L’apprentissage d’Hégésippe durait depuis trois ans, mais n’avait pu faire de lui, il faut l’avouer, qu’un ouvrier des plus médiocres. Porté par goût aux occupations littéraires, il ne s’était jamais donné de tout cœur à sa profession manuelle qui lui inspirait une insurmontable antipathie. Dorand, le compagnon qui s’était chargé de lui apprendre à composer, avait été le premier à s’appercevoir de ce dégoût à l’égard d’un métier qu’il estimait, lui, Dorand, le plus beau de tous les états. Il avait d’abord patienté, puis s’était servi envers l’apprenti de tous les moyens permis par la coutume pour vaincre l’inertie d’un réfractaire, sans obtenir de lui d’autre résultat qu’une triste résignation, parfois des aveux d’impuissance, ou bien de rares accès de rébellion où le jeune homme élevait la voix, mais très vite se calmait pour retomber dans sa mélancolie. Poursuivi par le sentiment persistant de subir depuis l’enfance l’injustice du sort, il se montrait, à l’atelier, tantôt d’humeur chagrine, tantôt porté à des boutages sarcastiques sur autrui et sur lui-même, qui n’étaient pas toujours comprises et lui faisaient la réputation d’un être au caractère étrange. Dorand, de tous le plus exposé à57 ces sautes d’humeur, n’avait pas tardé à en tirer la conclusion qui s’imposait à son esprit simple et loyal. Il appelait l’apprenti Moreau le fou.
Dorand reçut un second élève, nommé Alphonse, auquel il commença d’enseigner son métier. A la différence d’Hégésippe, celui-ci montra, en peu de temps, de telles dispositions pour la typographie qu’il devint très vite l’égal de son aîné, en savoir comme en habileté, et finit par le dépasser. Ce fut l’origine, entre les jeunes gens, d’une rivalité non exempte d’altercations, dans lesquelles Dorand intervenait souvent, presque toujours pour soutenir Alphonse qui avait sa préférence. A la longue ces tracasseries rendirent le séjour à l’imprimerie Lebeau plus difficile encore à Moreau le fou.
De fait, chacun dans l’atelier pouvait maintenant voir l’ancien séminariste rester comme prostré devant sa casse, ou verser furtivement des larmes, sans aucune raison apparente. L’orphelin sans foyer songeait alors, sans doute, aux jours à jamais révolus de son enfance, lorsque sa mère, Camille, Emile Guérard et le vieux docteur Favier vivaient encore et lui donnaient l’illusion d’une famille où il trouvait, réunis dans le même décor intime, les figurants postiches mais affectueux d’une véritable parenté. A présent, celle qui lui avait servi de grand-mère se montrait moins tendre, plus distante pour l’enfant devenu homme, et il ne lui restait vraiment, pour satisfaire son profond besoin d’affection, que cette Louise qui ne voulait pas accepter son amour ni répondre à son sentiment, sinon comme une sœur…
De ses jeunes ans, il conservait pourtant des habitudes d’esprit, certaines attitudes envers la famille Guérard tout entière, dont l’unique représentante à Provins était maintenant Mme Favier. L’apprenti lui gardait une sincère reconnaissance de tous ses bienfaits et ne manquait pas de retourner, périodiquement, la voir à sa résidence de Champbenoist. Elle le recevait cor-58dialementcordialement, l’embrassait, l’admettait à sa table, mais ne le traitait plus du tout en fils adoptif, lui laissant entendre qu’à l’âge adulte où il entrait il devait suffire à tous ses besoins par son travail. Or Moreau, caractère faible et tempérament paresseux, avait toujours trouvé secours et consolations le long de sa courte existence. Ce bonheur relatif avait entretenu son apathie naturelle et la constante sollicitude rencontrée chez les Guérard, au séminaire et dans la maison Lebeau, allait cruellement lui manquer quand il lui faudrait vivre librement, par le seul exercice d’une profession. Ouvrier malhabile, esprit rêveur, même chimérique, caractère timide et ombrageux à la fois, il était inapte à la lutte qu’il aurait nécessairement à soutenir à Paris pour se faire connaître, ou, tout simplement, pour gagner comme travailleur manuel son pain de chaque jour.
Son pain ! Il semble avoir eu très tôt l’intuition de la peine qu’il trouverait à conquérir ce qu’exprime ce mot symbolique, c’est-à-dire de quoi satisfaire aux premiers besoins de la vie. Cette préoccupation transparaît dans un grand nombre de ses pièces et la Voulzie, sa chère Voulzie en eut maintes fois la confidence. Les bords de la rivière n’avaient jamais cessé d’être ses lieux de promenade préférés, et il les revit avec une mélancolie accrue au début de l’automne de 1829 au cours duquel il fit ses adieux à Provins et à Champbenoist. Parcourant l’itinéraire familier, il opposait la désolation du présent au souvenir d’un passé non exempt de tristesse, mais malgré tout teinté d’espérance :
Les mauvais jours approchaient, avec le souci redouté du pain quotidien. Toutefois, avant le départ d’Hégésippe pour la capitale, Mme Favier, qui connaissait son inhabileté professionnelle, l’autorisa à toucher, entre les mains d’une amie de Paris, Mme Daubonneau, jusqu’à trois cents francs par an ; mais elle le prévint que là s’arrêteraient dorénavant ses munificences. Le jeune homme ne s’en crut pas moins obligé envers sa bienfaitrice dont il fit, à Provins, l’éloge à ce sujet devant Louise ; mais celle-ci n’approuva qu’avec réserve, trouvant la libéralité tout à fait insuffisante, et se promit de la compléter sur sa propre bourse, autant que le permettraient ses modestes moyens.
Enfin, après les fêtes du jour de l’an, Moreau dit adieu à tous ses amis, embrassa Louise, qui eut le courage de lui cacher le réel désarroi de son âme, et se dirigea vers la poste aux chevaux, d’où une voiture publique partait pour Paris tous les jours pairs, à six heures du matin. Il arriva sans encombre et prit gîte dans un hôtel garni de la rive gauche, au 194 de la rue Saint-Jacques.
Sa première sortie fut pour aller voir M. Lebrun, dont l’appartement parisien était situé 6, rue du Petit-Reposoir. L’académicien le reçut aussi cordialement qu’à Provins, et tint à présenter le jour même à M. Didot son nouvel ouvrier. Il fut convenu avec l’imprimeur qu’Hégésippe entrerait à l’atelier trois jours plus tard.
Le surlendemain de son arrivée, Moreau reçut de Louise une lettre désespérée. La malheureuse jeune femme, complètement désemparée depuis le départ de son adorateur et le cœur meurtri d’angoisse, lui disait enfin sa peine et son amour. On imagine le bonheur que cet aveu apporta à Hégésippe, qui répondit aussitôt à son amante par ces lignes :
Vous souffrez beaucoup de mon absence, ma sœur, et cependant, à la lecture de votre lettre, je n’ai pu60 me défendre d’un certain plaisir. Lorsque mon départ fut décidé, je tremblais en pensant aux larmes qu’il vous coûterait peut-être. Je souhaitais sincèrement que vous vous armiez de résignation contre un coup inévitable, et pourtant, quand vint le moment fatal, et que je crus lire sur votre front ce calme que je désirais chez vous sans l’espérer, par une contradiction bizarre, je fus piqué de ce courage qui surpassait le mien et j’osai presque, tout bas, vous accuser d’indifférence… Pardonnez-moi, mon amie ; votre lettre m’a bien désabusé, mais dois-je me féliciter d’un amour dont je trouve la preuve dans vos douleurs ? Ah ! si vous m’aviez dit ce que vous savez si bien écrire, votre voix, plus forte que celle de la raison, m’aurait enchaîné près de vous pour toujours.
Je suis heureux de l’amitié dont votre jeune sœur vous donne les marques ; mais sans la conaître, je l’estime trop pour en être surpris Marie-Louise-Eulalie Lebeau, âgée de dix-huit ans, était en pension hors de Provins, à Troyes, croyons-nous savoir.. J’applaudis autant que vous au succès de votre fils que j’aimerais beaucoup même quand il n’aurait pas de mère Il s’agit du plus jeune fils de Louise, âgé de neuf ans, qui fréquentait le collège de Provins.. Dites-lui donc qu’il se hâte d’apprendre, car alors, qui sait ?
Je n’ai pas le courage de vous dire adieu.
A la date convenue, le protégé de Pierre Lebrun entra en fonction dans les ateliers de Firmin Didot, dont l’imprimerie était la plus considérable de la capitale. Elle occupait environ deux cents ouvriers dont les salaires oscillaient entre quatre et six francs par jour. Hégésippe fut admis au tarif le plus bas, la maison se réservant d’augmenter son taux après quelques temps d’épreuve. Il ne s’en étonna point, mais en revanche il fut désagréablement surpris de la brutalité grossière avec laquelle le traitèrent ses compagnons, gens qu’il n’avait jamais vus. Un esprit de corps du mauvais aloi, un langage encore plus détestable soumettaient alors, dans les entre-61 prisesentreprises parisiennes, les recrues à de bien pénibles épreuves. Railleries, quolibets, brimades et scies de toute nature étaient employés à l’encontre des nouveaux, surtout quand ils arrivaient de province et n’étaient pas encore déniaisés. Ce fut le cas du naïf Moreau, qui jamais n’avait revu son Paris natal, et qui gardait toute l’apparence d’un Briard authentique. Il crut désarmer ses persécuteurs en se déclarant Parisien, et n’en fut dindonné qu’avec d’autant plus de verve pendant une journée entière, jusqu’à ce que le plus bruyant des tapageurs, qui semblait diriger le tintamarre, se dût déclaré brusquement son meilleur ami en lui faisant comprendre que tout cela n’était qu’une farce.
Quinze jours passèrent, pendant lesquels Hégésippe s’appliqua à connaître son nouveau milieu et à garder le contact avec M. Lebrun, dont l’aimable épouse, rencontrée déjà à Provins, montrait une douceur qui lui rappelait les manières de Louise. Mais ces visites n’éaient qu’une bien faible diversion à la sombre nostalgie qui s’empara bientôt de lui. Il eut d’affreuses crises de chagrin, et plusieurs nouvelles lettres de sa bien-aimée furent nécessaires pour le tirer du marasme intellectuel où le maintenait une existence de solitaire. Enfin, pris de remords, à la pensée de l’inquiétude où sa négligence à écrire devait mettre Louise, il lui adressa ce billet :
Vous devez être bien étonnée et bien inquiète, ma sœur, du long silence que j’ai gardé ! Un mot d’explication et vous ne m’en voudrez plus. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé. J’ai été livré pendant quinze jours aux rêves extravagants du désespoir. Je ne pouvais pas vous en rendre confidente et je n’avais pas le courage de vous tromper. J’attendais pour vous écrire, au moins une espérance, et, grâce à Dieu, j’ai quelque chose de mieux à vous apprendre. Je suis chez Didot. Mme Lebrun a dans le caractère plus d’une ressemblance avec vous. Ceci doit être d’un bon augure. Me voilà presque tout seul. Il est vrai que mes occupations me dispensent de société, elles se succèdent presque sans interruption ;62 mais toutes les fois qu’il m’est permis d’avoir une pensée, ma chère amie, elle est à vous. Je me couche de bonne heure, et j’ai votre image devant les yeux jusqu’au moment où ils se ferment. Je pense un peu à l’avenir, car tout me le fait craindre ; beaucoup au passé, c’est là seulement qu’est notre bonheur. Oh ! si comme autrefois, après une journée pénible, j’avais l’espérance d’un bonsoir et d’un baiser, comme je bénirais mon sort !
Dans les semaines qui suivirent, Hégésippe tâcha de renouer le fil de ses
projets littéraires. A la fin de février, il constata avec une surprise mêlée
d’ennui qu’il avait pu passer deux mois à Paris sans être tenté
d’écrire un seul vers. En revanche, il avait entrepris, sur le conseil de
Lebeau fils, de mettre sur pied un vaudeville à la mode du temps,
c’est-à-dire une comédie entremêlée de couplets chantés. Pour cela, il
s’était associé à un jeune homme rencontré au spectacle et qui, en
attendant qu’il pût se faire jouer sur la scène, se contentait de
déclamer, debout sur les banquettes du parterre, contre la sottise et le
mauvais goût
.
Le poète de Provins fréquentait maintenant les théatres et connaissait déjà le Français, l’Odéon, le Gymnase, le Palais-Royal. Il avait remarqué bien des actrices, Pradher, Brocard, Moreau, Déjazet, Albert, Fanny Vertpré et surtout Léontine Fay, récemment mariée à l’acteur Volnys. Le plaisir de contempler de loin ces jolies artistes ne lui paraissait pas être payé trop cher par des veilles répétées et par la fatigue qui en résultait. Ne connaissant que très sommairement la topographie parisienne, et dépourvu de cet instinct spécial qui permet de se diriger dans l’obscurité, il avait peine, après le spectacle, à regagner son logis, et parfois il se vit obligé de passer la nuit en plein air, poursuivi par des ivrognes, des filles et des patrouilles de police.
Donc, les deux collaborateurs pour un futur vaudeville faisaient provision d’idées et d’esprit63 en allant voir jouer les pièces nouvelles. L’atmosphère des théâtres était à ce moment assez orageuse, et de vives discussions, dégénérant souvent en disputes, opposaient le clan des classiques à celui des romantiques depuis que Victor Hugo avait fait recevoir au Théâtre-Français son drame Hernani. Cette œuvre, prétendaient les premiers, étaient indigne d’une représentation sur la scène nationale, car elle présentait nombre d’incongruités dans le genre de ce distique, relatif à une simple armoire entr’ouverte :
Nos deux associés s’accordaient pour admirer le talent de Victor Hugo, mais aussi pour blâmer l’usage qu’il en faisait au théâtre. Depuis six mois, le camp des classiques, dont ils faisaient partie, était sur le pied de guerre, bien résolu à livrer bataille à l’adversaire dès la première représentation du drame annoncé.
Le roi Charles X, sollicité d’intervenir pour préserver la première scène du monde des abominations hugoliennes, avait spirituellement répondu qu’en cette matière il ne revendiquait que sa place au parterre. Ce que voyant, les classiques avaient engagé un peu partout des escarmouches d’avant-garde, où rien n’était négligé pour discréditer d’avance et ridiculiser le chef des troupes adverses. Ainsi, l’on faisait circuler de main en main ces vers aux inversions saugrenues, qui prétendaient pasticher la manière du maître :
Les romantiques n’étaient pas moins corrosifs dans leurs ripostes et nourrissaient la conviction64 de marcher à une victoire, qu’ils remportèrent en effet. Hégésippe Moreau eut le privilège imprévu d’assister, le 25 février 1830, à la première d’Hernani, sans avoir à payer sa place. Invité par M. Lebrun, il l’avait trouvé occupant une loge avec des sociétaires de la Comédie-Française. C’était un bon observatoire pour suivre les phases de la lutte engagée, d’une part, pendant l’action, entre les artistes et une partie du public qui les conspuait, d’autre part, pendant les entr’actes, entre les deux moitiés de la salle dressées l’une contre l’autre et argumentant à coups de poing accompagnés d’injures réciproques. Pierre Lebrun, comme tous ses voisins, tenait pour les classiques. Ils assistèrent impuissants au désastre de leur parti, mais le poète-typographe eut la satisfaction de voir son associé le vaudevilliste combattre vaillamment jusqu’à la fin de la mêlée et ne se retirer qu’avec de glorieuses ecchymoses.
A cette époque, Hégésippe avait déjà quitté la maison Didot, sans qu’on en sût la raison ; mais presque aussitôt après il était entré dans une imprimerie concurrente, celle du Provinois Decourchant. Mme Favier, instruite de ces faits et fort mécontente, lui avait vivement reproché sa versatilité. Contrit, le poète s’était tenu coi jusqu’à l’été, où il reprit sa correspondance avec la vieille dame par ce billet :
J’espère que vous avez compris les motifs du silence auquel je me suis condamné depuis longtemps… depuis la lettre où vous me faisiez de justes reproches en me menaçant de votre abandon ; je n’ai pas été fort heureux, mais, ne voulant pas appeler d’une sentence que je méritais, j’ai dû vous épargner des aveux et des plaintes qui auraient paru des demandes ; après tant de bienfaits je serais honteux de vous en faire. J’attendais donc, pour vous écrire, le moment où j’aurais quelque chose d’heureux à vous apprendre, et je crois qu’il est arrivé. J’ai com-65 posécomposé plusieurs petites pièces dont l’une est en répétition : si les autres ont le même sort, comme je l’espère, il me sera facile de pourvoir à tous mes besoins ; ce qui m’est impossible dans un état où l’on meurt d’ennui et de faim. On gagne moins enocre chez M. Decourchant que chez Didot, mais du moins il y a presque toujours de l’ouvrage. J’ai été plusieurs fois sur le point d’obtenir des places assez avantageuses dans une pension par l’entremise, non pas de mes illustres protecteurs, mais de quelques jeunes gens pauvres et obscurs comme moi. Seulement j’ai été prévenu trop tard ; elles étaient déjà prises, et les chefs d’institution, en m’en témoignant leurs regrets, m’ont fait des promesses que je leur rappellerai à la première occasion. Je puis attendre, je n’ai besoin de rien pou le moment, que de vous exprimer le respect et la reconnaissance avec laquelle je suis toujours, madame et chère bienfaitrice, votre très humble et très obéissant serviteur.
Je ne puis voir souvent Mme Daubonneau ni M. Gerdy. Vous comprenez sans peine que je dois être avare de mes moments de loisir. Si vous pouviez parler un peu de moi à M. et Mme Guérard… Un souvenir à Mlle Victoire.
Moreau ne disait pas qu’après avoir quitté sa première place il avait fait une démarche qui eût pu, si elle avait été suivie d’effet, modifier du tout au tout son existence et faire de lui un autre homme. Dans un accès de désespérance, il était allé demander conseil à M. Allou, l’ancien magistrat, devenu maintenant supérieur d’Avon, et le prier d’obtenir de Monseigneur son admission au grand séminaire de Meaux, pour y compléter ses études et devenir prêtre. La réponse, pleine de prudence, avait consisté dans le conseil de bien réfléchir et de remettre à plus tard une demande qui serait sûrement examinée avec bienveillance.
Cette tentative ne devait pas avoir de suite, mais elle avait permis à Moreau de connaître l’adresse d’un de ses condisciples d’Avon, Loison, qui venait de sortir du grand séminaire pour se66 faire professeur libre. Cet ami demeurait dans l’île Saint-Louis, 19, quai de Bourbon. Il fut heureux de recevoir l’ancien panégyriste de M. Sassinot et l’invita vivement à revenir. Un autre camarade d’études, du collège de Provins celui-là, venait aussi de s’installer à Paris comme étudiant en droit. C’était Saint-Marie Marcotte, dont l’affection réveillée dès la première entrevue devint rapidement la plus vive et fidèle amitié.
A la fin de juillet 1830, la politique du ministère de Polignac
aboutit, on le sait, à un essai de coup d’État par la publication dans le
Moniteur de cinq ordonnances royales, dont
la première commençait par cette phrase : La liberté de la presse
périodique est suspendue.
En fait, les ordonnances de juillet violaient la Charte constitutionnelle par une série de mesures arbitraires. La publication des journaux était soumise au bon vouloir du gouvernement qui pouvait, en outre, supprimer à sa guise tous les livres ayant moins de 320 pages. Le nombre des députés était réduit de moitié. Le droit d’amendement était enlevé aux Chambres, etc. Le 26, dès que ces textes furent connus, de violentes protestations s’élevèrent dans les salles de rédaction des journaux et dans des réunions particulières de députés : le lendemain, le mécontentement gagna les travailleurs des imprimeries et des branches industrielles dont l’existence dépendait du maintien d’une presse libre. Ce jour-là, quand les ouvriers se présentèrent aux ateliers, presque tous les patrons leur dirent :
Nous n’avons plus de travail à vous donner. Il est inutile de revenir. Nous-mêmes allons nous trouver sans ressources. Il n’y a plus en France ni imprimerie ni librairie !
Chez Decourchant où travaillait Moreau, comme dans presque toutes les maisons intéressées, cette nouvelle eut pour effet de jeter sur la voie publique une quantité d’ouvriers irrités qui se réunirent en groupes et parcoururent Paris aux cris de : Vive la Charte ! A bas les ordon-67 nancesordonnances ! A bas les ministres ! La plupart des magasins fermèrent à midi et le reste de la journée vit le nombre des manifestants s’augmenter d’une foule d’employés, de commis et d’étudiants des facultés. Les ouvriers imprimeurs distribuèrent dans les rues les exemplaires du National et du Temps publiant une protestation des journalistes. C’était, en un mot, le début des trois journées révolutionnaires qui allaient renverser la monarchie légitime.
Les barricades commencèrent à s’élever le soir même. Le lendemain, les insurgés s’armèrent, s’emparèrent de l’Hôtel de Ville, arborèrent le drapeau tricolore sur ce monument ainsi que sur la cathédrale de Notre-Dame, et motivèrent enfin par leurs désordres la proclamation de l’état de siège. Le lendemain 28 et surtout le surlendemain 29 juillet, Paris était en insurrection complète et tenait pour ainsi dire assiégées les troupes royales commandées par le maréchal Marmont, qui occupaient un immence quadrilatère comprenant le Louvre, les Tuileries et les Champs-Élysées jusqu’au bois de Boulogne. Cependant, en dehors de cette espèce de place forte bordée par la Seine, un point résistait à toutes les sommations de émeutiers. C’était la caserne occupée par les Suisses de la garde royale, rue de Babylone, sur la rive gauche du fleuve.
Pendant les deux jours précédents, les quartiers de cette rive s’étaient bornés à fournir des combattants supplémentaires aux insurgés de la rive droite ; mais maintenant des colonnes de jeunes gens et d’ouvriers se formaient place de l’Odéon, sous le commandement de vétérans de la Grande Armée et d’élèves de l’École Polytechnique, afin de marcher sur la caserne de Babylone et de l’enlever. Hégésippe Moreau, que la lecture du National avait converti à la lutte armée, entra dans la troupe conduite par les polytechniciens Charras, Vaneau, Lacroix et d’Ouvrier, puis marcha avec elle contre les Suisses qui étaient aux ordres d’un homme intrépides, le 68major Dufay, depuis trente ans au service de la France. Retranchée dans sa caserne et réduite au nombre de cent cinquante recrues, cette vaillante troupe soutint un véritable siège contre des adversaires cinq ou six fois plus nombreux et, ses munitions épuisées, mit bas les armes. Une partie des Suisses furent faits prisonniers ; la plupart d’entre eux s’échappèrent avec l’aide de leurs propres vainqueurs.
Hégésippe, à qui un vétéran avait appris le maniement du fusil, fit pendant plusieurs heures le coup de feu dans cette affaire où périt le polytechnicien Vanneau. Il eut la grande émotion de voir un porteur d’habit rouge, visé par lui, tomber sous son coup de feu, et la satisfaction de sortir indemne du combat qui avait été meurtrier. A l’exemple de nombreux camarades, il prit sous sa protection un Suisse blessé, qu’il réconforta jusqu’à la nuit close et le ramena en cachette chez lui pour le soustraire aux représailles possibles.
Ma sœur ! Ma sœur ! écrivit-il à Louise le même soir,
j’ai tué un homme, mais j’en sauverai un autre !
Il tint
parole, car après avoir de son mieux soigné son hôte, il lui fit endosser ses
meilleurs habits et le remit en liberté sous ce déguisement.
Quoique vainqueurs, les travailleurs de toutes catégories eurent beaucoup à souffrir des conséquences de ces troubles. Les imprimeurs, en particulier, ne tirèrent aucun avantage immédiat du maintien de la liberté de la presse. Le marasme économique engendré par la Révolution obligea la maison Decourchant à fermer ses portes pour un temps indéterminé et Moreau se retrouva sur le pavé.
Il alla raconter son infortune à madame Daubonneau, logée tout près du
Louvre, 14, rue TraversièreLa rue Molière
actuelle.. Il la trouva fort en colère contre les fauteurs de
l’émeute qui, disait-elle, avaient pro-69voqué provoqué pendant trois jours des explosions et
des décharges d’artillerie dont l’effet était visible autour
d’elle : toutes les vitres de son appartement avaient été brisées
par le déplacement d’air. Hégésippe se savait détesté de cette dame
dont la rudesse de ses manières lui avait attiré l’aversion
. Il
eut cette rudesse supplémentaire et maladroite de lui révéler son rôle dans les
derniers événements, et l’irritation de l’auditrice s’en
accrut au point qu’elle refusa d’accorder tout secours pécuniaire
au solliciteur sans une autorisation expresse de madame Favier.
Cet échec détermina Moreau à faire appel aux différentes personnes qui s’étaient plus ou moins explicitement déclarées ses protectrices. Il alla chez le docteur Gerdy qui, habitant la rue de la Harpe, était son proche voisin. Mais ce médecin déjà célèbre vivait alors en permanence à l’hôpital Saint-Louis, où son service s’encombrait de blessés provenant des barricades. Le poète parvint à le joindre, mais ne trouva auprès de lui qu’un accueil distrait et peu engageant.
Le malheureux eût été bien embarassé pour trouver des subsides s’il n’avait rencontré par hasard un ancien compagnon d’atelier de Provins, nommé Fèvre, qui eut pitié de sa détresse, lui prêta de l’argent et mit au courant de sa situation la famille Lebeau. Théodore et Louise, chacun de son côté, vinrent en aide à leur ami, et les affaires d’Hégésippe se fussent arrangées encore une fois, tant bien que mal, si madame Favier, influencée par les comptes rendus tendancieux de l’irascible dame Daubonneau, n’avait résolu de se désintéresser radicalement d’Hégésippe en lui supprimant sa pension.
Quant aux autres mentors du poète, ils étaient loin de lui et
difficiles à atteindre. Les mieux déclarés, MM. Lebrun, Boby de la
Chapelle et Camille Guérard, étaient à Provins ou dans les
environs. L’abbé Grabut avait renoncé à l’enseignement pour
devenir curé de Notre-Dame à Melun. M. Allou, à Avon, ne pouvait
qu’être mal dis70posé disposé pour un
candidat au sacerdoce qui fraternisait avec les saccageurs de
l’archevêché. Ne sachant à qui tendre la main, le triste Hégésippe
s’effaça et disparut dans une éclipse totale, la première et la plus
prolongée peut-être qu’on observe dans son existence. Tout fait croire
qu’il végéta grâce aux secours, à l’hospitalité intermittente de
ses amis parisiens, Fourtier, Sainte-Marie Marcotte ou Loison. On sait
seulement, par certains passages de sa correspondance ultérieure, qu’il
souffrit beaucoup pendant cette période, qui le vit se jeter, presque les
yeux ouverts, dans un abîme sans fond de misère et de honte
.
L’abandon définitif de Mme Favier fut un terrible coup pour lui. En l’apprenant, il fut frappé d’une stupeur humiliée et pendant six mois n’osa plus correspondre ni avec elle, ni avec les Guérard, ni avec les Lebeau. La dernière personne, à qui il donna signe de vie avant l’hiver de 1830-1831 fut sa Louise adorée. Après une série de lettres dans lesquelles il la remercia de prendre intérêt à sa santé, à sa bourse, et surtout de payer enfin de retour sa tendresse amoureuse, il lui adressa cette missive désespérée :
Vous m’avez prié de vous répondre tout de suite, pardonnez-moi, j’ai eu depuis de cruelles souffrances. Pourquoi vous ai-je quittée ? Pourquoi m’avez-vous laissé venir ? Pourquoi m’avez-vous caché vos larmes, quand vous deviez me donner des ordres ? Vous n’aviez qu’à dire : Je le veux ! vous n’aviez qu’à étendre la main pour me retenir, et vous ne l’avez pas fait. Quand j’y réfléchis maintenant, je ne conçois pas comment j’ai pu vous quitter…
Maintenant, je n’ai plus d’espérance, vous devez vous apercevoir du désordre de mes idées. Pardonnez-moi donc si je m’exprime d’une manière inconvenante. Oui, en relisant mes premières phrases, je m’aperçois qu’elles renferment presque des imprécations contre vous.
Pauvre Louise, vous avez cru sacrifier vos affections à mon intérêt et je ne devrais me rappeler cela que comme un philtre de plus à mon amour. Oui, je71 vous aime, bonne Louise, et j’ai besoin de vous le répéter, car dans la position où je suis, toutes les suppositions sont permises, et cette lettre est peut-être un adieu.
Je vous aime, car vous m’avez entouré de soins que je ne méritais pas et d’une tendresse que la mienne ne peut payer. Je vous aime, car je vous dois mes seuls jours de bonheur, et quoi qu’il arrive, jusqu’au dernier soupir je vous aimerai et vous bénirai. J’éprouve quelque embarras pour vous donner mon adresse. Qui peut savoir où je coucherai demain ?
Biographies, études …;