HÉGÉSIPPE MOREAU
Œuvres complètes
Nouvelle édition
précédée d’une notice biographique et littéraire
par
Louis Ratisbonne
Collection Michel Lévy
Paris
Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs
rue Vivienne, 2 bis
1861
Paris — Imprimerie de A. Wittersheim, rue Montmorency, 8.
Exemplaire personnel
Notice sur Hégésippe Moreau

Le nom d’Hégésippe Moreau est beaucoup plus connu que son œuvre. Tantôt ce nom, comme celui de Malfilâtre, de Gilbert et de quelques autres, sert d’enseigne banale aux déclamations des impuissants qui s’étonnent de ne pas glisser tout doucement vers la gloire sur une route en velours broché d’or, et qui accusent la société en frappant leur front vide. Ou bien ce nom d’un poëte infortuné est l’épouvantail que la prudence bourgeoise oppose aux ferveurs poétiques de la vingtième année, sans réussir beaucoup à décourager la vanité, sans réussir davantage, heureusement, à intimider la vocation.

La publication d’une édition populaire des œuvres en prose et en vers d’Hégésippe Moreau nous fournit une occasion favorable pour essayer de donner, sans parti pris, sa signification véritable à ce nom d’un poëte plus fréquemment cité pour son infortune que pour ses écrits.

Hégésippe Moreau naquit à Paris le 9 avril 1810. Il fut amené en bas âge à Provins, où son père obtint une place de régent au collège, tandis que sa mère entrait eni condition chez madame F… Tous deux, dit M. Marcotte, l’ami et le biographe attendri du poëte, traçant la route à leur fils, allèrent à peu de distance l’un de l’autre mourir à l’hôpital. Par les soins de madame F…, le petit orphelin fut placé gratuitement dans un séminaire, près de Fontainebleau. Il ne garda pas du séminaire un pieux souvenir, et il ne paraît guère qu’il eût la vocation sacerdotale si l’on en juge par cette confession poétique que je tire d’un premier recueil satirique : Diogène, publié par Hégésippe Moreau en 1833.

Un ogre, ayant flairé la chair qui vient de naître,
M’emporta vagissant, dans sa robe de prêtre,
Et je grandis, captif, parmi ces écoliers,
Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers,
Stupides icoglans, que chaque diocèse
Nourrit pour les pachas de l’Église française.
Je suais à traîner les plis du noir manteau ;
Le camail me brûlait comme un san-benito ;
Regrettant mon enfance et ma libre misère,
J’égrenais dans l’ennui mes jours, comme un rosaire.
Oh ! quand les peupliers, long rideau du dortoir,
Par la fenêtre ouverte à la brise du soir,
Comme un store mouvant rafraîchissaient ma couche,
Je croyais m’éveiller au souffle d’une bouche ;
Devant le crucifix et le saint bénitier,
Profane ! j’enviais le sort d’Alain Chartier !
Et quand le mois de mai, pour la reine des vierges,
Faisait neiger les lis et rayonner les cierges,
Priant avec amour l’idole au doux souris,
Je convoitais un ciel parfumé de houris.
Dans la forêt de pins, grand orgue qui soupire,
Parfois comme un oracle interrogeant Shakespeare,
Je l’ouvrais au hasard, et, quand mon œil tombait
Sur la prédiction d’Iphictone à Macbeth,
Berçant de rêves d’or ma jeunesse orpheline,
Il me semblait ouïr une voix sybillinesibylline
ii Qui murmurait aussi : L’avenir est à toi ;
La poésie est reine ; enfant, tu seras roi !
Vains présages, hélas ! ma muse voyageuse
A tenté sur leur foi cette mer orageuse
Où comme Adamastor, debout sur un écueil,
Le spectre de Gilbert plane sur un cercueil.
J’ai visité Paris ; Paris, sol plus aride
Au malheur suppliant que les rocs de Tauride ;
Où l’air manque aux aiglons méditant leur essor ;
Où les jeunes talents, cahotés par le sort,
Trébuchant à la fin, de secousse en secousse,
Contre la fosse ouverte où disparut Escousse,
N’ont plus, en s’abordant, qu’un salut à s’offrir,
Le salut monacal : Frères, il faut mourir !

Je ne voudrais pas défendre tous les traits d’âcre satire qu’on trouve dans ces vers ; on ne peut relever l’expression au point de vue du goût comme de la justice. L’ogre flairant la chair qui vient de naître, les stupides icoglans, les noirs frelons, cela est excessif, cela manque de finesse et sent le poëte au début qui prend la trivialité pour la force. Il y a bien d’autres fautes de goût. Les peupliers comparés à des stores, les talents cahotés par le sort, ne satisferont aucun aristarque. Les houris ne sembleront peut-être pas non plus d’un sentiment très-délicat. Ces vers sont pourtant d’une facture souple et ferme, et ils m’ont paru intéressants à citer moins encore pour donner une idée d’un talent qui s’accrut depuis et se corrigea, que parce qu’ils portent les traces des premiers rêves du poëte. On n’y voit pas sans émotion, en songeant à sa triste fin, ces brillantes chimères déjà suivies de désillusions précoces et de funèbres pressentiments.

Ayant terminé ses études à quinze ans, Moreau entra en apprentissage chez un imprimeur de Provins. C’estiii dans cette maison que s’écoulèrent les quelques jours heureux de sa vie. C’est là qu’il connut la femme qu’il a aimée, une jeune fille au cœur naïf et tendre ; celle qu’il a appelée sa sœur dans ses lettres et ses vers, et dont l’éternel souvenir fut une douceur toujours mêlée à sa coupe d’amertume.

Sur la foi de ces trompeuses dont il est question dans les vers que nous avons cités, poussé sans doute aussi par d’imprudents conseils, Moreau, qui n’avait encore rien publié mais dont les amis se passaient déjà quelques vers gracieux ou spirituels, quitta sa province et vint à Paris, où il entra en qualité de compositeur dans l’imprimerie de M. Firmin Didot.

C’était à la veille des journées de 1830. La révolution éclate, Moreau y prend part avec l’ardeur de ses vingt ans ; puis il quitte assez étourdiment son imprimerie et se fait maître d’étude. Cette époque, de l’aveu même de son panégyriste, M. Marcotte, fut une mauvaise crise dans la vie de Moreau. Il se lia avec quelques jeunes gens libertins qui, charmés de son esprit, l’entraînèrent dans leurs folles parties. L’image de la sœur bien-aimée s’éclipse : adieu la pureté, la candeur, les illusions ! Le poëte, pauvre et mécontent de lui-même, s’aigrit contre les autres. Il aime le plaisir et il n’a pas toujours le pain. À cette époque, et donnant cet exemple à l’infortuné Gérard de Nerval, il errait souvent la nuit dans les rues de Paris, sans feu ni lieu, couchant dans un bateau amarré sur la Seine ou sous un arbre du bois de Boulogne ; surpris parfois par une ronde de nuit et conduit comme un vagabond à la Préfecture de police. Il écrit à son amie : Ah ! pourquoi vous ai-je quittée ? Pourquoi m’avez-vous laissé partir ? Le choléra de 1832 désole Paris. Moreau en profite pour se faire admettreiv à l’hôpital. C’est toujours un gîte, et le lit contagieux d’un cholérique sourit à la sombre espérance du poëte malheureux. Il écrit son élégie : Un souvenir à l’hôpital.

J’ai bien maudit le jour qui m’a vu naître ;
Mais la nature est brillante d’attraits,
Mais chaque soir le vent, à ma fenêtre,
Vient secouer un parfum de forêts.
Marcher à deux, sur les fleurs et la mousse,
Au fond des bois, rêver, s’asseoir, courir,
Oh ! quel bonheur ! oh ! que la vie est douce !
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Gilbert ! ce nom se plaçait de lui-même sous sa plume et y revient plus d’une fois. Après deux ans de souffrances et de déceptions de toutes sortes, Hégésippe Moreau s’en retourne un jour à pied à Provins. Il y entreprend, avec le concours de quelques bienveillants souscripteurs, une publication périodique en vers à la façon de la Némésis de Méry et Barthélemy, qu’il intitule : le Diogène. La verve et la vigueur ne manquaient pas à ces satires politiques, satires libérales et même républicaines, je n’ai pas besoin de le dire. Après juillet 1830, comme après la révolution de 1848, Charles X et Louis-Philippe sont des tyrans pour les jeunes Spartiates qui sortent des bancs, sans qu’on puisse en faire un reproche à personne. Et si le monde n’a pas souri au jeune homme, s’il est malheureux, s’étonnera-t-on que la société lui semble mauvaise et qu’il rêve l’âge d’or dans une république ? Lui en voudra-t-on de quelques injustices, de quelque amertume, de quelques déclamations plus ou moins factices tombées de sa plume ?v

Des hostilités ou des rancunes de petite ville forcèrent pourtant Moreau de renoncer bientôt à son œuvre. Au bout d’un an il revient à Paris recommencer contre la destinée le combat où il devait succomber. Il rentra dans une imprimerie ; mais le poëte est distrait, son travail de compositeur ne vaut rien ; on le remercie. Il essaye encore de ce cruel métier de maître d’étude dans un collège, qu’on a eu l’utile pensée de chercher à relever dans ces derniers temps. Moreau trouve encore à compiler des journaux pour une revue nouvelle. Mais ces divers expédients pour vivre lui échappent successivement. Le dégoût, la lassitude les lui font souvent résigner de lui-même. Faible de caractère et de complexion, il n’était pas fait pour les obstacles. Il s’irritait contre eux, sans essayer ni de les franchir ni de les tourner, et cherchait, sans y réussir, à se prendre à la vie positive. Il essaye, à cette époque, du travail littéraire proprement dit. Il fait, hélas ! un vaudeville avec circonstances atténuantes ou aggravantes, comme on voudra, de collaboration ; il écrit dans une revue périodique quelques nouvelles, et d’une plume fine et charmante qu’on dirait trempée dans l’écritoire de Nodier. Mais le travail littéraire régulier, le métier, lui répugne bientôt. Il ne se sent bon qu’à faire des vers. Et des vers, qui en veut ? À moins d’être signés Victor Hugo ou Lamartine, écrit-il à sa sœur, les vers ne se vendent pas. C’est encore un peu comme aujourd’hui. Cependant, et tandis qu’Hégésippe Moreau mourait de faim, un poëte qui ne se nommait ni Hugo, ni Vigny, ni Musset, ni Lamartine, ni Barbier, ni Béranger, faisait des vers qui s’achetaient bel et bien au poids de l’or, et qu’on se passait de main en main depuis la Chaussée-d’Antin jusqu’au noble faubourg ; les chansons de ce poëte étaient ineptes, mais l’auteur les écrivaitvi les mains teintes de sang : c’était Lacenaire. Ce succès du poëte assassin inspira au pauvre Moreau un cri de désespoir éloquent !

Ah ! sur tes échos sourds, la lyre est sans pouvoir !
Il faut des condamnés à mort pour t’émouvoir,
Paris ! Eh bien ! écoute : Ici, comme à Venise,
Un peuple condamné sous les Plombs agonise.
Le Malheur, les prenant tombés du sein natal,
Marque ces giaours de son cachet fatal.
Chaque jour les condamne, et comme au roi qui passe,
À chaque lendemain ils demandent leur grâce.
L’Espérance, avocat à la magique voix,
Les traîne ainsi longtemps de pourvois en pourvois.
Mais pareil au bourreau, qui vient et frappe à l’heure,
Le Suicide enfin les prend… et nul ne pleure ;
Nul ne mène le deuil vers le champ du Potier,
Et le poëte mort gît là, mort tout entier…
Arrêtez-vous au bord de la fosse d’Escousse,
Enfants vieux de douleurs, que son étoile y pousse.
Plus de chants, plus d’espoir : sur votre muse en deuil
Comment des éditeurs appeler le coup d’œil ?
Pour y saisir au vol une chanson, peut-être
Tous veillent maintenant au guichet de Bicêtre,
Et le public, sans foi dans vos noms sans crédit,
S’abonne chez Darmaing au scandale inédit…
Mais votre impatience en frémissant m’écoute ;
Vous paîriez, sans murmure, un grand nom, quoi qu’il coûte ;
Eh bien, pour éblouir et fixer le regard,
Secouez devant vous les éclairs d’un poignard ;
Marchez, frappez, d’un meurtre ensanglantez les rues ;
Devant la Renommée et la garde accourues,
Fiers, et pour piédestal prenant un corps humain,
Relevez-vous alors, des chansons à la main !

Enfin, pourtant, un de ses camarades lui offre d’éditer ses œuvres. Il touche cent francs et quatre-vingts exemplairesexem-viiplaires ! Mais cette misérable somme se dore d’un peu de gloire. Le volume réussit. Le nom de Moreau retentit dans les journaux. Le National, par la plume de M. Félix Pyat, fait un véritable dithyrambe en son honneur, Latouche va trouver Béranger et lui dit avec la brusquerie qui le caractérisait : J’ai trouvé un garçon qui est plus poëte que vous. Un rayon de bonheur éclaire l’âme si longtemps désolée d’Hégésippe Moreau, mais il ne s’abuse pas outre mesure, et dans une lettre à celle qui a cru en lui quand personne n’y croyait et qui pouvait maintenant se parer de son amour et de ses vers, il écrit : Je ne me crois pas un grand poëte, tant s’en faut, mais Dieu m’est témoin que je suis un vrai poëte ; malheureusement je ne suis que cela. Et il écrivait encore : Ces gens-là me laisseront mourir de faim et de chagrin ; après quoi ils diront : C’est dommage ! et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert. Les sinistres pressentiments d’Hégésippe Moreau devaient bientôt se vérifier. Sa santé allait en décroissant. Il reprit le chemin connu de l’hôpital. Il voulait y passer l’hiver : au bout d’un mois il en sortit pour être conduit au cimetière.

Cette mort à l’hôpital fut, comme le poëte l’avait pressenti, son plus grand bonheur littéraire. Elle lui suscita un torrent de regrets, d’amitiés et de louanges posthumes. Il ne laissait après lui qu’une petite gerbe de vers qui méritait bien d’être recueillie ; mais elle a été trouvée plus charmante encore et plus amoureusement dorée par le soleil de la poésie parce que le moissonneur lui-même avait été fauché misérablement sur cette gerbe, sans avoir eu seulement le temps de la lier. Il avait fait un bouquet de myosotis ; la pitié, une pitié tardive, plutôt que l’admiration, lui a tressé avec ce bouquet une couronne d’immortelles.viii

L’aptitude poétique d’Hégésippe Moreau n’est pas susceptible de contestation ; mais il n’avait pas eu le temps d’arriver à la pleine possession de son talent ; je devrais dire plutôt au complet développement de son âme. Il fait au hasard des satires, des chansons, des élégies ; les satires rappellent Barthélemy, les chansons imitent Béranger. Il est plus personnel dans ses vers élégiaques que parfume un souvenir d’amour pur, et où sa détresse éclate parfois en notes d’une poignante amertume, comme dans l’Isolement, l’Oiseau que j’attends, et surtout la tendre et ravissante pièce de la Voulzie. Il a de l’esprit et de la grâce dans l’invention ; sa forme, sans être toujours pure, est soignée avec un goût d’artiste. Ce sentiment délicat et vraiment attique de l’art, il l’a deployédéployé aussi dans les Contes à ma sœur. Parmi ces nouvelles en prose, il en est une qu’il est impossible de lire sans attendrissement : c’est le Gui de Chêne. La voici en quelques mots cette histoire, qui peut bien passer pour l’élégie personnelle du poëte et de ceux qui lui ressemblent.

Ixus, le gui chétif enté sur les grands chênes, est un frère souffreteux des robustes fils d’Hercule ; il est amoureux chastement de sa sœur, la douce Macaria. Un jour qu’il dormait abandonné dans son berceau, Apollon souffla sur les lèvres de l’enfant débile et délaissé. Ses lèvres en devinrent à jamais harmonieuses ; mais l’haleine du dieu avait glissé brûlante jusque dans la poitrine. Depuis ce temps le cœur palpitait toujours, et une flamme intérieure consumait le pauvre enfant. Ses frères lui disaient : Sois bon à quelque chose, apprends à faire des autels et des statues. Mais le ciseau et le marteau étaient trop lourds. Puis une vision s’interposait entre le dur paros et la main du sculpteur ; sesix lèvres murmuraient le nom d’une femme, et il restait à rêver. Il s’essaye à lire dans le ciel, à s’instruire dans la science fructueuse des vieillards de la Chaldée ; mais il ne voit dans les étoiles qu’une image et qu’un nom : celle qu’il aime, et il rêve. Il veut chasser comme ses frères : les oiseaux des bois se posent en chantant sur son carquois inoffensif ! Ses frères alors le battent. Ils ont bien raison : Ixus n’est bon à rien, à rien qu’à mourir au premier coup de vent. Il succombe en effet à l’excès de sa joie en apprenant qu’il est aimé.

Hégésippe Moreau est cet enfant débile qui porte le souffle divin dans sa poitrine ; non pas le grand souffle qui s’échappe de la bouche en paroles puissantes et sonores et qui soulève la multitude, mais ce petit souffle qui brûle tout doucement les cordes du cœur, dont il tire sans grand éclat quelques sons harmonieux et touchants. Vienne la bise, vienne surtout, hélas ! la tempête de la douleur, et les cordes minées par le feu intérieur se brisent, et comme dans le refrain de la chanson, on peut dire alors en frappant au nom du poëte à la porte du public :

Ouvrez, c’est le pauvre gui du chêne qu’un coup de vent a fait mourir !

Il y a, en effet, des âmes pour qui la poésie est à la fois une supériorité et une infirmité. Ce qu’elles ont de poésie appartient moins à l’immagination qu’à la sensibilité ; une sensibilité plus délicate que celle du commun des hommes et en quelque sorte maladive. Ce qu’elles ont de fécondité dans l’immagination est tourné principalement contre elles-mêmes et sert à les désespérer en leur grossissant les peines de la vie. Âmes mobiles, accessibles au plaisir, mais ayant surtout la vocation de la tendresse et de l’amour, pleines d’aspirations vers le bien et vers le beau, passant de fièvres subites à d’inexprimables défaillances,x elles sont incapables d’une énergie active et suivie. Elles s’abandonnent à elles-mêmes et, pour ainsi dire, se regardent brûler. Elles ne peuvent se prendre à la vie positive ; en dépit de leurs efforts, un voile se place entre elles et la réalité. Leur pensée est un rêve et ne peut se fixer, même dans l’art, par des créations de longue haleine. Ces malades ne sont pas capables d’une profession, pas plus du travail de l’homme de lettres que de tout autres ; ils ne sont bons qu’à écrire des vers à l’heure où vient la muse ; mais leurs vers mêmes se ressentent des faiblesses et des incertitudes de l’âme, et n’éveillent qu’un douteux écho. Malheur à eux, alors, si la fortune ne leur a pas été clémente à leur arrivée dans le monde ! Je ne dis pas qu’ils ont besoin d’être riches ; mais d’avoir du pain. Habitant de ses rêves, tout poëte vit dans le luxe, pourvu qu’il ne meure pas de faim. Malheur à eux aussi s’ils ne sont pas venus dans un temps favorable à la poésie ! Ah ! ils sont loin de nous les jours où un Sophocle gagnait un procès en lisant une tragédie à ses juges. Je ne sais pas si cette tragédie prouvait, comme il le voulait, qu’il fût capable d’administrer sa fortune ; mais je sais bien qu’un Sophocle, aujourd’hui, ne trouverait plus de tribunal pour lui donner gain de cause sur la simple lecture de son chef-d’œuvre. Peut-on s’étonner alors que ceux qui ne sont pas des Sophocles, que les poëtes de second orgre soient abandonnés à leur malheureux sort ; que nos affairés d’aujourd’hui laissent ces giaours, marqué du sceau fatal, élever dans le désert leurs notes plaintives et mourir de faim ?

Dans les époques mêmes les moins favorables à la poésie, il y a des moments qui le sont plus ou moins. Quelques poëtes bien dépassés par des poëtes plus récxi centsrécents dont le talent reste ignoré, vivent encore sur la réputation qu’ils se sont faite à la remorque des grands noms et à la suite du beau mouvement littéraire qui signala les dernières années de la Restauration et les premières du gouvernement de Juillet.

Hégésippe Moreau était arrivé au moment de la dispersion, et il n’avait pas assez d’éclat pour monter tout seul et d’emblée à la renommée. Il avait raison quand il disait : Je ne me crois pas un grand poëte, mais Dieu m’est témoin que je suis un poëte ; malheureusement, je ne suis que cela. Mais cela, ce qu’il était réellement, suffit pour justifier la pitié posthume qui a fait lever une fleur de gloire de la paille de son grabat ; cela est assez pour que ce jeune homme infortuné n’ait pas écrit en vain en tête de son œuvre inachevée : Myosotis, ne m’oubliez pas !

Louis Ratisbonne

Octobre 1860



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