HÉGÉSIPPE MOREAU
Contes à ma Sœur
avec notice et notes par E. GŒPP
1889

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Notice sur Hégésippe Moreau

Les Contes en prose d’Hégésippe Moreau, dit Sainte-Beuve dans ses Causeries du Lundi, sont tout à fait purs et irréprochables ; ils pourraient même se détacher du reste des œuvres et se vendre en un fascicule à part pour être donnés à lire aux jeunes personnes et aux enfants. On y voit à nu le fond de son âme et de son imagination aux heures riantes et aux saisons heureuses.1 Tel il était auprès de sa sœur, à seize ans, avant d’avoir laissé introduire dans son âme rien d’amer ni d’insultant. Conter, chez lui, n’était pas une moindre vocation que de chanter.

Il a dit lui-même :

Je préfère un conte en novembre,
Au doux murmure du printemps.
voir le poème

Les Contes de novembre, nous avons voulu les reproduire pour donner satisfaction au vœu exprimé par le critique, et c’est le fascicule demandé par lui que nous présentons au lecteur.

Hégésippe Moreau est né à Paris, le 1810-04-088 avril 1810. Conduit à Provins tout enfant, il y vit mourir son père et fut recueilli par une dame de la ville, Mme Guérard, devenue depuis Mme Favier. C’est elle qui l’éleva. Elle le mit d’abord au collège de Provins, où il commença ses études, et, bientôt après, il entra au séminaire de Meaux, et ensuite à celui d’Avon, près de Fontainebleau.2

C’est là qu’à l’âge de douze ans, il composa ses premiers vers.

À sa sortie du séminaire, ses études achevées, il avait quinze ans, Mme Favier, retirée à Champ-Benoît, lui continua ses soins, et il séjourna fréquemment à la ferme de Saint-Martin, qui appartenait à Mme Guérard, la belle-fille de Mme Favier. C’est à cette dernière qu’il a dédié la jolie pièce de vers intitulée La Fermière.

Nous ne raconterons pas dans tous ses détails la vie d’Hégésippe Moreau. C’est en tête de ses œuvres complètes qu’il y aurait lieu de s’étendre sur la courte mais bien misérable carrière de ce pauvre déshérité, nous nous contenterons d’esquisser ici en quelques mots les principaux événements de cette existence toute de souffrances et de privations.

Hégésippe Moreau était avant tout un poète, c’est-à-dire un être délicat, très nerveux et partant très impressionnable, se laissant diriger par les influences extérieures. Le fond de sa nature était une douceur incomparable, presque féminine, une 3 tendance irraisonnée à se laisser bercer par les sensations tendres et par les émotions de toute espèce.

S’il est sorti souvent de son caractère naturel, s’il a eu des révoltes, s’il s’est laissé aller à se plaindre, si parfois même il a été jusqu’à maudire le sort, la faute en est à cette vie d’intolérable et constante misère qu’il a eu à subir.

Après avoir quitté le séminaire, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de M. Lebeau, à Provins.

C’est Mlle Louise Lebeau, la fille de ce premier patron, qu’il a toujours chantée sous le doux nom de Sœur. C’est à elle qu’il a dédié ses contes.

En 18291829, il partit de Provins et vint à Paris.

Orphelin, n’ayant ni amis, ni protecteur, il se trouva tout seul à dix-huit ans, sans argent et sans ressources. Il entra d’abord dans l’imprimerie Didot, qu’il quitta bientôt pour se faire maître d’études.

À cette époque d’agitation politique, la jeunesse turbulente qui l’entourait l’4entraîna dans un milieu malsain pour un caractère faible comme le sien. La misère est mauvaise conseillère pour les esprits insuffisamment trempés. Il perdit ses illusions et sa naïveté primitive dans des discussions irritantes et fut rapidement désenchanté. Il trouva que tout était mal, que la société était mauvaise, et pensa que le sort était injuste envers lui. Il se vit pauvre, sans moyen de conjurer la fatalité qui paraissait peser sur lui.

De là, un changement complet dans sa manière de voir et dans sa manière d’écrire. De bon, de bienveillant, d’affectueux qu’il était, il devint acerbe, emporté, violent même quelquefois.

En 18331833, il tomba malade et dut entrer à l’hôpital.

Le régime auquel il fut soumis, le bien-être qu’il éprouva là, se trouvant à l’abri de la faim et des préoccupations du lendemain, lui permirent de se remettre peu à peu.

Un matin d’avril, à peine convalescent, il quitta l’hospice et s’en alla devant lui5 dans la campagne. Il marche ainsi jusqu’à Provins. Il est accueilli à la ferme de Saint-Martin par Mme Guérard comme l’enfant prodigue. Dans ce milieu calme et reposé, il aurait pu se ressaisir lui-même et rentrer dans sa voie toute de poésie et de douce rêverie. Mais il avait emporté de Paris et des agitations de la rue, des idées d’amertume et d’indignation contre les injustices du sort.

Il fonda le Diogène. Cette publication n’eut pas de succès ; les abonnés ne vinrent pas et il ne récolta qu’un duel qui l’obligea de reprendre la route de Paris.

Il revint le cœur ulcéré, plus irrité que jamais.

De 18341834 à 18381838, il essaya de vivre comme il put ; mais il n’était pas fait pour le labeur quotidien et assidu de l’ouvrier ; il n’était pas fait davantage pour la carrière de l’enseignement. Comme maître, il était distrait, ses élèves abusaient de son indulgence et bientôt il n’eut d’autres ressources que de faire des compilations pour une revue. Ce travail ingrat lui rapportait cent6 francs par mois. C’était la richesse à ses yeux ; mais cette ressource même ne tarda pas à lui manquer.

La tâche était trop lourde pour lui. Décidément il n’était bon à rien qu’à faire des vers, et les vers ne lui rapportaient pas. Alors ce fut la misère encore, la misère noire.

Dans ses moments de désespoir, enfermé dans sa pauvre chambre, il s’écrie : Je m’ennuie ! je m’ennuie !

Il se livrait à la boisson, vendait ses chemises pour aller au spectacle et buvait de l’opium pour engourdir sa pensée et dormir des journées entières.

Vint un moment où il n’eut plus un endroit pour s’abriter. Le jour il errait dans les rues de Paris, la nuit il couchait sous les arbres du bois de Boulogne ou sur les bateaux de charbon amarrés aux quais de la Seine. Ce fut à cette époque qu’il composa l’Ode à la faim, cri de révolte et d’indignation.

Bientôt le découragement le prit, il ne sentait plus de force pour la lutte contre7 cette existence qui lui refusait même une bouchée de pain, et un jour, qu’exténué de fatigue il s’était assis sur une borne pour se reposer, il se laissa ramasser par une patrouille et refusa de se nommer pour se procurer un gîte en se faisant conduire en prison comme vagabond.

Rentré à l’hôpital au moment où le choléra sévissait avec le plus de violence, il voulut en finir avec la vie et se coucha dans le lit tiède encore d’un cholérique qui venait de mourir, espérant y trouver la fin de ses maux ; mais cette fois encore la mort ne voulut pas de lui.

C’est là, étendu sur son lit de souffrances, que sa pensée se reporte vers un autre déshérité comme lui et, le poète se réveillant, il a cette inspiration touchante :

Sur ce grabat chaud de mon agonie,
Pour la pitié je trouve encor des pleurs ;
Car un parfum de gloire et de génie
Est répandu dans ce lieu de douleurs :
C’est là qu’il vint, veuf de ses espérances,
Chanter encor, puis prier et mourir;
8 Et je le répète en comptant mes souffrances :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !
voir le poeme

Il ne croyait pas être si près de la réalité et que la similitude devait être aussi complète entre le mort de la veille et lui-même, le mort du lendemain. Secouant ses tristes pensées, il eut un retour vers le passé et il écrivit à sa sœur :

Pardonnez-moi mon silence ; j’étais, comme toujours, malheureux, et, de plus, malade ; vous avez toujours été si prodigue de bienfaits pour moi que je ne pouvais me plaindre sans avoir l’air de demander : il fallait mentir ou me taire, je me suis tu…

Et, dans une autre lettre, il lui dit : Pourquoi vous ai-je quitté ma sœur ? Pourquoi m’avez-vous laissé venir ?… Maintenant je n’ai plus d’espérance… Oui, je vous aime et j’ai besoin de vous le répéter, car, dans la situation où je suis, toutes les suppositions sont permises, et cette lettre est peut-être un adieu ! Je vous aime, car vous m’avez9 entouré de soins que je ne méritais pas, et d’une tendresse que la mienne ne peut assez payer. Je vous aime, car je vous dois mes seuls jours de bonheur, et, quoi qu’il arrive, jusqu’au dernier soupir je vous aimerai et vous bénirai. Je ne vous donne pas d’adresse : qui peut savoir où je coucherai demain.

Le lendemain, c’est dans un hôpital qu’il devait coucher et pour y mourir.

En 18381838, un éditeur consentit à publier son Myosotis. Ce fut la dernière joie du pauvre poète. Il dut, peu de temps après, reprendre le chemin de l’hôpital et entra à la Charité. Il y languit deux mois et mourut le 1838-12-2020 décembre de la même année, à vingt-huit ans.

Pierre Dupont lui a consacré tout un chant :

Au cimetière Montparnasse,
Parmi la foule de ces morts
Que le temps inflexible entasse
Comme un avare ses trésors,
Une tombe gît sous la mousse,
Dépassant à peine le sol,10
Où dort une mémoire douce
Comme le chant du rossignol.
Passants, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse,
Hégésippe Moreau.

Lachambaudie a également chanté le poète et son œuvre :

Vers les cieux, ô toi qui partis,
Malgré nos larmes fraternelles,
Tu fis de ton Myosotis
Une couronne d’Immortelles.
De Moreau poétique fleur,
Beaux vers, enfants de la douleur,
Plus je vous vois, plus je vous aime.

Dans toute cette seconde partie de sa vie, il passe sans cesse d’une irritation malsaine à une douce quiétude, toute de souvenirs attendris. Tantôt il s’emporte contre tous et contre toutes choses, ou, au moindre rayon de soleil qui réchauffe11 son cœur, fait pour l’espérance, il s’écrit comme dans l’ode à Gilbert :

Oh ! quel bonheur ! oh ! que la vie est douce !…
voir le poeme
mais l’instant d’après le découragement le reprend, son âme rentre dans l’ombre :
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Un jour, au Luxembourg, par une belle soirée d’automne, se chauffant au soleil, il se sent envahi par une sorte de bien-être qui le baigne tout entier, et il dit à son ami Sainte-Marie Marcotte : — N’est-ce pas qu’il y a des moments où l’on est bien heureux d’être au monde.

Il avait alors vingt-huit ans, et, malgré les agitations d’un esprit troublé, il retrouvait ses impressions de jeunesse et de poésie qui étaient le fond même de sa nature.

C’est que, comme le dit encore d’ailleurs son ami Marcotte dans la biographie qu’il à faite de lui : Le fond du caractère de12 Moreau était l’insouciance ; l’énergie ne venait que par accès fiévreux, suivis de langueurs infinies, d’abattements insurmontables. Il y avait entre sa nature morale et sa nature physique une harmonie touchante ; sa tête forte, c’était l’emblème de son génie, de sa verve poétique et de sa raison élevée ; son corps souple, sa peau blanche et unie, ses extrémités fines et délicates : tout cela était d’une femme, d’un enfant, et signifiait son caractère faible et inoffensifs. Il eût fallu à cet homme un bonheur tout fait, une température douce, un monde intelligent et bon, rien à faire, une couche propre et toujours prête dans laquelle il pût s’endormir chaque soir sans souci du lendemain : il était né pour vivre de la vie des plantes que l’on arrose, qu’on expose au soleil et qu’on soustrait aux rigueurs de l’hiver. Et alors, certes, il eût porté des fruits d’or ; à l’abri des souffrances, libre des soins matériels, c’eût été un grand poète. 13

Si on considère aujourd’hui, dit encore Sainte-Beuve, le talent d’Hégésippe Moreau de sang-froid et sans autre préoccupation que celle de l’art de la vérité, voici ce qu’on trouvera, ce me semble. Moreau est un poète, il l’est par le cœur, par l’imagination, par le style ; mais chez lui rien de tout cela, lorsqu’il mourut, n’était tout à fait achevé et accompli. Ces trois parties essentielles du poète n’étaient pas arrivées à une pleine et entière fusion. Il allait, selon toute probabilité, s’il avait vécu, devenir un maître, mais il ne l’était pas encore. Trois imitations chez lui sont visibles et se font sentir tour à tour : Celle d’André Chenier dans les iambes, celle surtout de Barthélemy dans la satire, celle de Béranger dans la chanson.

Les expressions qu’il emploie ne sont pas toujours bien choisies, il y a dans ses vers des faiblesses, plus même que des faiblesses, des négligences impardonnables et d’un goût plus que médiocre ; mais certaines pièces sont irréprochables.

Si quelquefois il s’est laissé emporter14 par des vers amers, cela tient à son état de santé, à la misère, à sa sensibilité peut-être exagérée. Il est heurté sans cesse ; c’est un effarouché, un sauvage qui, timide et fier, se sentant pauvre, se replie sur lui-même et se jette dans la lutte avec l’ardeur d’une âme profondément blessée.

On a voulu voir en lui un poète de guerre, de haine et de colère. Il n’était rien de tout cela. Le poète aigri de la seconde moitié de sa vie n’est pas le véritable Hégésippe Moreau, dont le caractère réel était tout de douceur, de bienveillance et de mansuétude. Un trait le peint tout entier. En 1830-071830, aux journées de Juillet, sous l’influence des discussions de ses compagnons du moment, la tête pleine des idées de révolte qui étaient en quelque sorte dans l’air ambiant, il descendit dans la rue et fit le coup de feu. Le malheureux enfant voit tomber un soldat, il croit l’avoir tué, jette son arme et rentre chez lui terrifié, pleurant à chaudes larmes. Il écrit à Provins : Ma sœur ! ma sœur ! j’ai tué un homme ! Et il ajoute : Mais15 j’en sauverai un autre. Cette idée le poursuit et quand, en 18321832, l’insurrection éclate, il se jette dans la mêlée ; mais, cette fois, il est sans arme, il ne marche pas pour faire œuvre de mort, il veut tenir la promesse qu’il s’est faite. Il recueille un soldat blessé, le cache chez lui et lui donne, pour aider sa fuite et le déguiser, la seule redingote qu’il possède.

Il y eut dans ces années, dit Sainte-Beuve, un Hégésippe Moreau primitif, pur, naturel, adolescent, non irrité, point irréligieux, dans toute la fleur de sensibilité et de bonté, animé de tous les instincts généreux et non encore atteint des maladies du siècle. Moment unique et rapide qu’il a essayé de ressaisir plus d’une fois, de retracer dans ses vers et qui nous en marque aujourd’hui les plus doux passages. C’est de ce Moreau que sa sœur, simple et vivant dans le calme, a gardé le souvenir et le culte dans son cœur.

Elle a toujours gardé le souvenir de ce Moreau de seize ans, de l’âme la plus 16 délicate et plus noble, d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pures et pieuses.

Mais revenons aux contes.

La pitié, dit encore Sainte-Beuve, le sentiment fraternel porté jusqu’au culte, la compassion féminine la plus exquise, respirent dans Le Gui de chêne. La faiblesse tendre a besoin d’appui, la souffrance et le martyre d’un être délicat se retrouvent mêlés à de l’espièglerie et à la lutinerie gracieuse dans La Souris blanche ; c’est le plus joli conte de fées et le plus attendrissant ; c’est moins naïf que Perrault, mais aussi aimable, aussi léger, et cela ne se peut lire jusqu’à la fin sans une larme dans un sourire. Que dites-vous de cette Fée des Pleurs Voir le conte La souris blanche, la consolatrice des affligés, qui voltige plutôt qu’elle ne marche sur la pointe des gazons et des fleurs ?

Elle avait adopté cette allure, de peur, disait-elle à ceux qui s’en étonnaient, de mouiller ses brodequins dans la rosée, mais, en effet, parce qu’elle craignait d’écraser ou de blesser par mégarde la17 cigale qui chante dans le sillon, le lézard qui frétille au soleil ; car elle était si prodigue de soins et d’amour, la bonne fée ! qu’elle en répandait sur les plus humbles créatures de Dieu.

Tel nous apparaît Moreau avant la politique, avant la misère extrême, avant l’aigreur ; tel il se retrouva sans doute à l’heure expirante et aux approches du grand moment qui élève les belles âmes et les pacifie…

E. Gœpp.


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