La vie maudite d’Hégésippe Moreau
L’élève Moreau

Dès le début de son externat à l’institution Souclier, Hégésippe apparut comme un excellent sujet. On le voit par ce billet de l’institutrice adressé à Madame Moreau après un trimestre de fréquentation scolaire :

Madame,

Je suis on ne peut plus contente de votre fils, je lui ai fait faire une dictée où il a fait peu de fautes : il raisonne très bien, il a beaucoup de jugement et annonce beaucoup d’esprit. Je vous engage à ne point le négliger et à le récompenser aujourd’hui. Je suis convenue avec lui de lui faire faire une dictée tous les jeudis et, pour lui donner de l’émulation, il me dictera aussi ; cela l’engagera à étudier.

Aglaé Souclier.

A la rentrée d’automne, Hégésippe passa comme élève externe au collège communal de Provins, où il avait été admis gratuitement en considération des services rendus par son père. Le principal, M. Poirier, le plaça dans la sixième division qui avait pour régent M. Cénégal, l’ami24 de la famille. Il demeura bon élève et fit de rapides progrès, surtout dans l’étude du latin qui, on le sait, était alors le fond de l’enseignement secondaire.

Trois ans passèrent, au cours desquels la France eut à supporter une pénible occupation étrangère et à régler les vastes problèmes que soulevaient le retour à la paix extérieure et intérieure, sous un régime politique impopulaire, et la nécessité de résoudre les questions sans cesse renaissantes qui se posaient dans l’ordre diplomatique, militaire, administratif, religieux, financier. Le pays légal, comme on appelait l’ensemble des électeurs censitaires, faisait non sans peine l’apprentissage du système parlementaire, et l’opinion suivait avec passion les débats des Chambres, où s’affrontaient les deux tendances adverses, ultra-royaliste et libérale.

En 18191819, les dissentiments politiques entre ultras et libéraux prirent toute leur acuité. Dans l’esprit des premiers, tout partisan des principes de 17891789 était un anarchiste, un être sans morale, et de plus, s’il se disait indifférent à la foi catholique, un athée. Les tenants de l’ancien régime revendiquaient sérieusement, pour eux seuls, la qualification d’honnêtes gens, leurs adversaires ne pouvant être que des sujets dévoyés et impatients de renouveler les scènes atroces de la Terreur. Au mois de 1819-03mars, plusieurs journaux royalistes publièrent une historiette dont la conclusion tenait dans un distique où deux forçats, se rencontrant par hasard s’exprimaient ainsi :

— Quoi ! je te vois, ami, loin du bagne fatal !
Es-tu donc libéré ? — Non, je suis libéral !

Cette plaisanterie eut un énorme succès parmi les ultras, et fut répétée avec une telle insistance qu’elle finit par exaspérer les libéraux. Or, dans les collèges (le terme de lycée, créé sous le Consulat, avait été supprimé) les élèves partageaient25 les opinions de leurs familles et les défendaient à l’occasion. Parmi les externes des classes d’humanités surtout, les idées libérales avaient la faveur du plus grand nombre ; il s’ensuivit un peu partout, dans les établissements d’enseignement, des querelles et des pugilats qui dégénérèrent en révoltes ouvertes au collège Louis-le-Grand de Paris et dans les collèges et facultés d’une douzaine d’autres grandes villes.

Le collège de Provins eut sa part d’agitation dans ces troubles. Trois ans auparavant, après un vote de la Chambre introuvable, l’Université avait failli passer sous le contrôle immédiat des évêques, mais la clôture de la session était survenue avant l’envoi de la proposition de loi aux Pairs. Toutefois, depuis lors, l’influence du clergé se faisait vivement sentir, et les élèves qui avaient connu le régime impérial, les grands, élevaient contre les nouveaux usages de griefs assez puérils. Ils s’offusquaient de ce qu’on eût substitué, comme signaux habituels pour annoncer les occupations quotidiennes, le son de la cloche monacale à celui du tambour militaire du temps de Napoléon. Ils critiquaient l’adoption de coutumes dévotes qui présidaient maintenant à toute leur existence et, surtout, reprochaient au gouvernement d’avoir introduit, dans les études, un esprit religieux contraire aux enseignements généraux de la philosophie et de l’histoire. Bref, cette tendance ancienne à la libre discussion, qui s’appela successivement réformation, libertinage et voltairianisme, reparaissait dans la jeunesse sous le vocable libéral et provoquait les mêmes effets de discorde.

A Provins, le mouvement de protestation ne dépassa pas les murs du collège, et Hégésippe était trop jeune et d’un naturel trop pacifique pour y jouer un rôle actif. Il devait cependant garder le souvenir de cette espèce d’insurrection verbale et, comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, il se trouva familiarisé dès l’enf-26fancel’enfance avec les idées et le vocabulaire des opposants politiques et religieux.

Il était pieux d’ailleurs, et le demeura longtemps, suivant en cela l’exemple de madame Favier dont la stricte dévotion n’était pas sans sévérité, et celui d’Émile Guérard, qui partageait sa vie entre les soins réclamés par la santé de son corps ou de son âme, et ses travaux scientifiques. Ce jeune homme préparait un Mémoire sur l’antiquité de la civilisation, nécessitant de nombreux déplacements à destination de Paris, qui se traduisaient, à Champbenoist, par des absences prolongées.

L’élève Moreau allait et venait seul maintenant, en grand garçon qu’il était devenu. Certes, il se réjouissait toujours de retrouver à Champbenoist sa bienfaitrice, et aussi le vieux docteur Favier, qui, volontiers, s’associait aux bonnes actions de sa femme. Il gardait une affection plus révérentielle à monsieur Émile, tuteur dévoué mais de maintien plutôt distant, que du reste il voyait peu fréquemment à cause de ses voyages répétés. Mais pour tout dire, l’ami de prédilection de l’écolier était le petit Camille, qui entrait dans sa cinquième année et lui rendait passionnément son amour fraternel. L’éveil de l’intelligence du bébé ravissait le sensible Hégésippe, qui s’ingéniait à l’amuser et n’avait d’autres jeux que les siens. Voir, distraire et caresser Camille étaient les meilleurs passe-temps du collégien en visite, à moins que de subites maladies d’enfant ne vinssent le jeter dans une sombre inquiétude, qui persistait jusqu’à la guérison.

A Provins, chez les Guérard, Marie Roulliot s’était depuis longtemps affirmée comme une auxiliaire de premier ordre, et parfaitement digne de la confiance que ses maîtres lui avaient accordée dès le premier jour. Fort capable de les suppléer au besoin, elle vivait avec eux comme une parente l’aurait pu faire et son fils était traité comme l’enfant de la maison. En somme, le train de vie des Moreau n’eût rien laissé à dé-27sirerdésirer, et nulle ombre n’aurait déparé ce tableau rassurant si Marie n’avait parfois ressenti les symptômes du mal qui avait emporté le père de son enfant.

Hégésippe, cependant, poursuivait au collège de brillantes études. Il avait allégrement supporté les examens d’usage et était entré à neuf ans dans la classe de troisième. Les cours terminés, et lorsqu’il s’agit de préparer la distribution annuelle des prix, il eut le plaisir de se voir désigner pour subir, ave l’élite des élèves, une épreuve publique où il aurait à répondre sur les matières suivantes : les deux premiers livres des fables de Phèdre. — Les Fables de La Fontaine. — Le De viris en entier.

Bien entendu, les familles étaient conviées d’avance à cette solennité, et les hôtes de Champ-benoist et de la Fontaine ne manqueraient pas de s’y rendre. Mais Émile Guérard se trouvait justement à Paris et risquait, faute d’être prévenu, de manquer une si belle occasion d’assister au triomphe de son protégé. Sur le conseil de madame Favier, celui-ci se mit en devoir de lui écrire et composa la lettre suivante :

Ce 1820-08-099 août 1820.
Monsieur,

Excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire. Je ne suis pas un Démosthène ou un Cicéron pour pouvoir écrire avec éloquence ou avec sagesse ; mais j’espère que vous excuserez la naïveté de mon enfance, car le simple but de ma lettre est de vous faire savoir que, si vous avez l’intention de venir à Provins pour la distribution des prix, elle est fixée au 1820-08-1717 août. J’ai fait tous mes efforts pour mériter votre estime et votre bienveillance, et pour me rendre digne des bontés dont vous m’avez comblé jusqu’aujourd’hui.

Agréez, Monsieur, l’assurance du respect et de la soumission avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre dévoué et respectueux serviteur.

Moreau
Bibliothèque-musée de Provins. Lettre autographe.

Émile se rendit à l’invitation, et cette cérémonie fut la dernière réjouissance familiale où l’on put voir réunis, au grand complet, tous les bienfaiteurs de Marie et de son fils. La mort du docteur Favier, survenue peu de temps après, marqua le début d’une série de deuils qui atteignirent Hégésippe dans ses plus chères affections.

L’élève Moreau passa avec le même succès les examens probatoires des années suivantes. Sa réputation était donc bien établie lorsque, à l’âge de douze ans, il bouclait en première le cycle de connaissances qu’offrait alors aux familles l’institution communale de Provins. Ses mérites lui valurent un placement qui allait lui permettre de terminer ailleurs ses études.

Camille Guérard, trouvant la gestion de son hôtellerie trop fatigante pour sa femme et pour lui-même, résolut en 18221822 de céder son fonds et de s’installer comme fermier dans le domaine agricole du Plessis-Hainault, près de la forêt de Jouy, à quelques lieues de Provins. Ce projet comportait le maintien à son service de Marie Roulliot, qui consentit de grand cœur à suivre ses maîtres ; mais elle demanda en même temps qu’Hégésippe fût mis en mesure de compléter son éducation, ce qui ne pouvait être réalisé au Plessis, hameau lointain de la plaine briarde.

Depuis un an précisément, le haut clergé était investi, dans chaque diocèse, du contrôle des établissements d’instruction. L’évêque de Meaux,29 Mgr de Cosnac, avait usé de ce privilège pour provoquer, dans la population scolaire catholique, des demandes d’admission aux séminaires installés près du siège épiscopal. A l’égard du recrutement des prêtres, la situation de ce zélé prélat était difficile, et il avait entrepris une véritable campagne de propagande pour remédier au déficit toujours croissant de l’effectif clérical.

Jean-Joseph-Marie-Victoire de Cosnac, ancien sulpicien, avait été sous l’ancien régime vicaire général de l’évêque de Beauvais, Mgr de la Rochefoucault, son parent. Emigré en 17921792, rentré en France en 18051805, il était devenu sous l’Empire curé de Brive-la-Gaillarde, son pays natal, qu’il avait quitté en 18191819 pour monter sur le trône de Bossuet. Dès son entrée à Meaux, le 1819-11-2222 novembre, il s’était affligé de la crise de recrutement qui depuis six ans éprouvait le diocèse.

Son territoire diocésain, demeuré dans les limites fixées par l’Assemblée constituante en 17901790, comprenait les départements de la Marne et de Seine-et-Marne, et les vocations sacerdotales, peu nombreuses dans le premier, étaient si rares dans le second que depuis vingt-neuf ans la Seine-et-Marne n’avait fourni que douze prêtres. Le déficit était comblé par des apports venus de l’extérieur, dont la Marne avait sa part ; mais à l’égard de ce dernier département la situation allait changer, car il était question d’y rétablir l’archevêché de Reims avec l’évêché de Châlons, et les curés de paroisse exerçant en Seine-et-Marne, mais venant de la Marne, étaient déjà pressentis pour retourner dans leur région d’origine.

Le cas menaçait de devenir grave, et Mgr de Cosnac, ayant consacré dix-huit mois à la visite de son diocèse, décida de favoriser, par divers moyens, la vocation religieuse de tous les jeunes gens, même de ceux qui jusque-là s’étaient proposé de vivre dans le monde. Sur sa demande, le collège de Provins fut transformé en établissement mixte et reçut, au 1820-04mois d’avril suivant, une30 nouvelle direction ecclésiastique, avec l’abbé Lemaire comme principal, et l’abbé Grabut comme sous-principal.

Dès lors, un groupe de quarante élèves, produit d’une sévère sélection, fut constitué à Provins comme une pépinière de futurs séminaristes, et quelques-uns parmi les premiers désignés partirent pour Meaux à la rentrée des vacances de Paques. Hégésippe Moreau, dont le triste sort avait été signalé par Camille Guérard à l’abbé Grabut, fut au nombre de ces sujets d’élite. Il arriva dans la ville épiscopale comme élève de quatrième au petit séminaire, sans que sa mère eût bourse à délier de ce fait, Mme Favier ayant pris à son compte le paiement des frais de pension.

Ce départ fut cruel au cœur de l’adolescent, qui dut quitter presque inopinément sa chère maman, sa bienfaitrice Mme Favier, dont le rôle était pour lui celui d’une seconde mère, et surtout son petit frère de lait Camille, dont le désespoir fut affreux à l’heure de la séparation. Il fut à peine moins peiné de s’éloigner des lieux où s’était écoulée toute sa vie d’écolier, Provins avec son oppidum surmonté de l’antique tour de César, gloire de la ville haute, les vieux bâtiments du collège dominés par le dôme de l’église Saint-Quiriace, la joyeuse hôtellerie de la Fontaine, tombée en des mains inconnues, la villa de Champbenoist à la jolie façade ornée d’un double escalier, avec ses pelouses soignées, ses gais jets d’eau, son petit parc… Il pleura en retournant vers la ville où stationnait la voiture prête à partir, en voyant sa Voulzie serpenter, limpide, dans la plaine parsemée d’ombrages printaniers.

Le trajet de Provins à Meaux s’accomplit dans l’espace d’une journée, au moyen d’un char à bancs transportant élèves et bagages. On ne s’arrêta que pour les repas et pour franchir quelques trajets montueux qu’on parcourait à pied afin de soulager les chevaux. A l’arrivée, les voyageurs furent déposés dans le faubourg de Chaage, de-31vantdevant le portail d’une ancienne abbaye aux vastes bâtiments d’aspect sévère. C’était le petit séminaire, dont le supérieur se nommait M. Sassinot.

M. Sassinot, de quatre ans plus jeune que M. de Cosnac, avait comme lui exercé le saint ministère sous l’ancien régime. Mais à la réquisition militaire survenue en 17921792, il était devenu soldat dans les armées de la République et n’avait été libéré qu’après trois ans de service. Venu en 18041804 du diocèse de Soissons dans celui de Meaux, au début de la crise d’effectif, il était devenu curé de Varreddes, puis professeur au petit séminaire, et enfin directeur de cet établissement. Au 1822-03printemps de 18281822 sa santé était bien compromise, et Hégésipe ne fit guère que l’entrevoir au cours de ses rares sorties de malade, jusqu’au joure où son état de plus en plus inquiétant l’obligea à garder la chambre. Bientôt on craignit pour sa vie ; ce fut pour le poète en herbe une occasion de reprendre sa lyre. Il écrivit sur ce douloureux sujet une ode exprimant les sentiments des élèves à l’égard de leur maître vénéré :

L’abîme du malheur s’entr’ouvre sous nos pas.
Referme-le, Grand Dieu, ne nous y plonge pas !
S’il faut une victime à ta juste colère,
Je suis prêt à mourir pour sauver notre père.

Etc… La fatale menace qu’on sentait planer sur M. Sassinot s’accomplit bientôt. Il mourut le 1822-06-2929 juin suivant, des suites, a-t-on dit, des fatigues dues à un travail exagéré. Hégésippe, mis en goût par le succès d’estime qu’avait eu son œuvre pré-32cédenteprécédente, et sans doute aussi réellement inspiré par l’événement, donna sur cette mort quatre nouvelles strophes dont voici les dernières :

Mais quel est ce mortel qui comme un autre Élie
Prend un rapide essor vers la sainte patrie ?
Oh ! quel char radieux et quelle majesté !
Des brûlans séraphins j’aperçois la phalange
Guidant le nouvel ange
Au céleste séjour de la félicité.
C’est Sassinot. Quel jour de joie et d’allégresse !
Oh bardes ! Que vos chants le célèbrent sans cesse ;
Adressez-lui vos vœux, habitans d’ici-bas ;
Et vous, jeunes enfans, vous à qui ce bon père
Vient d’ouvrir la carrière,
Ne pleurez plus sur lui, mais marchez sur ses pas !

L’inspiration de ces vers se rencontre étrangement avec celle du Louis XVII de Victor Hugo, pièce d’ailleurs postérieure de six mois à celle-ci. Aucun rapprochement n’est à faire entre ces œuvres de début de deux enfants sublimes, car l’auteur des Odes et ballades domine de trop haut son cadet. Mais s’il fallait malgré tout faire une comparaison, le critique impartial devrait tenir compte de ceci : en 18221822, Victor Hugo avait vingt ans ; Hégésippe Moreau n’en avait que douze.

Cette précocité dans le talent poétique ne fut pas toujours favorable au jeune auteur. Plusieurs professeurs, ne pouvant croire à une si surprenant facilité, craignirent une mystification, soupçonnèrent Hégésippe de tricherie et se défièrent de lui. Ce préjugé lui valut un notable désagrément le jour où l’un de ces messieurs, ayant mis par hasard la main sur le Mort du duc de Berry, lui demanda si cette élégie, dont le texte était de son écriture, était bien entièrement de lui. L’élève répondit affirmativement, et peut-être d’un ton trop décidé au goût du maître. Une discussion s’engagea et le poète, finalement, fut puni pour avoir faussement prétendu être l’auteur33 d’une œuvre évidemment au-dessus des moyens d’un enfant de son âge.

Il se consola de cette mésaventure en disant :
— On ne veut pas que mes vers soient de moi. Il faut donc qu’on les trouve bien bons !

Les petites misères de la vie en commun lui étaient d’ailleurs supportables ; mais il allait subir des épreuves bien autrement douloureuses. Ce fut d’abord l’annonce de la maladie, puis de la mort du petit Camille Guérard, enlevé à sa famille par une fièvre maligne. Ce fut, presque aussitôt après, la nouvelle que Marie Roulliot, atteinte d’une phtisie incurable, avait quitté le Plessis-Hainault pour se faire soigner à l’Hôtel-Dieu de Provins.

La courageuse femme avait lutté contre le mauvais sort jusqu’à la limite de ses forces. Comme il était facile de le deviner, sa tardive hospitalisation présageait une issue fatale et prompte. Son fils bien jeune encore, mais instruit par le souvenir du professeur Moreau, pouvait le craindre, et c’est sans étonnement, sinon sans douleur qu’il apprit sa fin.

Marie Roulliot rendit l’âme en chrétienne le 1823-02-055 février 1823, et fut enterrée dans l’ancien cimetière de la paroisse de Saint-Ayoul, laissant, écrivit un contemporain, le souvenir d’une femme de cœur, d’un caractère élevé et délicat. Certains auteurs ont cru pouvoir avancer que son fils ne rendit pas à sa mémoire l’hommage public qu’elle méritait, et cela parce qu’il gardait rancune à ses parents naturels de l’irrégularité de sa naissance. Ces censeurs fondent leur dire sur le mutisme complet qu’Hégésippe aurait gardé, dans ses écrits, sur son père et sa mère. Rigoureusement, l’imputation est vraie en ce qui concerne Claude-François Moreau, mais pour ce qui est de sa compagne, elle est détruite par un passage du chef-d’œuvre où le poète, devenu homme, rapporte les décevantes promesses qu’en son enfance lui faisait la Voulzie :

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Moi, j’aurai pour tes chants de longs échos… » — Chimère !
Le fossoyeur m’a pris et Camille et ma mère.
J’avais bien des amis ici-bas quand j’y vins,
Bluet éclos parmi les roses de Provins :
Du sommeil de la mort, du sommeil que j’envie,
Presque tous maintenant dorment, et, dans la vie,
Le chemin dont l’épine insulte à mes lambeaux,
Comme une voie antique est bordée de tombeaux.

Orphelin, sans parenté connue d’aucune sorte, l’élève Moreau garda l’amitié généreuse de Mme Favier et de ses deux fils, qui continuèrent à payer sa pension. Il avait d’ailleurs beaucoup d’autres amis, comme il le dit lui-même, et l’un des plus agissants semble avoir été cet abbé Grabut, le sous-principal du collège de Provins, qui antérieurement avait professé au petit séminaire du diocèse. Cet ecclésiastique cumulait ses fonctions pédagogiques avec celles de desservant de Saint-Quiriace, ce qui l’avait rapidement mis au fait des choses provinoises. Il fut donc bien placé pour connaître la situation d’Hégésippe, que Camille Guérard lui avait recommandé, et, quoique éloigné de l’orphelin, il le prit en affection.

Plus que jamais l’évêque de Meaux insistait auprès de son clergé pour la découverte des vocations sacerdotales, et Provins avait magnifiquement répondu à son attente. La principale recrue de cette ville était l’un de ses notables, M. Allou, un magistrat de vingt-cinq ans qui siégeait comme juge-auditeur au tribunal. Il partit en 1822-10octobre 1822 pour le séminaire de Saint-Sulpice. L’abbé Grabut passa pour n’être point étranger à cette détermination qui devait finalement profiter au diocèse, quand le néophyte serait ordonné prêtre.

Mais si Monseigneur appréciait la qualité de telles recrues, il n’était pas moins satisfait lorsqu’une sensible augmentation du nombre d’élèves moyens, dans le grand et le petit séminaires, attestait le zèle des paroisses à répondre à ses vœux. Il en fut ainsi à la rentrée d’1822-10octobre 182235 qui sivit le rétablissement du diocèse de Châlons-sur-Marne. L’effectif des deux séminaires de Meaux passa de 171 élèves à 235, et l’encombrement des locaux fut tel que, faute de place pour les loger tous, on dut en détacher 42 à l’extérieur sous la surveillance d’un économe.

Mgr de Cosnac était un esprit réalisateur. Il décida de dédoubler son petit séminaire et d’installer l’effectif en excédent dans la partie sud du département. Il subsistait alors, dans la paroisse d’Avon près de Fontainebleau, les vastes bâtiments d’une maison de Charité, ou hôpital, fondée au xviie siècle par Anne d’Autriche et tenue d’abord par les Frères de Saint-Jean de Dieu. Cette maison, appelée couvent de Sainte-Anne la Royale, avait prospéré jusqu’en 17931793, époque où la Révolution chassa les religieux. L’immeuble, dévolu depuis à l’hôpital civil de Fontainebleau, était sous la Restauration loué à quelques particuliers. En un an, l’évêque obtint la faculté d’ouvrir un second petit séminaire, décida de l’installer à Avon, acheta l’immeuble de Sainte-Anne la Royale, et fit procéder aux aménagements rendus nécessaires par sa nouvelle destination.

Enfin, le 1823-10-1010 octobre 1823, quarante élèves de Meaux vinrent occuper l’ancienne maison de Charité. C’était seulement un détachement précurseur qui forma l’amorce de six classes, numérotées de la troisième à la huitième. Hégésippe Moreau, qui en faisait partie, fut placé dans la classe de troisième avec une demi-douzaine de condisciples.

Après ce début si modeste, l’établissement ne cessa de grandir et de prospérer. En l’installant, Monseigneur avait bien fait les choses. Des bâtiments royaux, datant du grand siècle, c’est-à-dire magnifiquement construits, une vaste cour plantée d’arbres, des jardins arrosés de sources vives, la proximité de la forêt de Fontainebleau, faisaient de cette demeure un séjour enviable et propre à séduire les familles soucieuses du bien-être de leurs enfants. Le personnel enseignant avait36 été, lui aussi, l’objet des soins de l’évêque, et choisi dans le dessein d’assurer promptement l’excellence des études, donc la bonne renommée de la maison. Le premier supérieur fut M. Herblot, prêtre encore jeune, auteur d’un sermonnaire réputé, qui eut comme adjoint, l’abbé Lebeau, connu pour sa grande piété.

Ils eurent assez souvent la visite de M. de Cosnac, dont l’apparition, parfois inopinée, était le plus souvent annoncée d’avance. Dans ce dernier cas, tout un cérémonial était observé pour la réception de Monseigneur, et les jours de grand apparat, l’usage était de confier à un professeur le soin de l’accueillir par un discours.

Il en fut ainsi lors de la distribution des prix en 18241824, où le prélat fut salué par un jeune abbé qui le harangua en vers. Le souffle poétique de cet orateur passait pour être court, et l’auditoire attentif reconnut au passage de nombreuses réminiscences d’auteurs trop connus pour n’être point immédiatement décelés. Aussi, le lendemain, dans le brouhaha des préparatifs de départ pour les vacances, beaucoup d’élèves se divertirent une dernière fois aux dépens du professeur en répétant les couplets d’une chansonnette composée par un anonyme sur un air à la mode qui commençait ainsi :

Connaissez-vous monsieur l’abbé,
Savant depuis A jusqu’à B ?
A rimer il s’amuse.
Eh bien,
La mémoire est sa muse.
Vous m’entendez bien !

Cette petite satire continuait sur le même ton et n’épargnait même pas M. de Cosnac, au grand scandale des esprits timides. L’attention fut d’ailleurs détournée de cet incident par la dispersion des auditeurs, mais quelques-uns attribuèrent le morceau au malicieux Hégésippe qui ne protesta pas. Ainsi, l’imagination de l’adolescent l’inspi-37raitl’inspirait déjà d’une manière tour à tour élégiaque ou épigrammatique, et c’est bien sous ce double aspect qu’il devait apparaître plus tard, quand la notoriété s’emparerait de son nom.

D’après la première organisation de la succursale, qui ne comportait pas de classe supérieure à la troisième, Hégésippe n’eût pu continuer ses études qu’en revenant à Meaux ; mais une classe de seconde fut crée à Avon en 1824-10octobre 1824, et une autre, de rhétorique, 1825-10un an plus tard. L’une et l’autre, ces augmentations arrivèrent à point pour permettre au jeune homme de poursuivre ses humanités sans quitter le séminaire.

La rentrée de 18251825 fut marquée par un notable changement. Revenant de Champbenoist où il était allé passer ses vacances, l’élève Moreau fut reçu à Avon par M. Allou, l’ancien magistrat de Provins, qui venait de sortir de Saint-Sulpice après avoir été ordonné prêtre, il remplaçait, comme directeur, l’abbé Lebeau appelé à un autre poste, et le supérieur du petit séminaire, M. Herblot, resté en place, cumulait dorénavant sa fonction avec celle de curé de la paroisse.

Dès lors, l’église d’Avon, vieil édifice entouré d’un cimetière, devint familière à tous les séminaristes et à leurs professeurs, que M. Herblot n’hésita pas à employer les uns pour célébrer les offices, les autres pour les servir. Selon l’usage les clergeons étaient spécialement rémunérés, et Hégésippe dut à la bienveillance du supérieur d’être fréquemment désigné pour remplir ce modeste rôle : cela lui procurait l’argent de poche qui lui manquait trop souvent.

Un jour, passant seul dans le cimetière, il fit sans le vouloir une rencontre dont le récit a été donné par le principal témoin, alors au début de sa célébrité, le romancier Alexandre Dumas. C’était pendant l’automne de 18251825. Le futur auteur des Trois mousquetaires préparait un grand drame historique sous le titre : Christine à Fontainebleau, et était venu de Paris pour visi-38tervisiter le tombeau de Monaldeschi situé à l’entrée de l’église, près du bénitier. Cette visite accomplie, il revenait sur ses pas pour gagner la sortie, lorsque son guide lui désigna un tout jeune homme qui passait à proximité.

Regardez bien ce garçon, lui dit-il. Si Dieu lui prête vie, on entendra parler de lui. Il s’annonce comme l’un de nos meilleurs poètes.
— Ah bah ! répondit Dumas, et comment se nomme-t-il ?
— Hégésippe Moreau.

En rapportant trente ans plus tard cette annecdote, Dumas déclara que ce fut la seule fois qu’il eût rencontré le chantre de la Voulzie. C’est à voir, et nous en reparlerons. Pour l’instant, retenons de ce récit que l’élève Moreau, dès avant sa sortie de classe, jouissait d’une certaine notoriété littéraire, non seulement parmi ses condisciples, mais dans la localité d’Avon et peut-être aussi dans la ville toute voisine de Fontainebleau.

Hégésippe termina l’année scolaire et sortit de la maison d’Avon en 18261826, après avoir fait sa rhétorique. Comme le programme des études s’arrêtait à cette classe, la question se posait naturellement de savoir si Mme Favier lui permettrait d’entrer au grand séminaire pour faire de lui un prêtre, ou tout au moins un bachelier. La chose fut discutée, en effet, à Champbenoist, entre Camille Guérard et sa mère, mais cette fois la décision de la vieille dame ne fut pas favorable à l’élève Moreau.

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