Je reviens de Provins, et j’ai rapporté avec moi le murmure de sa
Voulzie et le parfum de ses roses : c’était le meilleur souvenir que
cette petite ville de la Brie pût me laisser en partant. Mais je les savourerai
longtemps, ces fleurs que Thibaut de Champagne conquit en Palestine, et je les
aimerai toujours ! Quand elles auront perdu leurs fraicheurs 5nacrées, je les mettrai dans un petit coin de la
mansarde, d’où elle m’enivreront encore, car les roses de Provins
sont sœurs des roses de Sadron ; la vieillesse leur donne une jeunesse
nouvelle, plus pénétrante et plus douce, et, si les fleurs ont un langage,
celles-là me parleront quelquefois, car je n’ai vraiment fait à la
Voulzie, qu’eussent rêvée Tibulle, Théocrite, Moschus et que chanta
Hégésippe Moreau, qu’un court pélerinage. Au pas du chemin de fer,
j’ai passé sur ses rives, et c’est avec la rapidité des heures que
j’ai conversé avec la
Fermière :
l’aube matinale me souriait encore quand est tombé le
soir. Cependant, pauvre et grand poëte, j’ai recueilli les derniers cris
de ta voix et les dernières larmes de ceux qui te furent chers ; j’ai
revu les feuillages dont tu cherchais l’ombre et les coteaux dont tu
aimais les sentiers ; j’ai6 monté
l’escalier poudreux de l’imprimante petite et proprette
et
j’ai touché les espaces
1
sacrées sur lesquelles tu jetas tes premiers vers. J’ai serré les mains
que tu baisais, et, ne retrouvant pas ta Sœur
que tu as revue dans un
monde plus lumineux et plus juste, je suis allé m’incliner sur sa
tombe. Voilà les souvenirs et les respects qui m’inspirent !
Hégésippe Moreau, se développant de cœur et d’esprist dans ce pays de
Provins, y prit la saveur fine, délicate et exquise de son génie. Il dut au
parfum des roses le parfum de ses vers ; au caractère aimant de ses
bienfaiteurs, la tendresse de ses inspirations ; à la verve, à la gaieté de ses
concitoyens adoptifs, le charme de ses Contes ; à tout ce qui
l’entourait, la conception, l’expression et l’originalité de
ses œuvres. Il dut tout cela ;7 mais depuis il a
tout payé avec usure par la gloire et par la souffance. Cependant le génie du
poëte a d’autres reflets que ceux que nous lui savons. Dans le diocèse de
Meaux, Hégésippe Moreau n’est pas connu pour ses Satires ; dans les
presbytères, où sa mémoire est honorée, on récite de lui deux pièces 2 assez mauvaises qui le mettraient à la hauteur
de Thomas, l’académicien des Éloges,
s’il n’était,
au-dessous de Lamartine et de Victor Hugo, le frère en poésie d’Alfred de
Musset. Si ces deux pièces ne dataient de l’extrême jeunesse de
l’auteur, je solliciterais pour elles la plus vive indulgence ; mais
c’est un séminariste de dix ans qui les écrivit, et si je les transcris
ici, c’est pour engager les anciens camarades d’études du poëte à
relire le Myosotis.
8
Ces vers ne présagent rien, mais c’est une date : ils ont
l’accent navrant d’une époque10 qui
s’en va, et on croit pressentir celle qui vient avec un cri
d’espérance. Mais ce n’est pas encore à ces deux inspirations
funèbres que Moreau doit sa popularité parmi les prêtres du département de
Seine-et-Marne, qui l’ont connu à Meaux ; on se rappelle de lui un
petit poëme héroï-comique, malheureusement perdu, intitulé la
Déculottade,
et sur lequel l’abbé Grabut, dont le poëte a fait rimer
le nom dans son Diogène,
comme un signe de reconnaissance, tira un
horoscope chez aux Muses. Hégésippe Moreau était toujours dans sa dixième
année, et c’est vraiment pénible et regrettable de ne plus posséder que
dans sa mémoire infidèle ces petits couples malicieux et piquants qui eurent
alors le succès de Vert-Vert
: ils nous auraient aidé à affirmer
encore l’originalité instinctive du Myosotis.
18
Mais pendant que je m’alarme sur l’œuvre de Moreau, égarée à sa
première inspiration, d’autres s’attristent de la sollicitude
pieuse avec laquelle je réunis les admirations, les sourires, les pleurs, les
sympathies et les regards qui peuvent honorer sa mémoire. Ceux-là, cependant,
se disent des amis du poëte ; ils étaient ses contemporains
autrefois ; aujourd’hui, il ne peuvent le supporter : à les
entendre, ce pauvre garçon avait tous les défauts imaginables, parce qu’à
vingt-huit ans il avait fait son chemin dans les Lettres. Mais, pour en venir
là, il n’avait pas, comme vous, joué à la Bourse, escompté les salons et
les boudoirs ; il ne s’était pas momifié dans les sinécures, sous
les caresses dès Laïs au rabais. Comme vous, il ne chanta pas les jupons roses
et les cheveux parfumés d’amarante, et les paniers, et les brodequins de
la Camargo.12 Il ne se fit pas
l’historiographe des baisers de Ninon, ni des soupers fins
d’Adrienne Lecouvreur avec messieurs de la maréchaussée de Paris, qui
dépensaient vingt mille livres pour un déjeuner. Il ne crut pas à ces
éblouissements de contrebande, à ces libertinages d’imagination, à ces
niaiseries de sentiment. Il ne s’arrêta pas dans ces régions
malsaines ; il ne respira pas cette atmosphère écœurante, et il conserva
son génie dans sa virilité littéraire. Cependant, il dut souvent réfléchir sur
ces esprits en faillite, réduits à faire du scandale ou du métier, à rire de
leurs premiers bonheurs, et, comme Cagliostro, parlant un soir aux beaux
esprits de son temps, Moreau put leur dire : Toutes ces
paperasses-là, messieurs, sont bonnes à faire des cerfs-volants qui vous
tueront, en faisant sur vos têtes descendre la foudre.
Mais le poëte13 n’était pas méchant : la bonté était
l’âme de son âme, et ces pronostics n’allaient pas à ses
lèvres. Devant la tendresse et la sympathie qui s’attachent à ce nom
malheureux et sacré, on ne comprend guère ces récriminations posthumes. Elles
seraient inconvenantes si elles n’étaient injustes. Et il me semble que
ces contemporains d’autrefois rajeuniraient sûrement leur muse
aujourd’hui s’ils l’exerçaient au silence. Mais je sais que
l’impuissance engendre la haine, qu’il est des esprits qu’on
ne sait pas convaincre et des cœurs qu’on ne peut pas toucher. Il ne nous
reste donc qu’à rire de ces colères et de ces indulgences, et à engager
ces messieurs à relire le Serpent et la Lime.
Or, pendant qu’ils
épèlent leur jugement, voilà le flot du siècle qui jette au rivage quelques
branches de laurier, quelques fleurs de myosotis. C’est moi14 qui ai eu le bonheur de les recueillir, et les voici
avec leur jeunesse, leur éclat et leur parfum.
Quand Hégésippe Moreau publia, en 1838, ses petits Contes et petits
Vers,
il fut très-contrarié de voir un éditeur intraitable faire d’un
livre, qui avait l’accent et les passions de la haute littérature, un
volume pour les enfants. Or, il fallut en bannir les espiègleries les plus
légères, les soliloques naïfs, attendris, de madame du Tillet, la Femme
sensible,
et la déception touchante, malheureuse du poëte, qui trouva un
jour, dans son lit, sa petite chienne Mignonette à la place d’une
maîtresse adorable. Cependant, il n’y avait rien d’immoral ni de
déshonnête dans ces petites ironies qui s’appellent des contes, où Moreau
jeta sa gaieté, ses grâces et ses plus fines couleurs. Ces histoires sont15 de petits tableaux où le cœur humain se développe
comme un paysage à mesure que le soleil se lève et que le ciel
s’éclaircit. Dans ces pastels délicats, on retrouve les éléments
d’un drame plus vaste, si le poëte, méconnaissant ses facultés
synthétiques, eût voulu l’élargir. La Femme sensible
n’est
que le canevas d’un amour bourgeois en province : l’action
est pénétrée de ces ferveurs inavouées qui brûlent dans l’ombre,
s’éteignent à la lumière, et donnent à l’adultère mental un air de
vertu mystique et séduisante. Si Moreau se plaisait dans ces cadres étroits,
c’est qu’il aimait à contempler la pensée humaine dans sa force. Le
poëte, par la gracilité de ses formes, la délicatesse de ses organes, la
puissance de son crâne, l’ampleur de sa tête, la clarté profonde de ses
yeux, avait tous les instincts du drame rapide16
et intense. C’était le foyer concave qui attire les rayons pour les
rejeter autour de lui avec une douceur et une sérénité divines. Quand
l’âme se recueille ainsi dans la lumière, elle a toujours le verbe noble
et beau, l’accent sympathique et vainqueur, le rhythme ample et
l’éclat magique de l’alto. Alors elle évoque sincèrement :
la Beauté, l’Amour, la Douleur lui parlent avec la voix, et c’est
dans ces visions-là qu’Hégésippe Moreau fut immortel et heureux.
Je ne veux pas dire que ces Œuvres inédites
du poëte soient des
révélations vivement accentuées de son âme, mais elles ont le reflet calme et
pur des crises glorieuses de son génie. Hégésippe Moreau se retirait dans ces
légendes fraîches et souriantes comme sous les peupliers de la Voulzie dans le
jours brûlants. Que les Lettres doivent se trouver17 heureuses de ces découvertes récentes, dans
lesquelles l’esprit du Myosotis
prend des formes plus piquantes et
moins personnelles ! Dans les Contes que nous connaissions
d’Hégésippe Moreau, dans le Gui de chêne
surtout, il y a une corde
intime en vibration qui charme trop les oreilles pour essayer d’en
étudier les sons ; dans la Souris blanche,
il y a une allusion
douloureuse qui saisit le cœur ; partout il y a le cri du poëte qui
souffre. Maintenant, tout est changé dans l’accent, Quoiquequoique la forme soit toujours pure, lumineuse
et élevée, le conteur s’arrête aux nuances de la vie réelle ; il
peint avec plus de sincérité les sentiments humains, et il a comme le
pressentiment des inquiétudes sociales qui nous agitent. Je n’analyserai
pas son sourire moqueur et sceptique qui se cache sous un voile
inutile : c’était l’effet de la maladie qui tue18 les plus saintes croyances. Cependant Hégésippe
Moreau avait des rajeunissements soudains, et la Foi, quelquefois, le
réchauffait sous son aile. Alors, sans cesser d’être simple, naïf et
presque enfant, le poëte s’élevait sur un souffle héroïque, et il mêlait
aux sentiments légendaires de sa muse les plus hautes inspirations de la
Patrie. Jeanne d’Arc, éclairée des lumières de l’Histoire, ne
devenait pour lui qu’un symbole, qu’un mot d’ordre, que le
qui vive !
de la Liberté depuis quatre siècles en France !
Dans Jeanne d’Arc,
Hégésippe Moreau n’a pas le mérite de
l’annaliste, il raconte une tradition nationale, et dans quelques pages
il dit ce que tant d’autres ont mis dans des volumes. Or, l’intérêt
s’accentue à mesure qu’il se concentre. Cependant le poëte
n’a pas dédaigné la couleur ; il se rattache même à l’école
de l’histoire19 descriptive, qui laisse au
lecteur le soin de faire la philosophie des faits. La Jeanne d’Arc
d’Hégésippe Moreau devrait être apprise par tous les enfants ;
elle porte en elle ce qui fait les hommes et les citoyens :
l’amour de la justice et la haine de l’étranger. Auprès de ces
pages héroïques, se trouvent quelques lettres qui nous semblent la joie, le
charme et l’honneur de ce livre. Plusieurs d’entre elles ne sont
que de simples billets, mais ces billets sont des bulletins de victoire. Or,
voici la légende :
Moreau n’écrivait guère, dans ce monde, qu’à deux personnes,
parce qu’elles seules savaient le comprendre : Madame Guérard,
appelée depuis la Fermière
et Louise Lebeau. On sait déjà combien ces
trois natures si fines, si déliées, si sincères, devaient
s’estimer. C’est dans ces entretiens que le poëte20 se révèle avec ses désespoirs et ses
rayonnements. Les lettres à Louise Lebeau ont un caractère plus tendre
peut-être que les autres. C’est la sympathie des deux natures, la
sensibilité des deux organismes et les perfections morales des deux âmes qui
les distinguent. On y voit un amour pur, noble et divin sous les gazes légères
et les badinages respectueux. Quelquefois on sent l’enthousiasme y
répandre ses bienfaisantes ardeurs. Moreau, dans ses billets, est d’une
chasteré, d’une modestie et d’une sincérité éprouvées. Il a la
verve, l’entraînement, la rapidité, la mélancolie, la prière, le
découragement et l’espérance ; il a la vie ; il cause
légèrement, doucement, franchemement ; il parle du printemps et de sa
mansarde, de la gloire et de ses vers, du malheur et de son courage
renaissant. Puis il se complaît dans des tendresses ineffables.21 Il est heureux de dire qu’il a besoin
d’aimer et qu’il aime : Ma sœur, je vous aime par
respect, par devoir, par reconnaissance.
Puis il se croit tout
permis ; il aime ; on va tout lui pardonner. Et il raconte ses
visites, ses déceptions, ses fredaines. Comme une alouette, il s’élève de
la bruyère dans l’azur et s’enivre en chantant, mais il chante sous
le soleil et dans l’orage, et toujours on sent une timidité honnête et
mystique dans sa voix. Ces accents, ces essors sont naturels chez
Moreau : il s’amuse, il joue, il pleure ; mais ne lui en
faisons pas de reproches : ce sont les mœurs de son pays. Cependant, il
jette quelquefois des cris navrants, à déchirer le cœur. C’est malgré lui
que ces cris-là retentissent. Il souffrait tant qu’il ne
s’appartenait plus. Mais, sur ces désolations, passe tout à coup un rayon
consolant et léger, et la22 joie bat de
l’aile, et l’espérance sourit encore avec grâce, susurri
lenes.
Ces lettres à Louise Lebeau sont une révélation capitale :
elles honorent celle qui les reçut et celui qui les écrivit. Elles complètent,
elles achèvent ce que la Légende avait commencé, ce que la Postérité avait
inspiré d’avance :
Lorsque le poëte écrit à Madame Guérard, il a un accent moins attendrissant
peut-être, plus fier, plus humain, mais il est toujours distingué, bon et
reconnaissant. Son cœur ne peut pas trahir son âme honnête. Avec la fermière,
Hégésippe Moreau devient fermier d’une petite rente de 300 francs
par année, qui lui permettra de se placer à Paris. Mais il n’y arrivera
que difficilement, après les journées de Juillet où il se battit en
mauvais23 tireur, comme disait, dans le
Temps,
Louis Ulbach. Mais aussi le charmant écrivain, l’excellent
professeur de style épistolaire ! Madame Guérard, qui avait pour
Hégésippe Moreau toutes les caresses d’une mère, ne négligeait pas ses
débuts. Elle seule, avec Louise Lebeau, savait l’apprécier ; aussi
elle recevra, comme la sœur du poëte, les pièces du Myosotis,
pour les
lire, les discuter, les critiquer, les honorer ou les déchirer. Moreau a
confiance en elles. Or, la Fermière
reçut un jour
l’Ode à Bordeaux ;
on y
lisait :
Mais le poëte se ravisa : Madame Guérard comprendra sans peine,
écrivit-il en marge,24 qu’il n’est
pas nécessaire, malgré cette demande, de m’envoyer des moutons par la
poste.
Et aussitôt arriva la réponse de la fermière : Mon cher
enfant, je ne vous envoie pas deux moutons, mais deux louis ;
d’ici à quelques jours vous en recevrez encore trois, si vous êtes
toujours bien sage et charmant.
Voilà le poëte vaincu ; voilà une
malice délicieuse, enjouée, spirituelle, qui le sauve. Peut-être ce jour-là,
une couple de moutons l’eût réchauffé dans sa mansarde.
Quoique Moreau n’ait guère écrit q’à ces deux personnes, il
n’oubliait pas les autres qui étaient au pays. S’il
s’adressait aux femmes, c’est parce qu’il trouvait là plus de
tendresse qu’ailleurs ; mais, pour ne blesser personne, il mettait
toujours au bas de ses lettres : Il va de soi que la moitié de ces
compliments d’adressent à ceux qui vous sont25 chers ;
ou encore : comme
c’est vous, madame Guérard, qui m’envoyez mon linge, c’est
votre nom qui tombe naturellement sur l’adresse de mes réponses ;
cependant mes lettres, cela va sans dire, s’adressent de moitié à
M. Guérard, que je ne nomme pas.
Une autre fois, c’est un ami de
Paris qui envoie son tailleur chez le poëte ; aussitôt Moreau dut
répondre : Mon cher ami, votre tailleur est un grand homme ;
il a lu mes vers et il m’a dit :
À une lettre aussi délicate, on ne pouvait
échapper. Aussi Moreau tint-il parole. J’ai sous les yeux le billet
qu’il souscrivit et qu’il acquitta. On spécifie même
Ah ! poëte, vous aurez
mille fois plus de talent avec le neuf qu’avec le vieux. Travaillez et
voyez les journaux, vous me direz si j’ai pensé vrai. Je connais,
monsieur, des pantins de vingt ans que j’habille à l’abonnement,
qui n’ont ni cervelle, ni sou, ni maille (mais leurs parents payent pour
eux) et qui posent comme des prodiges. Prônés, fêtés, choyés,26 ils sont heureux. Ah ! monsieur Moreau, vous
voilà habillé, soyez riche.
Eh bien ! mon cher ami, votre tailleur a
vu le mal, et il me semble si aimable, si pénétré, si intelligent, qu’il
ne refusera pas d’accepter de moi un billet, si vous le cautionnez. Il me
sera plus facile d’accepter ce service-là de vous maintenant, surtout que
je suis un homme bien habillé, que de vous voir payer pour moi 115 francs
tout au long et sur-le-champ.cinq francs de diminution sur la somme totale pour un exemplaire du
C’était en avril 1838, et c’est
Sainte-Marie Marcotte qui, encore ce jour-là, se porta caution pour le
poëte.Myosotis
.
Ce trait me ramènerait bien sur le carac-27tèrecaractère
d’Hégésippe Moreau, qui a été plusieurs fois mal compris. Mais il me
dispense d’insister. J’ai réuni ailleurs, dans un livre 3 que de hautes sympathies littéraires ont
honoré, les éléments d’une légitime défense. Ici, je n’ai essayé de
faire connaître le poëte que dans l’intimité de son cœur, et le conteur
dans l’espiéglerie innocente et la naïveté souffrante de ses histoires.
Je crois qu’on trouvera dans ces pages dont l’authenticité
(j’en apporte les preuves) est irrécusable, des aperçus piquants et
nouveaux sur les habitudes et le génie de l’écrivain. C’est un
Moreau inédit
qui vaut, sous la lumière où il faut le prendre, celui que
l’on admire et que l’on aime. Ce Moreau
est bien celui dont
Pline le jeune eût écrit : Il a fait des petits contes dans lesquels
il raille, il badine, il est amoureux, il se plaint, il soupire, il se
fâche.
Et c’est celui qu’il nous28
fallait. Aujourd’hui que les Muses pleurent les Gaulois, elles se
consoleront peut-être sur tant de souvenirs. Cependant Hégésippe Moreau ne
vivait pas avec ces libertinages naïfs et ces rêveries pures ; il
s’élevait dans les régions plus hautes et plus sereines aux grands
moments de l’existence ; il s’éleva surtout à la
mort. C’était le 19 décembre 1838, il était minuit, l’infirmier
passait avec sa lampe fumeuse au chevet des malades et faisait sa ronde. Arrivé
au nº 12, il s’arrêta : le nº 12 râlait du
râle des mourants. L’infirmier courut chercher une Ursuline qui arriva
aussitôt. Ils demandèrent au poëte s’il souffrait beaucoup ; mais
lui ne répondit pas : un sourire brilla sur ses lèvres pâles, et ce fut
tout. Puis, comme on essayait de le dresser, il se tourna vers l’Ursuline
en lui disant : Ma sœur, laissez-moi dormir.
On le recoucha. Il
avait les yeux purs et semblait regarder le firmament qui avait pris des
étoiles cette nuit-là. Vingt minutes après on tira les rideaux sur Hégésippe
Moreau. Il était mort, et voilà ce qui me fit écrire un jour sur le tombeau du
poëte :
C’est avec une piété attendrie que j’ai recueilli ces pages souffrantes de Moreau et ces cris navrants qu’il adressa à M. Alfred de Vigny : le nouveau Chatterton tenait levé sur son estomac vide
J’ai frémi en lisant ces vers d’Hégésippe Moreau, parce que j’ai appris, à la rude école par où il passa, que les Sainte-Marie Marcotte sont des épis d’or que les poëtes ne glanent pas tous les étés, et je crois que la Providence nous les donne quand il faut que le Beau proteste vis-à-vis de l’Égoïsme au nom de ses droits les plus divins. De cette existence et de cette œuvre inachevées, on doit tirer la conclusion que, pour dormir avec douceur sur un matelas d’hôpital, il ne faut jamais, dans sa vie, sacrifier que sur deux autels : la Reconnaissance et l’Honneur !
Biographies, études…;