Le nom d’Hégésippe Moreau est beaucoup plus connu que son œuvre. Tantôt ce nom, comme celui de Malfilâtre, de Gilbert et de quelques autres, sert d’enseigne banale aux déclamations des impuissants qui s’étonnent de ne pas glisser tout doucement vers la gloire sur une route en velours broché d’or, et qui accusent la société en frappant leur front vide. Ou bien ce nom d’un poëte infortuné est l’épouvantail que la prudence bourgeoise oppose aux ferveurs poétiques de la vingtième année, sans réussir beaucoup à décourager la vanité, sans réussir davantage, heureusement, à intimider la vocation.
La publication d’une édition populaire des œuvres en prose et en vers d’Hégésippe Moreau nous fournit une occasion favorable pour essayer de donner, sans parti pris, sa signification véritable à ce nom d’un poëte plus fréquemment cité pour son infortune que pour ses écrits.
Hégésippe Moreau naquit à Paris le 9 avril 1810. Il fut amené en bas
âge à Provins, où son père obtint une place de régent au collège, tandis que sa
mère entrait eni condition chez
madame F… Tous deux, dit M. Marcotte, l’ami et le
biographe attendri du poëte, traçant la route à leur fils, allèrent à peu de
distance l’un de l’autre mourir à l’hôpital.
Par les
soins de madame F…, le petit orphelin fut placé gratuitement dans
un séminaire, près de Fontainebleau. Il ne garda pas du séminaire un pieux
souvenir, et il ne paraît guère qu’il eût la vocation sacerdotale si
l’on en juge par cette confession poétique que je tire
d’un premier recueil satirique : Diogène, publié par Hégésippe Moreau en 1833.
Je ne voudrais pas défendre tous les traits d’âcre satire qu’on
trouve dans ces vers ; on ne peut relever l’expression au point de
vue du goût comme de la justice. L’ogre flairant la chair qui vient de
naître,
les stupides icoglans
, les noirs frelons
, cela est
excessif, cela manque de finesse et sent le poëte au début qui prend la
trivialité pour la force. Il y a bien d’autres fautes de goût. Les
peupliers comparés à des stores
, les talents cahotés par le sort,
ne
satisferont aucun aristarque. Les houris
ne sembleront peut-être pas non
plus d’un sentiment très-délicat. Ces vers sont pourtant d’une
facture souple et ferme, et ils m’ont paru intéressants à citer moins
encore pour donner une idée d’un talent qui s’accrut depuis et se
corrigea, que parce qu’ils portent les traces des premiers rêves du
poëte. On n’y voit pas sans émotion, en songeant à sa triste fin, ces
brillantes chimères déjà suivies de désillusions précoces et de funèbres
pressentiments.
Ayant terminé ses études à quinze ans, Moreau entra en apprentissage chez un
imprimeur de Provins. C’estiii dans cette
maison que s’écoulèrent les quelques jours heureux de sa vie. C’est
là qu’il connut la femme qu’il a aimée, une jeune fille au cœur
naïf et tendre ; celle qu’il a appelée sa sœur
dans ses
lettres et ses vers, et dont l’éternel souvenir fut une douceur toujours
mêlée à sa coupe d’amertume.
Sur la foi de ces trompeuses dont il est question dans les vers que nous avons cités, poussé sans doute aussi par d’imprudents conseils, Moreau, qui n’avait encore rien publié mais dont les amis se passaient déjà quelques vers gracieux ou spirituels, quitta sa province et vint à Paris, où il entra en qualité de compositeur dans l’imprimerie de M. Firmin Didot.
C’était à la veille des journées de 1830. La révolution éclate, Moreau
y prend part avec l’ardeur de ses vingt ans ; puis il quitte assez
étourdiment son imprimerie et se fait maître d’étude. Cette époque, de
l’aveu même de son panégyriste, M. Marcotte, fut une mauvaise crise
dans la vie de Moreau. Il se lia avec quelques jeunes gens libertins qui,
charmés de son esprit, l’entraînèrent dans leurs folles
parties. L’image de la sœur
bien-aimée s’éclipse :
adieu la pureté, la candeur, les illusions ! Le poëte, pauvre et
mécontent de lui-même, s’aigrit contre les autres. Il aime le plaisir et
il n’a pas toujours le pain. À cette époque, et donnant cet exemple à
l’infortuné Gérard de Nerval, il errait souvent la nuit dans les rues de
Paris, sans feu ni lieu, couchant dans un bateau amarré sur la Seine ou sous un
arbre du bois de Boulogne ; surpris parfois par une ronde de nuit et
conduit comme un vagabond à la Préfecture de police. Il écrit à son
amie : Ah ! pourquoi vous ai-je quittée ? Pourquoi
m’avez-vous laissé partir ?
Le choléra de 1832 désole
Paris. Moreau en profite pour se faire admettreiv
à l’hôpital. C’est toujours un gîte, et le lit contagieux
d’un cholérique sourit à la sombre espérance du poëte malheureux. Il
écrit son élégie : Un souvenir à
l’hôpital.
Gilbert ! ce nom se plaçait de lui-même sous sa plume et y revient plus d’une fois. Après deux ans de souffrances et de déceptions de toutes sortes, Hégésippe Moreau s’en retourne un jour à pied à Provins. Il y entreprend, avec le concours de quelques bienveillants souscripteurs, une publication périodique en vers à la façon de la Némésis de Méry et Barthélemy, qu’il intitule : le Diogène. La verve et la vigueur ne manquaient pas à ces satires politiques, satires libérales et même républicaines, je n’ai pas besoin de le dire. Après juillet 1830, comme après la révolution de 1848, Charles X et Louis-Philippe sont des tyrans pour les jeunes Spartiates qui sortent des bancs, sans qu’on puisse en faire un reproche à personne. Et si le monde n’a pas souri au jeune homme, s’il est malheureux, s’étonnera-t-on que la société lui semble mauvaise et qu’il rêve l’âge d’or dans une république ? Lui en voudra-t-on de quelques injustices, de quelque amertume, de quelques déclamations plus ou moins factices tombées de sa plume ?v
Des hostilités ou des rancunes de petite ville forcèrent pourtant Moreau de
renoncer bientôt à son œuvre. Au bout d’un an il revient à Paris
recommencer contre la destinée le combat où il devait succomber. Il rentra dans
une imprimerie ; mais le poëte est distrait, son travail de compositeur
ne vaut rien ; on le remercie. Il essaye encore de ce cruel métier de
maître d’étude dans un collège, qu’on a eu l’utile pensée de
chercher à relever dans ces derniers temps. Moreau trouve encore à compiler des
journaux pour une revue nouvelle. Mais ces divers expédients pour vivre lui
échappent successivement. Le dégoût, la lassitude les lui font souvent résigner
de lui-même. Faible de caractère et de complexion, il n’était pas fait
pour les obstacles. Il s’irritait contre eux, sans essayer ni de les
franchir ni de les tourner, et cherchait, sans y réussir, à se prendre à la vie
positive. Il essaye, à cette époque, du travail littéraire proprement dit. Il
fait, hélas ! un vaudeville avec circonstances atténuantes ou
aggravantes, comme on voudra, de collaboration ; il écrit dans une revue
périodique quelques nouvelles, et d’une plume fine et charmante
qu’on dirait trempée dans l’écritoire de Nodier. Mais le travail
littéraire régulier, le métier, lui répugne bientôt. Il ne se sent bon
qu’à faire des vers. Et des vers, qui en veut ? À moins
d’être signés Victor Hugo ou Lamartine, écrit-il à sa sœur, les vers ne
se vendent pas.
C’est encore un peu comme
aujourd’hui. Cependant, et tandis qu’Hégésippe Moreau mourait de
faim, un poëte qui ne se nommait ni Hugo, ni Vigny, ni Musset, ni Lamartine, ni
Barbier, ni Béranger, faisait des vers qui s’achetaient bel et bien au
poids de l’or, et qu’on se passait de main en main depuis la
Chaussée-d’Antin jusqu’au noble faubourg ; les chansons de
ce poëte étaient ineptes, mais l’auteur les écrivaitvi les mains teintes de sang : c’était
Lacenaire. Ce succès du poëte assassin inspira au pauvre Moreau un cri de désespoir éloquent !
Enfin, pourtant, un de ses camarades lui offre d’éditer ses œuvres. Il
touche cent francs et quatre-vingts exemplairesexem-viiplaires ! Mais cette misérable somme se dore
d’un peu de gloire. Le volume réussit. Le nom de Moreau retentit dans les
journaux. Le National, par la plume de
M. Félix Pyat, fait un véritable dithyrambe en son honneur, Latouche va
trouver Béranger et lui dit avec la brusquerie qui le caractérisait :
J’ai trouvé un garçon qui est plus poëte que vous.
Un rayon de
bonheur éclaire l’âme si longtemps désolée d’Hégésippe Moreau, mais
il ne s’abuse pas outre mesure, et dans une lettre à celle qui a cru en
lui quand personne n’y croyait et qui pouvait maintenant se parer de son
amour et de ses vers, il écrit : Je ne me crois pas un grand poëte,
tant s’en faut, mais Dieu m’est témoin que je suis un vrai
poëte ; malheureusement je ne suis que cela.
Et il écrivait
encore : Ces gens-là me laisseront mourir de faim et de
chagrin ; après quoi ils diront : C’est dommage ! et
me feront une réputation pareille à celle de Gilbert.
Les sinistres
pressentiments d’Hégésippe Moreau devaient bientôt se vérifier. Sa santé
allait en décroissant. Il reprit le chemin connu de l’hôpital. Il voulait
y passer l’hiver : au bout d’un mois il en sortit pour être
conduit au cimetière.
Cette mort à l’hôpital fut, comme le poëte l’avait pressenti,
son plus grand bonheur littéraire. Elle lui suscita un torrent de regrets,
d’amitiés et de louanges posthumes. Il ne laissait après lui qu’une
petite gerbe de vers qui méritait bien d’être recueillie ; mais
elle a été trouvée plus charmante encore et plus amoureusement dorée par le
soleil de la poésie parce que le moissonneur lui-même avait été fauché
misérablement sur cette gerbe, sans avoir eu seulement le temps de la lier. Il
avait fait un bouquet de myosotis ;
la pitié, une pitié tardive,
plutôt que l’admiration, lui a tressé avec ce bouquet une couronne
d’immortelles.viii
L’aptitude poétique d’Hégésippe Moreau n’est pas susceptible de contestation ; mais il n’avait pas eu le temps d’arriver à la pleine possession de son talent ; je devrais dire plutôt au complet développement de son âme. Il fait au hasard des satires, des chansons, des élégies ; les satires rappellent Barthélemy, les chansons imitent Béranger. Il est plus personnel dans ses vers élégiaques que parfume un souvenir d’amour pur, et où sa détresse éclate parfois en notes d’une poignante amertume, comme dans l’Isolement, l’Oiseau que j’attends, et surtout la tendre et ravissante pièce de la Voulzie. Il a de l’esprit et de la grâce dans l’invention ; sa forme, sans être toujours pure, est soignée avec un goût d’artiste. Ce sentiment délicat et vraiment attique de l’art, il l’a deployédéployé aussi dans les Contes à ma sœur. Parmi ces nouvelles en prose, il en est une qu’il est impossible de lire sans attendrissement : c’est le Gui de Chêne. La voici en quelques mots cette histoire, qui peut bien passer pour l’élégie personnelle du poëte et de ceux qui lui ressemblent.
Ixus, le gui chétif enté sur les grands chênes, est un frère souffreteux des robustes fils d’Hercule ; il est amoureux chastement de sa sœur, la douce Macaria. Un jour qu’il dormait abandonné dans son berceau, Apollon souffla sur les lèvres de l’enfant débile et délaissé. Ses lèvres en devinrent à jamais harmonieuses ; mais l’haleine du dieu avait glissé brûlante jusque dans la poitrine. Depuis ce temps le cœur palpitait toujours, et une flamme intérieure consumait le pauvre enfant. Ses frères lui disaient : Sois bon à quelque chose, apprends à faire des autels et des statues. Mais le ciseau et le marteau étaient trop lourds. Puis une vision s’interposait entre le dur paros et la main du sculpteur ; sesix lèvres murmuraient le nom d’une femme, et il restait à rêver. Il s’essaye à lire dans le ciel, à s’instruire dans la science fructueuse des vieillards de la Chaldée ; mais il ne voit dans les étoiles qu’une image et qu’un nom : celle qu’il aime, et il rêve. Il veut chasser comme ses frères : les oiseaux des bois se posent en chantant sur son carquois inoffensif ! Ses frères alors le battent. Ils ont bien raison : Ixus n’est bon à rien, à rien qu’à mourir au premier coup de vent. Il succombe en effet à l’excès de sa joie en apprenant qu’il est aimé.
Hégésippe Moreau est cet enfant débile qui porte le souffle divin dans sa poitrine ; non pas le grand souffle qui s’échappe de la bouche en paroles puissantes et sonores et qui soulève la multitude, mais ce petit souffle qui brûle tout doucement les cordes du cœur, dont il tire sans grand éclat quelques sons harmonieux et touchants. Vienne la bise, vienne surtout, hélas ! la tempête de la douleur, et les cordes minées par le feu intérieur se brisent, et comme dans le refrain de la chanson, on peut dire alors en frappant au nom du poëte à la porte du public :
Ouvrez, c’est le pauvre gui du chêne qu’un coup de vent a
fait mourir !
Il y a, en effet, des âmes pour qui la poésie est à la fois une supériorité
et une infirmité. Ce qu’elles ont de poésie appartient moins à
l’immagination qu’à la sensibilité ; une sensibilité plus
délicate que celle du commun des hommes et en quelque sorte maladive. Ce
qu’elles ont de fécondité dans l’immagination est tourné
principalement contre elles-mêmes et sert à les désespérer en leur grossissant
les peines de la vie. Âmes mobiles, accessibles au plaisir, mais ayant surtout
la vocation de la tendresse et de l’amour, pleines d’aspirations
vers le bien et vers le beau, passant de fièvres subites à
d’inexprimables défaillances,x elles sont
incapables d’une énergie active et suivie. Elles s’abandonnent à
elles-mêmes et, pour ainsi dire, se regardent brûler. Elles ne peuvent se
prendre à la vie positive ; en dépit de leurs efforts, un voile se place
entre elles et la réalité. Leur pensée est un rêve et ne peut se fixer, même
dans l’art, par des créations de longue haleine. Ces malades ne sont pas
capables d’une profession, pas plus du travail de l’homme de
lettres que de tout autres ; ils ne sont bons qu’à écrire des vers
à l’heure où vient la muse ; mais leurs vers mêmes se ressentent
des faiblesses et des incertitudes de l’âme, et n’éveillent
qu’un douteux écho. Malheur à eux, alors, si la fortune ne leur a pas été
clémente à leur arrivée dans le monde ! Je ne dis pas qu’ils ont
besoin d’être riches ; mais d’avoir du pain. Habitant de ses
rêves, tout poëte vit dans le luxe, pourvu qu’il ne meure pas de
faim. Malheur à eux aussi s’ils ne sont pas venus dans un temps favorable
à la poésie ! Ah ! ils sont loin de nous les jours où un Sophocle
gagnait un procès en lisant une tragédie à ses juges. Je ne sais pas si cette
tragédie prouvait, comme il le voulait, qu’il fût capable
d’administrer sa fortune ; mais je sais bien qu’un Sophocle,
aujourd’hui, ne trouverait plus de tribunal pour lui donner gain de cause
sur la simple lecture de son chef-d’œuvre. Peut-on s’étonner alors
que ceux qui ne sont pas des Sophocles, que les poëtes de second orgre soient
abandonnés à leur malheureux sort ; que nos affairés
d’aujourd’hui laissent ces giaours, marqué du sceau fatal,
élever dans le désert leurs notes plaintives et mourir de faim ?
Dans les époques mêmes les moins favorables à la poésie, il y a des moments qui le sont plus ou moins. Quelques poëtes bien dépassés par des poëtes plus récxi centsrécents dont le talent reste ignoré, vivent encore sur la réputation qu’ils se sont faite à la remorque des grands noms et à la suite du beau mouvement littéraire qui signala les dernières années de la Restauration et les premières du gouvernement de Juillet.
Hégésippe Moreau était arrivé au moment de la dispersion, et il
n’avait pas assez d’éclat pour monter tout seul et d’emblée à
la renommée. Il avait raison quand il disait : Je ne me crois pas un
grand poëte, mais Dieu m’est témoin que je suis un poëte ;
malheureusement, je ne suis que cela.
Mais cela, ce qu’il était
réellement, suffit pour justifier la pitié posthume qui a fait lever une fleur
de gloire de la paille de son grabat ; cela est assez pour que ce jeune
homme infortuné n’ait pas écrit en vain en tête de son œuvre
inachevée : Myosotis, ne m’oubliez pas !
Louis Ratisbonne
Octobre 1860