il y souffrit encore un peu de temps, il y mourut. On s’émut, reconnaissons-le, et l’on s’indigna sur sa tombe.

C’est au lendemain de la mort que s’opère, pour la poèsie, le départ, entre l’œuvre qui doit survivre, et l’œuvre, qui, malgré les apparences, ou en dépit parfois de l’opinion, ne survivra pas, parce qu’elle n’a jamais67 vécu. Ce jour-là, des renommées s’écroulent, comme une muraille de terre et de plâtre s’effondre, d’elle-même, aux heures de l’innondation. Et l’on voit émerger du sol, plus d’une fois, quelque durable ouvrage d’art que beaucoup ignoraient et qui fixe à jamais l’admiration de ceux qui s’y connaissent. Comme les auteurs d’épigrammes de l’Anthologie grecque, Hégésippe Moreau, pour avoir seulement écrit quelques pages de prose d’une exquise délicatesse et quelques pièces poétiques d’un sentiment sincère, d’un accent pénétrant, d’une forme achevée dans sa simplicité souveraine, est entré dans le groupe glorieux des poètes incontestés, de ceux qu’on relira, qu’on aimera toujours. son nom brille déjà depuis soixante-dix années, et il n’a pas subi d’éclipse. Il continuera à traverser les espaces du temps, et le doux bruit des vers, qui ont chanté le bon cœur de la jeune et belle fermière ou la fraîcheur des flots de la Voulzie, ne cessera pas de frémir sur les lèvre des hommes.68



Valid HTML 4.01!