Sainte-Marie Marcotte était rentré chez lui avec la conviction que son ami allait rendre l’âme. Un peu après minuit, on frappa à sa porte ; il alla ouvrir et reconnut l’infirmier de la salle où Moreau avait été traité.
Le numéro 12 vient de mourir, dit cet homme.
L’étudiant n’attendait que cette nouvelle pour ressortir. Il voulait la transmettre sans retard au petit nombre de personnes avec lesquelles Hégésippe était demeuré en relation. Il descendit et alla chez Berthaud, rue des Beaux-Arts, chez l’imprimeur Henri Plon, rue de Vaugirard, chez Loison, chez Lefèvre, chez Claudin. Son intention était de permettre à ceux qui savaient Moreau malade, tout en ignorant le décès, d’accompagner ses restes jusqu’au cimetière du Montparnasse où aurait lieu l’inhumation.
L’enterrement des morts provenant des hôpitaux était toujours précipité et s’effectuait habituellement dans les vingt-quatre heures. Quand les corps n’étaient réclamés par personne, ils revenaient de droit à l’administration qui les en-237voyaitenvoyait d’abord à l’amphithéâtre, où ils éaient disséqués par les étudiants. C’est le sort qu’auraient eu les restes de l’auteur du Myosotis, si son ami n’eût pris sur lui de faire surseoir à la dissection en prenant à ses frais la préparation d’honnêtes funérailles. Il obtint du directeur Turquie l’ordre d’interrompre les dispositions d’usage ; mais il était temps, car le cadavre, déjà dénudé et couché sur une table de pierre, allait être ouvert par le scalpel des anatomistes.
Sur l’initiative de Berthaud, le convoi mortuaire allait prendre une
ampleur que Marcotte n’avait pas prévue. L’impression des journaux
étant un travail essentiellement nocture, le poète du Charivari avait eu l’idée, à la nouvelle du
décès, de faire passer aux imprimeries une note hâtivement rédigée, invitant
les amis d’Hégésippe Moreau, les jeunes gens des écoles, les ouvriers
typographes dont il était le collègue, en un mot les patriotes à qui sont
consacrés la plupart de ses chants, à venir assister à ses modestes
obsèques
. Cet avis, inséré au dernier moment dans la plupart des journaux
parisiens, fit affluer vers la rue Jacob, à la fin de la matinée, une quantité
de monde telle qu’un service d’ordre dut être organisé sans
délai.
Le départ du convoi était prévu pour deux heures du soir. A midi, Sainte-Marie Marcotte, qui remplissait bénévolement le rôle d’une famille disparue, vit arriver Félix Pyat et Altaroche, auxquels il se joignit. Tous trois traversèrent des cours intérieures où croissait l’herbe, parvinrent au fond de l’hôpital et entrèrent dans un vieux bâtiment servant d’amphithéâtre. Longeant des couloirs bas-voûtés, ils se rendirent à la salle de dissection. Le corps d’Hégésippe, entièrement nu, était couché sur le dos, les mains croisées devant la poitrine, la tête inclinée vers l’épaule droite, les yeux ouverts. Soustrait aux mutilations chirurgicales, il allait pourtant être livré aux opérations d’un célèbre praticien, le docteur Gannal, inventeur d’une méthode de conservation des ca-238davrescadavres par injections chimiques qui avait déjà été expérimentée en plusieurs occasions mémorables. Après l’embaumement, le corps passa aux mains d’un artiste, M. Guy, qui moula la tête et déclara n’en avoir jamais remarqué d’aussi large. Ces diverses besognes prirent du temps, au grand désagrément du commissaire de police, inquiet de voir l’encombrement de la rue augmenter sans cesse. A plusieurs reprises, il vint insister pour qu’on pressât le départ.
Enfin, le corps fut livré aux préposés des pompes funèbres qui, avec une
dextérité professionnelle approchant de la brutalité, le saisirent, le
retournèrent et le roulèrent dans le suaire sans prendre garde au ballottement
de la tête et des membres qui frappaient la table avec un bruit d’os
secs, comme des dominos
. La mise en bière et la levée du corps furent
faits ensuite, avec un retard de deux heures sur l’horaire prévu.
Le cercueil fut placé dans un corbillard et couvert d’un poêle. La foule des assistants, près de trois mille personnes, avait attendu patiemment le départ malgré la température glaciale. Elle suivit le convoi jusqu’au bout, sur un itinéraire empruntant les rues des Saints-Pères, de Grenelle, du Cherche-Midi, de Regard, de Notre-Dame-des-Champs, du Montparnasse, jusqu’à la barrière d’octroi de ce nom, qui marquait la limite de Paris. Au-delà, sur le territoire de la commune de Montrouge, se trouvait un boulevardL’ancien chemin de ronde du mur d’octroi s’appela boulevard de Montrouge et est aujourd’hui le boulevard Edgard-Quinet. conduisant à l’entrée du cimetière parisien du Sud, dit de Montparnasse.
Les cordons du poêle étaient tenus par Béranger, Armand Marrast, Félix Pyat
et Berthaud. On remarquait dans l’assistance M. Henri Plon entouré
d’une partie de son personnel, les journalistes Claudon, Audebrand,
Hyppolyte Lucas, Edmond Texier, Altaroche, l’historien Louis Blanc,239 l’essayiste Fortoul, le saint-simonien
Pierre Leroux, le rigide réformateur Thoré, etc. Le cortège arriva à la porte
principale du cimetière mais s’arrêta presque aussitôt, car la hâte avec
laquelle on procédait n’avait pas permis à l’administration de
désigner un emplacement pour la tombe. Les reste du poète allaient être
déposés dans un caveau provisoire en attendant leur inhumation
régulière. Berthaud prononça en cet endroit quelques paroles touchantes qui
excitèrent une vive émotion
, et la foule se dispersa après avoir défilé
devant le cercueil.
Somme toute, la cérémonie avait été simple et digne, les clans politiques n’ayant pas eu le loisir de se concerter pour y provoquer des manifestations déplacées. Ils se rattrapèrent par la suite, et dès le mois de janvier 1839, on put lire dans différents journaux des articles aigres-doux où le malheureux sort d’Hégésippe servait de prétexte, soit à déclamer contre les vices de la Société, soit à salir la mémoire d’un mort qu’on présentait comme ayant été dominé en son vivant par l’ambition et par l’orgueil.
Félix Pyat ouvrit le feu de la polémique, ou plutôt saisit cette occasion d’une nouvelle offensive contre l’ordre social, supposé responsable de la mort d’Hégésippe Moreau. Le 15 janvier, dans un article publié par la Revue du Progrès, il rappela son feuilleton du National, et l’avertissement qu’il avait donné l’été précédent à la Société. Il n’avait plus maintenant, disait-il, que la triste satisfaction du Je l’avais bien dit. Dans une opposition facile, il comparait le sort relativement favorable réservé par l’Etat au forçat condamné, qui du moins est assuré de vivre, à celui du poète totalement abandonné, et il disait :
Ah ! laissez-moi donc jeter mon cri de douleur après mon cri d’admiration. Les guerriers qui meurent ont le canon pour les célébrer ; les rois ont des cardinaux qui les louent, et si une reine expirait en France, que de Bosuets crieraient encore de toutes leurs forces : Madame se meurt ! Madame est morte !240 Et, pourtant, qu’est-ce qu’une Madame, qu’est-ce qu’un guerrier, qu’est-ce qu’un roi à côté d’un poète ? Le poète n’a-t-il pas, comme toute majesté, le droit d’effigie, d’éternelle empreinte dans toutes ses œuvres, sur des pièces plus augustes que l’airain : Perennius oere. Si le moindre prince mourait, la ville entière l’accompagnerait à Saint-Denis. Cinquante mille hommes assistaient encore hier aux funérailles d’un comte qui s’appelait Lobau. On avait même voté des fonds publics en l’honneur et gloire de ce pompier !Le maréchal Mouton, comte de Lobau, était mort le 27 novembre. Sept ans auparavant, le 5 mai 1831, étant commandant de la garde nationale en remplacement de La Fayette, il avait fait dissiper une manifestation bonapartiste organisée devant la colonne Vendôme à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Napoléon, en faisant pointer sur les assistants des pompes à incendie.
Cette manière d’honorer la mémoire du pacifique Hégésippe était trop agressive envers certains adversaires pour que ceux-ci ne fussent pas tentés de répondre. La riposte vint de la Gazette de France, dont le feuilletoniste consacra, le 15 juillet suivant, cinq colonnes à dénoncer l’impiété de Moreau, son mépris du sacerdoce, sa haine de la monarchie, le lebertinage de ses mœurs et de ses écrits, pour finir par cette conclusion :
Mais quelle puissante matière à réflexion ! Hégésippe Moreau passe avec une intelligence cultivée par tous les degrés de la misère et va mourir sur un lit d’hôpital. Cette manière de s’en aller de la vie est un haut enseignement pour la jeunesse qui serait tentée de marcher sur ses traces. Dieu a permis que l’appui de la société manquât à celui qui avait si étrangement violé les lois morales de la société. Encore un coup, solennel avertissement pour cette masse de jeunes gens qui sortent de nos collèges sans moyens d’existence, sans principes arrêtés, recure effrayante qui ne tarde point à conspirer contre Dieu dans les livres, contre les pouvoirs sur la place publique, contre la patrie en s’armant pour sa ruine des lumières qu’ils lui doivent ! S’ils veulent comprendre où peut mener l’abus du talent, qu’ils aillent le demander à la couche solitaire d’Hégésippe Moreau !241
Entre ces deux opinions contraires, mais également partiales et injustes, Sainte-Marie Marcotte fit entendre la voix de la raison. En publiant, dès 1840, une nouvelle édition du Myosotis augmentée du Diogène et de pièces posthumes, il la fit précéder d’une notice biographique sur l’auteur où il disait :
Il y eut foule à son convoi, et depuis ce jour, la presse a mille fois répété son nom, et, de tous côtés, ont surgi autour de sa tombe des amis dévoués, et l’on a fait de cette tombe un théâtre sur lequel on déclame pour et contre la société. Ah ! si Moreau pouvait un moment sortir du cercueil, il imposerait silence à ces amis posthumes dont le dévouement bavard accrédite les accusations de ses détracteurs. Il flagellerait de sa raillerie amère les hypocrites qui s’attribuent envers lui des mérites qu’ils n’ont pas et disperserait cette foule empressée qui exploite ses os. A ceux qui l’accusent, il demanderait sur quoi il se fondent pour soutenir que sa misère fût son ouvrage, de quel droit ils le jugent sans le connaître, le traduisent à leur tribunal, quand, la mort ayant fermé ses lèvres pour jamais, il ne peut leur répondre ; de quel droit enfin, mal instruits, ignorants de sa vie, ils le présentent travesti et défiguré par leurs imputations mensongères, comme un épouvantail à la jeunesse littéraire.
A bien des titres, Marcotte avait le droit de parler ainsi : comme ami éprouvé du poète disparu, comme confident de ses pensées intimes, enfin comme dépositaire de ses papiers, dont le directeur de l’hôpital lui avait fait remise. L’étudiant, en effet, seul dans la multitude si empressée de la dernière heure, avait traduit par des actes son dévouement à la mémoire du mort. Non seulement il avait pris l’initiative des funérailles, mais il en avait acquitté les frais. De plus, lorsqu’il s’était agi de faire, au nom d’une succession en déficit, la demande de concession au cimetière, il s’était trouvé seul à remplir les formalités administratives et à solder le prix du terrain. C’est lui enfin, assisté d’un autre témoin, qui avait, par un triste matin de janvier 1840, suivi le cer-242cueilcercueil de son ami depuis le caveau provisoire où il reposait, jusqu’à la fosse mortuaire enfin concédée pour une durée de quinze ans.
Cette fosse était située vers le centre de la nécropole, dans la division nº 2, près du croisement de l’allée circulaire du rond-point et de l’avenue transversale. Marcotte la fit recouvrir d’une dalle entourée d’une grille de fer, avec cette inscription :
HÉGÉSIPPE MOREAU
Né à Paris,
Mort le 19 décembre 1838.
La sépulture, très simple, devait rester en cet état pendant plus de soixante ans. Elle semble avoir été longtemps oubliée, sinon abandonnée. Les nombreuses éditions du Myosotis, qui se succédèrent régulièrement après celle de Sainte-Marie Marcotte, entretinrent le lustre du nom d’Hégésippe, mais personne ne prit soin de son tombeau jusqu’au jour où la corporation des typographes s’avisa de lui consacrer un monument et de nommer pour cela un comité. Le plus connu parmi ses membres, le chansonnier Pierre Dupont, l’un des permiers se prit de zèle pour cette œuvre, comme poète et comme compatriote.
Né à Lyon d’un père provinois, Pierre Dupont revint au pays de ces aïeux en 1842, et, s’il faut en croire la tradition, entra comme apprenti chez Théodore Lebeau, où le souvenir d’Hégésippe était encore dans toute sa fraîcheur. Son patron le traita en ami, et, comme il l’avait fait pour le chantre de la Voulzie, il s’employa à lui éviter les risques du tirage au sort. Un autre trait commun avec son malheureux prédécesseur fut l’intérêt que Dupont inspira à l’académicien Lebrun, qui encouragea ses débuts, le fit venir à Paris et lui procura un emploi d’aide au Dictionnaire de l’Académie.
Pierre Dupont connut la plupart des contemporains de Moreau à Provins : Louise Jeunet,243 dont le fils aîné devint imprimeur à Abbeville en 1846 ; Victor Plessier, Génisson, Chardon, Camille et Sophie Guérard, qui se retirèrent en ville en quittant leur ferme de Saint-Martin, etc. Il eut même l’occasion de rencontrer Pierre-Nicolas Jeunet, le mari de Louise, qu’Hégésippe n’avait jamais vu et qui mourut à Montrouge, en 1850, comme employé à la préfecture de la Seine.
Ainsi qu’il advint à la plupart des écrivains républicains du temps de Louis-Philippe, la révolution de février 1848 accrut la renommée de Pierre Dupont, chantre des ouvriers et des paysans. De poète simplement démocrate, il devint l’aède du socialisme révolutionnaire, rôle pour lequel il adopta un ton de véhémence mêlée d’aigreur. Se posant volontiers en prophète, il annonça dès le début de 1851 le règlement de la question sociale dans une chanson intitulée 1852 :
Cette évolution politique du pastoral auteur des Bœufs, coïncidait avec un regain de ferveur populaire à l’égard d’Hégésippe Moreau, dont la mémoire s’imposait maintenant à tous. Sainte-Beuve, ce fidèle notateur des choses littéraires de son temps, consacra l’un de ses lundis aux deux poètes-ouvriers, accordant la gloire au premier, la promettant au secondLe Constitutionnel, feuilleton du 21 avril 1851.. Mais où le célère critique ne trouvait guère que matière à compliments, la censure politique découvrait des sujets d’inquiétude. Dès ce moment, le prince-président préparait son coup d’Etat, et quelques nouvelles chansons jugées dangereuses pour le pouvoir firent classer Pierre Dupont au nombre des individus à surveiller.
Il avait depuis longtemps quitté son modeste emploi de l’Institut et vivait du produit de ses chansons, publiées à Paris chez Masgana, l’éditeur du Myosotis complété par Marcotte. Il était244 resté en étroits rapports avec ses anciens compagnons typographes, et tous ensemble, au cours de leurs entrevues, s’étaient complu à l’idée d’une souscription publique afin d’élever un monument à Hégésippe. Une première liste de souscripteurs était établie, où se lisaient les noms de Béranger, Lebrun, Pierre Leroux, Lachambeaudie, Pierre Vinçard, Louise Collet, Pierre Dupont, etc. En même temps un prospectus faisait connaître au public le projet, avec les noms des quinze membres de la commission directrice, dont le président était le graveur Monnin, le vice-président un correcteur d’imprimerie appelé Cusset, et les deux secrétaires le typographe Modinier et le graveur Sauvageot.
Le coup d’Etat surgit sur ces entrefaites, mais sans entraîner tout d’abord l’abandon du projet, puisque, à la date du 20 décembre 1851, Masgana put mettre en ventre la trente-cinquième livraison des Chants nouveaux et chansons nouvelles de Pierre Dupont, donnant sept couplets sous le titre Hégésippe Moreau. On y lisait cet exorde :
Suivaient cinq couplets commémorant le poète de la Voulzie, et le chant finissait ainsi :
Hélas ! la police de M. de Morny jeta bas tout le projet, en enjoignant à la commission l’ordre245 de se dissoudre, et en poursuivant quelques-uns des souscripteurs compromis en d’autres affaires, parmi lesquels était Pierre Dupont. Celui-ci se cacha et réussit, pendant six mois, à échapper aux recherches, mais enfin il fut découvert, arrêté, et condamné à sept ans de déportation à Lambessa. Par un heureux hasard, Louis-Napoléon Bonaparte goûtait les œuvres du condamné ; il ne voulut point l’accabler et lui fit grâce. Dès lors, l’auteur du Chant des ouvriers se tint à l’écart de toute action politique.
Du même coup, l’idée du monument tomba en sommeil et le nom d’Hégésippe Moreau ne fut plus guère évoqué qu’à l’occasion des éditions du Myosotis, et aussi, en 1861, quand Sainte-Beuve, attaqué par Laurent-Pichat au sujet de son article du Constitutionnel, se vit obligé, pour se disculper, de révéler l’affaire de Une voix dans Paris, où le poète républicain avait pris la défense du préfet Gisquet. Il y eut, d’autre part, des incidents au moment du renouvellement de la concession de terrain au cimetière. Ils furent soulevés par Alexandre Dumas qui, rentrant de Belgique en 1853, après un exil motivé par des embarras d’argent, fonda le Mousquetaire, journal dont le titre devait, plus tard, se transformer en celui de Monte-Cristo. Le Mousquetaire du vendredi 23 décembre 1853, entièrement consacré à Moreau, publia un article de Dumas faisant connaître que l’administration municipale réclamait le versement de 376 fr. 25 pour que la concession de terrain, expirant le 5 janvier suivant, devînt définitive. Faute de recevoir cette somme dans le délai de trois mois, la Ville pourrait faire transporter les ossements d’Hégésippe à la fosse comune !
L’alerte cessa vite, car la somme fut immédiatement versée par le prince Napoléon, fils du roi Jérôme et cousin de l’Empereur ; mais bien d’autres admirateurs d’Hégésippe s’offrirent en cette occasion, à faire le nécessaire pour honorer dignement sa mémoire, et il n’y a nul doute que le246 projet d’érection d’un monument n’eût pu être réalisé dès cette époque. Pourtant, les membres de la commission dissoute ne prirent aucune initiative pour reconstituer leur groupe, et il fallut attendre un demi-siècle encore pour que leur première idée pût aboutir.
Ces cinquate années virent disparaître un grand nombre des contemporains d’Hégésippe, mais toujours, un peut partout, surgirent des amis posthumes, qu’une admiration fervente poussait à rechercher et à réunir les souvenirs de toute sorte qu’il avait laissés.
A Provins, Théodore Lebeau garda longtemps la direction de son imprimerie et ne décéda qu’en 1883, vingt-six ans après Louise Jeunet, qui, ayant rejoint à Abbeville son fils, y était morte en 1857. Quant à Sophie Guérard, l’idole numéro 2 d’Hégésippe, elle survécut à son époux Camille et trépassa en 1863, quelques mois après la visite que lui fit un jeune poète parisien, Armand Lebailly, à qui elle confia maints souvenirs dont il fit état dans deux opuscules sur Moreau.
D’ailleurs, un autre chercheur, un Provinois, recueillait sur place, avec une piété, une patience, une obstination jamais démenties toutes les traces du passage d’Hégésippe dans la ville et dans la contrée. Louis Rogeron, entré à l’imprimerie Lebeau en 1856, y hérita de la casse du poète et ne la quitta que dans sa vieillesse, pour devenir bibliothécaire de Provins. Il découvrit plusieurs fois des vers de Moreau, dans les endroits les plus imprévus, et réunit sur lui un dossier de documents qu’il devait léguer à la bibliothèque municipale. Enfin, en 1881, il fit don au musée de Provins d’un médaillon de terre cuite, modelé d’après une esquisse du masque mortuaire moulé à l’hôpital de la Charité par M. Guy.
A la même époque, le fonds Moreau s’enrichit d’un nouveau document. Sur les instances du bibliothécaire d’alors, M. Bourquelot, Mme veuve Alexandre Guérard, bru de Camille et de Sophie, sur le point de partir pour l’Amérique, fit don à247 la ville de la lettre écrite par Hégésippe enfant à Emile Guérard, le 9 août 1820. On la voit encore à présent, encadrée et exposée dans l’une des salles du musée qui, depuis lors, a été installé près de la bibliothèque.
A Paris, le zèle des admirateurs gardait toute sa vigilance. Sans parler de Sainte-Marie Marcotte, de Lebailly et de Vallery-Radot père et fils, qui tous apportèrent en hommage à la mémoire de Moreau d’importantes contributions, on doit noter les initiatives du conseil municipal qui décida, en 1886, d’apposer une inscription commémorative sur la maison natale de la rue Saint-Placide, et, en 1889, de donner le nom du poète à une rue nouvellement ouverte dans le dix-huitième arrondissement.
L’année suivante, enfin, l’un des survivants de la commission dissoute, le vice-président Cusset, impressionné par le grand succès de librairie que venait d’avoir l’ouvrage de Vallery-Radot fils, entreprit de réaliser le projet de monument. Il s’aboucha avec le statuaire Talvet, qui avait présenté une maquette aux souscripteurs de 1851, et avec les typographes Granger et Ricand, pour reprendre sur nouveaux frais l’œuvre interrompue. L’idée fit son chemin, lentement il est vrai, mais sûrement. Un nouveau comité se forma sous la présidence de Cusset, avec la protection de Léon Bourgeois alors ministre de l’Instruction publique. Des fonds furent réunis pour l’érection d’une stèle surmontée d’un buste en bronze, sur la tombe même d’Hégésippe.
Douze ans plus tard, le projet si longtemps différé se trouva réalisé. Le président Cusset et le statuaire Taluet, décédés, étaient remplacés, le premier par Granger, le second par Mme Coutan-Montorgueil. Quant à Ricand, il s’était vu attribuer la vice-présidence. Ils assistèrent, le 5 avril 1903, à l’inauguration du buste exécuté en bronze doré par Mme Coutan et placé sur un soubassement, œuvre de l’architecte Henry Guillaume, portant gravée une tige de myosotis. La famille248 Lebeau fut représentée par Mme Jules Michelin, fille de Théodore ; la famille Guérard par la veuve d’Alexandre, revenue d’Amérique, son fils Louis et plusieurs petit-fils. Des discours furent prononcés au nom du gouvernement, et le député-poète Clovis Hugues, membre du comité, déclama une ode de sa composition.
Depuis ce jour, le tombeau ne cesse de recevoir des visites assidues attestées par l’offrande continuelle de fleurs, gracieux dons de mains fidèles. L’endroit, un des plus silencieux du vaste cimetière, attire les promeneurs amis de la solitude, et lorsque l’un d’eux, intrigué par l’apparition de cette effigie dorée surgissant parmi la verdure, s’approche pour connaître l’épitaphe, il découvre, gravé sur la stèle, ce refrain de la chanson commémorative de Pierre Dupont :
Ici s’achève
La vie maudite d’Hégésippe Moreau
de
George Benoit-Guyod
Transcrit par le TeXnicien de surface
qui finit aujourd’hui, le 21 janvier 2006.
[[2006-01-21T20:02:03]]