Œuvres inédites
avec introduction et notes par Armand Lebailly
1863

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Introduction

Je reviens de Provins, et j’ai rapporté avec moi le murmure de sa Voulzie et le parfum de ses roses : c’était le meilleur souvenir que cette petite ville de la Brie pût me laisser en partant. Mais je les savourerai longtemps, ces fleurs que Thibaut de Champagne conquit en Palestine, et je les aimerai toujours ! Quand elles auront perdu leurs fraicheurs 5nacrées, je les mettrai dans un petit coin de la mansarde, d’où elle m’enivreront encore, car les roses de Provins sont sœurs des roses de Sadron ; la vieillesse leur donne une jeunesse nouvelle, plus pénétrante et plus douce, et, si les fleurs ont un langage, celles-là me parleront quelquefois, car je n’ai vraiment fait à la Voulzie, qu’eussent rêvée Tibulle, Théocrite, Moschus et que chanta Hégésippe Moreau, qu’un court pélerinage. Au pas du chemin de fer, j’ai passé sur ses rives, et c’est avec la rapidité des heures que j’ai conversé avec la Fermière : l’aube matinale me souriait encore quand est tombé le soir. Cependant, pauvre et grand poëte, j’ai recueilli les derniers cris de ta voix et les dernières larmes de ceux qui te furent chers ; j’ai revu les feuillages dont tu cherchais l’ombre et les coteaux dont tu aimais les sentiers ; j’ai6 monté l’escalier poudreux de l’imprimante petite et proprette et j’ai touché les espaces 1 sacrées sur lesquelles tu jetas tes premiers vers. J’ai serré les mains que tu baisais, et, ne retrouvant pas ta Sœur que tu as revue dans un monde plus lumineux et plus juste, je suis allé m’incliner sur sa tombe. Voilà les souvenirs et les respects qui m’inspirent !

Hégésippe Moreau, se développant de cœur et d’esprist dans ce pays de Provins, y prit la saveur fine, délicate et exquise de son génie. Il dut au parfum des roses le parfum de ses vers ; au caractère aimant de ses bienfaiteurs, la tendresse de ses inspirations ; à la verve, à la gaieté de ses concitoyens adoptifs, le charme de ses Contes ; à tout ce qui l’entourait, la conception, l’expression et l’originalité de ses œuvres. Il dut tout cela ;7 mais depuis il a tout payé avec usure par la gloire et par la souffance. Cependant le génie du poëte a d’autres reflets que ceux que nous lui savons. Dans le diocèse de Meaux, Hégésippe Moreau n’est pas connu pour ses Satires ; dans les presbytères, où sa mémoire est honorée, on récite de lui deux pièces 2 assez mauvaises qui le mettraient à la hauteur de Thomas, l’académicien des Éloges, s’il n’était, au-dessous de Lamartine et de Victor Hugo, le frère en poésie d’Alfred de Musset. Si ces deux pièces ne dataient de l’extrême jeunesse de l’auteur, je solliciterais pour elles la plus vive indulgence ; mais c’est un séminariste de dix ans qui les écrivit, et si je les transcris ici, c’est pour engager les anciens camarades d’études du poëte à relire le Myosotis.8

Sur la maladie de M. Sassinot
Directeur du petit séminaire de Meaux.
L’abîme du malheur s’entr’ouvre sous nos pas
Referme-le, grand Dieu, ne nous y plonge pas.
S’il faut une victime à ta juste colère,
Je suis prêt à mourir pour sauver notre père
Tu voulais le frapper, mais arrête un moment,
Daigne m’immoler seul à ton ressentiment.
Quoi donc, tu puniras ton ministre fidèle,
Lui qui pour ta grandeur est enflammé de zèle ?
Laisse-le vivre encor ; hélas ! s’il n’était plus,
Qui pourrait nous frayer le sentier des vertus ?
Qui saurait, comme lui, de tes livres sublimes
Imprimer dans nos cœurs les divines maximes ?
Qui pourrait, en deux mots, y faire chaque jour
Croître de plus en plus le feu de ton amour ?
Daigne être enfin touché de ma persévérance,
Au nom de Jésus-Christ, j’implore ta clémence.
Sur la mort du même.
Mes yeux sont dessillés, et je vois, sans nuages,
Je vois l’Être suprême, à qui tout rend hommage,
Je le vois sur un trône élevé dans les cieux.
9 Toujours l’écho puissant des célestes portiques
Retentit de cantiques
Chantés en son honneur par tous les bienheureux.
Environné de feux, de gloire et de lumière,
Ce Dieu voit à ses pieds les princes de la terre,
Il lit dans leur pensée, il punit leurs forfaits.
Du juste qu’on opprime, embrassant la défense,
Il couvre l’innocence
D’un bras qui du méchant veut repousser les traits.
Mais quel est ce mortel qui comme un autre Élie,
Prend un rapide essor vers la sainte patrie ?
Oh ! quel char radieux et quelle majesté !
Des brûlants séraphins j’aperçois la phalange
Guidant le nouvel ange
Au céleste séjour de la félicité.
C’est Sassinot ! quel jour de joie et d’allégresse !
O bardes, que vos chants le célèbrent sans cesse ;
Adressez-lui vos vœux, habitants d’ici-bas ;
Et vous, jeunes enfants, vous à qui ce bon père
Vient d’ouvrir la carrière,
Ne pleurez plus sur lui, mais marchez sur ses pas.

Ces vers ne présagent rien, mais c’est une date : ils ont l’accent navrant d’une époque10 qui s’en va, et on croit pressentir celle qui vient avec un cri d’espérance. Mais ce n’est pas encore à ces deux inspirations funèbres que Moreau doit sa popularité parmi les prêtres du département de Seine-et-Marne, qui l’ont connu à Meaux ; on se rappelle de lui un petit poëme héroï-comique, malheureusement perdu, intitulé la Déculottade, et sur lequel l’abbé Grabut, dont le poëte a fait rimer le nom dans son Diogène, comme un signe de reconnaissance, tira un horoscope chez aux Muses. Hégésippe Moreau était toujours dans sa dixième année, et c’est vraiment pénible et regrettable de ne plus posséder que dans sa mémoire infidèle ces petits couples malicieux et piquants qui eurent alors le succès de Vert-Vert : ils nous auraient aidé à affirmer encore l’originalité instinctive du Myosotis.18

Mais pendant que je m’alarme sur l’œuvre de Moreau, égarée à sa première inspiration, d’autres s’attristent de la sollicitude pieuse avec laquelle je réunis les admirations, les sourires, les pleurs, les sympathies et les regards qui peuvent honorer sa mémoire. Ceux-là, cependant, se disent des amis du poëte ; ils étaient ses contemporains autrefois ; aujourd’hui, il ne peuvent le supporter : à les entendre, ce pauvre garçon avait tous les défauts imaginables, parce qu’à vingt-huit ans il avait fait son chemin dans les Lettres. Mais, pour en venir là, il n’avait pas, comme vous, joué à la Bourse, escompté les salons et les boudoirs ; il ne s’était pas momifié dans les sinécures, sous les caresses dès Laïs au rabais. Comme vous, il ne chanta pas les jupons roses et les cheveux parfumés d’amarante, et les paniers, et les brodequins de la Camargo.12 Il ne se fit pas l’historiographe des baisers de Ninon, ni des soupers fins d’Adrienne Lecouvreur avec messieurs de la maréchaussée de Paris, qui dépensaient vingt mille livres pour un déjeuner. Il ne crut pas à ces éblouissements de contrebande, à ces libertinages d’imagination, à ces niaiseries de sentiment. Il ne s’arrêta pas dans ces régions malsaines ; il ne respira pas cette atmosphère écœurante, et il conserva son génie dans sa virilité littéraire. Cependant, il dut souvent réfléchir sur ces esprits en faillite, réduits à faire du scandale ou du métier, à rire de leurs premiers bonheurs, et, comme Cagliostro, parlant un soir aux beaux esprits de son temps, Moreau put leur dire : Toutes ces paperasses-là, messieurs, sont bonnes à faire des cerfs-volants qui vous tueront, en faisant sur vos têtes descendre la foudre. Mais le poëte13 n’était pas méchant : la bonté était l’âme de son âme, et ces pronostics n’allaient pas à ses lèvres. Devant la tendresse et la sympathie qui s’attachent à ce nom malheureux et sacré, on ne comprend guère ces récriminations posthumes. Elles seraient inconvenantes si elles n’étaient injustes. Et il me semble que ces contemporains d’autrefois rajeuniraient sûrement leur muse aujourd’hui s’ils l’exerçaient au silence. Mais je sais que l’impuissance engendre la haine, qu’il est des esprits qu’on ne sait pas convaincre et des cœurs qu’on ne peut pas toucher. Il ne nous reste donc qu’à rire de ces colères et de ces indulgences, et à engager ces messieurs à relire le Serpent et la Lime. Or, pendant qu’ils épèlent leur jugement, voilà le flot du siècle qui jette au rivage quelques branches de laurier, quelques fleurs de myosotis. C’est moi14 qui ai eu le bonheur de les recueillir, et les voici avec leur jeunesse, leur éclat et leur parfum.

Quand Hégésippe Moreau publia, en 1838, ses petits Contes et petits Vers, il fut très-contrarié de voir un éditeur intraitable faire d’un livre, qui avait l’accent et les passions de la haute littérature, un volume pour les enfants. Or, il fallut en bannir les espiègleries les plus légères, les soliloques naïfs, attendris, de madame du Tillet, la Femme sensible, et la déception touchante, malheureuse du poëte, qui trouva un jour, dans son lit, sa petite chienne Mignonette à la place d’une maîtresse adorable. Cependant, il n’y avait rien d’immoral ni de déshonnête dans ces petites ironies qui s’appellent des contes, où Moreau jeta sa gaieté, ses grâces et ses plus fines couleurs. Ces histoires sont15 de petits tableaux où le cœur humain se développe comme un paysage à mesure que le soleil se lève et que le ciel s’éclaircit. Dans ces pastels délicats, on retrouve les éléments d’un drame plus vaste, si le poëte, méconnaissant ses facultés synthétiques, eût voulu l’élargir. La Femme sensible n’est que le canevas d’un amour bourgeois en province : l’action est pénétrée de ces ferveurs inavouées qui brûlent dans l’ombre, s’éteignent à la lumière, et donnent à l’adultère mental un air de vertu mystique et séduisante. Si Moreau se plaisait dans ces cadres étroits, c’est qu’il aimait à contempler la pensée humaine dans sa force. Le poëte, par la gracilité de ses formes, la délicatesse de ses organes, la puissance de son crâne, l’ampleur de sa tête, la clarté profonde de ses yeux, avait tous les instincts du drame rapide16 et intense. C’était le foyer concave qui attire les rayons pour les rejeter autour de lui avec une douceur et une sérénité divines. Quand l’âme se recueille ainsi dans la lumière, elle a toujours le verbe noble et beau, l’accent sympathique et vainqueur, le rhythme ample et l’éclat magique de l’alto. Alors elle évoque sincèrement : la Beauté, l’Amour, la Douleur lui parlent avec la voix, et c’est dans ces visions-là qu’Hégésippe Moreau fut immortel et heureux.

Je ne veux pas dire que ces Œuvres inédites du poëte soient des révélations vivement accentuées de son âme, mais elles ont le reflet calme et pur des crises glorieuses de son génie. Hégésippe Moreau se retirait dans ces légendes fraîches et souriantes comme sous les peupliers de la Voulzie dans le jours brûlants. Que les Lettres doivent se trouver17 heureuses de ces découvertes récentes, dans lesquelles l’esprit du Myosotis prend des formes plus piquantes et moins personnelles ! Dans les Contes que nous connaissions d’Hégésippe Moreau, dans le Gui de chêne surtout, il y a une corde intime en vibration qui charme trop les oreilles pour essayer d’en étudier les sons ; dans la Souris blanche, il y a une allusion douloureuse qui saisit le cœur ; partout il y a le cri du poëte qui souffre. Maintenant, tout est changé dans l’accent, Quoiquequoique la forme soit toujours pure, lumineuse et élevée, le conteur s’arrête aux nuances de la vie réelle ; il peint avec plus de sincérité les sentiments humains, et il a comme le pressentiment des inquiétudes sociales qui nous agitent. Je n’analyserai pas son sourire moqueur et sceptique qui se cache sous un voile inutile : c’était l’effet de la maladie qui tue18 les plus saintes croyances. Cependant Hégésippe Moreau avait des rajeunissements soudains, et la Foi, quelquefois, le réchauffait sous son aile. Alors, sans cesser d’être simple, naïf et presque enfant, le poëte s’élevait sur un souffle héroïque, et il mêlait aux sentiments légendaires de sa muse les plus hautes inspirations de la Patrie. Jeanne d’Arc, éclairée des lumières de l’Histoire, ne devenait pour lui qu’un symbole, qu’un mot d’ordre, que le qui vive ! de la Liberté depuis quatre siècles en France ! Dans Jeanne d’Arc, Hégésippe Moreau n’a pas le mérite de l’annaliste, il raconte une tradition nationale, et dans quelques pages il dit ce que tant d’autres ont mis dans des volumes. Or, l’intérêt s’accentue à mesure qu’il se concentre. Cependant le poëte n’a pas dédaigné la couleur ; il se rattache même à l’école de l’histoire19 descriptive, qui laisse au lecteur le soin de faire la philosophie des faits. La Jeanne d’Arc d’Hégésippe Moreau devrait être apprise par tous les enfants ; elle porte en elle ce qui fait les hommes et les citoyens : l’amour de la justice et la haine de l’étranger. Auprès de ces pages héroïques, se trouvent quelques lettres qui nous semblent la joie, le charme et l’honneur de ce livre. Plusieurs d’entre elles ne sont que de simples billets, mais ces billets sont des bulletins de victoire. Or, voici la légende :

Moreau n’écrivait guère, dans ce monde, qu’à deux personnes, parce qu’elles seules savaient le comprendre : Madame Guérard, appelée depuis la Fermière et Louise Lebeau. On sait déjà combien ces trois natures si fines, si déliées, si sincères, devaient s’estimer. C’est dans ces entretiens que le poëte20 se révèle avec ses désespoirs et ses rayonnements. Les lettres à Louise Lebeau ont un caractère plus tendre peut-être que les autres. C’est la sympathie des deux natures, la sensibilité des deux organismes et les perfections morales des deux âmes qui les distinguent. On y voit un amour pur, noble et divin sous les gazes légères et les badinages respectueux. Quelquefois on sent l’enthousiasme y répandre ses bienfaisantes ardeurs. Moreau, dans ses billets, est d’une chasteré, d’une modestie et d’une sincérité éprouvées. Il a la verve, l’entraînement, la rapidité, la mélancolie, la prière, le découragement et l’espérance ; il a la vie ; il cause légèrement, doucement, franchemement ; il parle du printemps et de sa mansarde, de la gloire et de ses vers, du malheur et de son courage renaissant. Puis il se complaît dans des tendresses ineffables.21 Il est heureux de dire qu’il a besoin d’aimer et qu’il aime : Ma sœur, je vous aime par respect, par devoir, par reconnaissance. Puis il se croit tout permis ; il aime ; on va tout lui pardonner. Et il raconte ses visites, ses déceptions, ses fredaines. Comme une alouette, il s’élève de la bruyère dans l’azur et s’enivre en chantant, mais il chante sous le soleil et dans l’orage, et toujours on sent une timidité honnête et mystique dans sa voix. Ces accents, ces essors sont naturels chez Moreau : il s’amuse, il joue, il pleure ; mais ne lui en faisons pas de reproches : ce sont les mœurs de son pays. Cependant, il jette quelquefois des cris navrants, à déchirer le cœur. C’est malgré lui que ces cris-là retentissent. Il souffrait tant qu’il ne s’appartenait plus. Mais, sur ces désolations, passe tout à coup un rayon consolant et léger, et la22 joie bat de l’aile, et l’espérance sourit encore avec grâce, susurri lenes. Ces lettres à Louise Lebeau sont une révélation capitale : elles honorent celle qui les reçut et celui qui les écrivit. Elles complètent, elles achèvent ce que la Légende avait commencé, ce que la Postérité avait inspiré d’avance :

Ma sœur, nous ne ferons qu’une gloire à nous deux.

Lorsque le poëte écrit à Madame Guérard, il a un accent moins attendrissant peut-être, plus fier, plus humain, mais il est toujours distingué, bon et reconnaissant. Son cœur ne peut pas trahir son âme honnête. Avec la fermière, Hégésippe Moreau devient fermier d’une petite rente de 300 francs par année, qui lui permettra de se placer à Paris. Mais il n’y arrivera que difficilement, après les journées de Juillet où il se battit en mauvais23 tireur, comme disait, dans le Temps, Louis Ulbach. Mais aussi le charmant écrivain, l’excellent professeur de style épistolaire ! Madame Guérard, qui avait pour Hégésippe Moreau toutes les caresses d’une mère, ne négligeait pas ses débuts. Elle seule, avec Louise Lebeau, savait l’apprécier ; aussi elle recevra, comme la sœur du poëte, les pièces du Myosotis, pour les lire, les discuter, les critiquer, les honorer ou les déchirer. Moreau a confiance en elles. Or, la Fermière reçut un jour l’Ode à Bordeaux ; on y lisait :

Dans tes troupeaux à blanche laine,
O ma fermière châtelaine,
Laisse-moi choisir deux agneaux.

Mais le poëte se ravisa : Madame Guérard comprendra sans peine, écrivit-il en marge,24 qu’il n’est pas nécessaire, malgré cette demande, de m’envoyer des moutons par la poste. Et aussitôt arriva la réponse de la fermière : Mon cher enfant, je ne vous envoie pas deux moutons, mais deux louis ; d’ici à quelques jours vous en recevrez encore trois, si vous êtes toujours bien sage et charmant. Voilà le poëte vaincu ; voilà une malice délicieuse, enjouée, spirituelle, qui le sauve. Peut-être ce jour-là, une couple de moutons l’eût réchauffé dans sa mansarde.

Quoique Moreau n’ait guère écrit q’à ces deux personnes, il n’oubliait pas les autres qui étaient au pays. S’il s’adressait aux femmes, c’est parce qu’il trouvait là plus de tendresse qu’ailleurs ; mais, pour ne blesser personne, il mettait toujours au bas de ses lettres : Il va de soi que la moitié de ces compliments d’adressent à ceux qui vous sont25 chers ; ou encore : comme c’est vous, madame Guérard, qui m’envoyez mon linge, c’est votre nom qui tombe naturellement sur l’adresse de mes réponses ; cependant mes lettres, cela va sans dire, s’adressent de moitié à M. Guérard, que je ne nomme pas. Une autre fois, c’est un ami de Paris qui envoie son tailleur chez le poëte ; aussitôt Moreau dut répondre : Mon cher ami, votre tailleur est un grand homme ; il a lu mes vers et il m’a dit : Ah ! poëte, vous aurez mille fois plus de talent avec le neuf qu’avec le vieux. Travaillez et voyez les journaux, vous me direz si j’ai pensé vrai. Je connais, monsieur, des pantins de vingt ans que j’habille à l’abonnement, qui n’ont ni cervelle, ni sou, ni maille (mais leurs parents payent pour eux) et qui posent comme des prodiges. Prônés, fêtés, choyés,26 ils sont heureux. Ah ! monsieur Moreau, vous voilà habillé, soyez riche. Eh bien ! mon cher ami, votre tailleur a vu le mal, et il me semble si aimable, si pénétré, si intelligent, qu’il ne refusera pas d’accepter de moi un billet, si vous le cautionnez. Il me sera plus facile d’accepter ce service-là de vous maintenant, surtout que je suis un homme bien habillé, que de vous voir payer pour moi 115 francs tout au long et sur-le-champ. À une lettre aussi délicate, on ne pouvait échapper. Aussi Moreau tint-il parole. J’ai sous les yeux le billet qu’il souscrivit et qu’il acquitta. On spécifie même cinq francs de diminution sur la somme totale pour un exemplaire du Myosotis. C’était en avril 1838, et c’est Sainte-Marie Marcotte qui, encore ce jour-là, se porta caution pour le poëte.

Ce trait me ramènerait bien sur le carac-27tèrecaractère d’Hégésippe Moreau, qui a été plusieurs fois mal compris. Mais il me dispense d’insister. J’ai réuni ailleurs, dans un livre 3 que de hautes sympathies littéraires ont honoré, les éléments d’une légitime défense. Ici, je n’ai essayé de faire connaître le poëte que dans l’intimité de son cœur, et le conteur dans l’espiéglerie innocente et la naïveté souffrante de ses histoires. Je crois qu’on trouvera dans ces pages dont l’authenticité (j’en apporte les preuves) est irrécusable, des aperçus piquants et nouveaux sur les habitudes et le génie de l’écrivain. C’est un Moreau inédit qui vaut, sous la lumière où il faut le prendre, celui que l’on admire et que l’on aime. Ce Moreau est bien celui dont Pline le jeune eût écrit : Il a fait des petits contes dans lesquels il raille, il badine, il est amoureux, il se plaint, il soupire, il se fâche. Et c’est celui qu’il nous28 fallait. Aujourd’hui que les Muses pleurent les Gaulois, elles se consoleront peut-être sur tant de souvenirs. Cependant Hégésippe Moreau ne vivait pas avec ces libertinages naïfs et ces rêveries pures ; il s’élevait dans les régions plus hautes et plus sereines aux grands moments de l’existence ; il s’éleva surtout à la mort. C’était le 19 décembre 1838, il était minuit, l’infirmier passait avec sa lampe fumeuse au chevet des malades et faisait sa ronde. Arrivé au nº 12, il s’arrêta : le nº 12 râlait du râle des mourants. L’infirmier courut chercher une Ursuline qui arriva aussitôt. Ils demandèrent au poëte s’il souffrait beaucoup ; mais lui ne répondit pas : un sourire brilla sur ses lèvres pâles, et ce fut tout. Puis, comme on essayait de le dresser, il se tourna vers l’Ursuline en lui disant : Ma sœur, laissez-moi dormir. On le recoucha. Il avait les yeux purs et semblait regarder le firmament qui avait pris des étoiles cette nuit-là. Vingt minutes après on tira les rideaux sur Hégésippe Moreau. Il était mort, et voilà ce qui me fit écrire un jour sur le tombeau du poëte :

Moreau chanta les thyms et les abeilles,
Les soirs rêveurs et les soleils levants,
Et la Voulzie aux Ondines vermeilles ;
Les peupliers balancés par les vents,
Les frais ruisseaux, les fauvettes timides…
Il n’avait pas songé, le pauvre enfant,
Que l’Hôpital avait ses Pyramides,
Son chant de gloire immense et triomphant !

C’est avec une piété attendrie que j’ai recueilli ces pages souffrantes de Moreau et ces cris navrants qu’il adressa à M. Alfred de Vigny : le nouveau Chatterton tenait levé sur son estomac vide

Le fer qui découpait le pain de ses repas
Et qui depuis trois jours, trois longs jours ! ne sert pas.
30

J’ai frémi en lisant ces vers d’Hégésippe Moreau, parce que j’ai appris, à la rude école par où il passa, que les Sainte-Marie Marcotte sont des épis d’or que les poëtes ne glanent pas tous les étés, et je crois que la Providence nous les donne quand il faut que le Beau proteste vis-à-vis de l’Égoïsme au nom de ses droits les plus divins. De cette existence et de cette œuvre inachevées, on doit tirer la conclusion que, pour dormir avec douceur sur un matelas d’hôpital, il ne faut jamais, dans sa vie, sacrifier que sur deux autels : la Reconnaissance et l’Honneur !

Armand Lebailly
Fontenay-aux-Roses, mai 1863.


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