Larousse, Dictionnaire du xixe siècle

Chatterton [drame]

Chatterton [drame]drame en trois actes et en prose, par Alfred de Vigny, représenté pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 12 février 1832. C’est l’histoire d’un poëte méconnu, qui se réfugie dans le suicide pour échapper à la misère et se venger de l’ingratitude des hommes. Fils d’un balayeur d’école et élevé par la charité, Chatterton a passé ses dix premières années dans une existence paisible. Vers l’âge de quinze ans, quelques vieux manuscrits du xiie siècle lui tombent sous la main ; il se met à les étudier et songe à en faire un pastiche, auquel, selon lui, Horace Walpole lui-même devra se laisser prendre. Walpole reconnaît la supercherie et ne daigne pas répondre à l’auteur. La rage alors entre dans le cœur du jeune poëte, et il jure de surmonter tous les obstacles et d’arriver à la fortune et à la gloire. Il quitte sa mère et vient à Londres, où il vend sa plume au plus offrant et même à plusieurs à la fois ; car il se fait, en même temps, écrivain politique pour les whigs et pour les tories. Il gagne à ce métier quelque argent, bientôt dépensé, et alors, sans ressources, dénué de tout et criblé de dettes, il se prend de nouveau à accuser la société d’ingratitude. L’idée lui vient de la punir en se suicidant.

Voilà ce Chatterton, ce grand homme méconnu qu’Alfred de Vigny a mis en scène, en le faisant, de plus, follement amoureux d’une femme mariée. Dès le début de la pièce, Chatterton annonce qu’il se tuera ; c’est chez lui une idée fixe. Il a dix-huit ans, mais il trouve que son œuvre est déjà assez considérable pour que la fortune et la réputation rampent à ses pieds comme des esclaves ; il lui semble très-étonnant que la société ne s’empresse pas de venir payer ses dettes et de le porter en triomphe. Aussi, tant pis pour le genre humain ! c’est lui qui l’aura voulu ! Chatterton va se tuer ! Pauvre fou, qui accuse les autres au lui de s’accuser lui-même, qui use toutes ses forces, toute son énergie en des plaintes ridicules et des récriminations stériles, au lieu de travailler pour s’acquitter envers ses créanciers, de travailler encore pour arriver à cette gloire qu’il ambitionne si ardemment ! Mais non, le dédain et la colère l’empêchaient de demander aide et secours ; cet ambitieux de petite taille ne voyait personne digne d’être son protecteur, et le suicide lui parut la seule vengeance digne de lui. Gustave Planche a écrit quelque part : Toute la vie de Chatterton se résume dans un seul mot : l’orgueil. S’il y a un drame à construire avec son nom, c’est l’orgueil qui posera les fondements de l’édifice. En effet, il eût fallu montrer comment l’orgueil mal entendu peut mener de la pauvreté à l’avilissement, et de l’avilissement au suicide. Ce n’est pas là ce qu’a fait Alfred de Vigny.

Que reste-t-il donc pour nous intéresser à cette figure ? Chatterton n’aime rien : ni son pays, car il a prostitué sa plume à tous les partis, ni une femme, car son amour pour Ketty est un amour de tête et rien de plus. Il n’aime pas même son talent, auquel il croit tant cependant ; car, s’il l’aimait, il ne voudrait pas le tuer sitôt. Non, Chatterton n’aime que lui-même ; c’est un égoïste, un orgueilleux, qui ne saurait intéresser à aucun titre. À proprement parler, il n’y a pas d’action dans Chatterton ; l’analyse y supplée de son mieux, toujours habile et ingénieuse, souvent savante et profonde, et constamment rehaussée par un style amoureusement châtié.

Tel est ce drame bizarre et maladif, qui obtint d’abord un vif succès, et laissa ensuite le parterre assez froid, lors d’une reprise tentée il y a quelques années. Pour nous, malgré les beautés incontestables de cette œuvre, nous applaudissons presque à ce dernier échec. Cette littérature malsaine exerce une déplorable influence. Sans doute, les forts, les athlètes vigoureux de la pensée ne se laissent pas détourner de leur route par ces mièvreries sentimentales ; mais combien d’orgueilleux, d’impuissants ne peuvent-elles pas pousser au suicide, cette ultima ratio des faibles ! Chatterton n’est pas seulement un orgueilleux, comme l’a dit G. Planche, c’est avant tout un impuissant. Nous le connaissons bien ce personnage aux longs cheveux, au regard élégiaque ; n’est-ce pas lui qui hausse dédaigneusement les épaules au seul mot : industrie ? Ne lui parlez pas des merveilles de la science. Chemins de fer, télégraphe, qu’est-ce que tout celà ? la vile matière, contre laquelle il faut réagir au nom du pur esprit ! Phraséologie ridicule et vide qui a fait son temps ! Plus de ces êtres inutiles à eux-mêmes et à la société, qu’ils contemplent du haut de leurs dédains ; plus de ces impuissants, de ces envieux qui passent leur vie à se dresser un piédestal, et qui n’ont, à leur heure dernière, ni une œuvre ni une bonne action à présenter. M. Alfred de Vigny sera, nous l’espérons, le dernier poëte qui chantera les louanges de ces héros poitrinaires et ridicules.



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