ŒUVRES
DE
HÉGÉSIPPE MOREAU
Nouvelle Edition

PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE LITTÉRAIRE

PAR M. SAINTE-BEUVE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Parvulos ne despicias.
Salomon.
LE MYOSOTIS
POÉSIES DIVERSES
CONTES EN PROSE
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

1881
Hégésippe Moreau

Hégésippe Moreau, né à Paris en avril 18101810, était fils d’un homme qui devint professeur au collège de Provins, et il fut conduit, tout enfant, dans cette ville. Sa naissance fut irrégulière, bien qu’il connut ses parents. Son père le laissa orphelin en bas âge ; sa mère se plaça chez une dame de Provins, madame Guérard, depuis madame Favier, et l’enfant, recueilli par cette bienfaitrice, grandit près d’elle ; les fils de la maison surtout s’intéressaient tendrement à lui. Il commençait à prendre des leçons au collège de Provins, lorsque des circonstances firent quitter la ville à ses bienfaiteurs, qui allèrent habiter la campagne. C’est alors qu’il fut placé, d’abord au petit séminaire1 de Meaux, puis à celui d’Avon, près Fontainebleau, où il fit ses études, d’excellentes études classiques, sans oublier les vers latins qu’il variait et tournait sur tous les rhythmes d’Horace. Au sortir du collège, sa mère n’était plus. Il pouvait se croire orphelin dans le monde et délaissé ; mais non, c’eût été une injustice ; lui-même nous le dit :

Car de l’école à peine eus-je franchi les grilles,
Que je tombai joyeux aux bras de deux familles.
lire le poeme

Madame Favier, retirée à Champ-Benoist, lui continuait encore ses soins ; surtout il trouvait un accueil affectueux et délicat auprès de madame Guérard, sa belle-fille, qui le recevait à sa ferme de Saint-Martin : Moreau a consacré le souvenir de cette hospitalité par la charmante romance de la Fermière. Vers le temps de sa sortie du collège, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de M. Lebeau, maintenant encore imprimeur à Provins. La fille de celui-ci, mademoiselle Louise Lebeau (aujourd’hui madame J.), est celle même qu’il a célébrée si purement et si chastement sous le nom de ma sœur dans quelques-unes de ses plus jolies pièces, et à laquelle il a dédié ses Contes. Je m’étais arrêté, dit-il quelque part, dans une imprimerie toute petite, mais proprette, coquette, hospi-2 talièrehospitalière ; vous la connaissez, ma sœur. Mon cœur, dit-il encore :

Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,
S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste.
J’ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court.
lire le poeme

Il y eut en ces années un Hégésippe Moreau primitif, pur, naturel, adolescent, non irrité, point irréligieux, dans toute sa fleur de sensibilité et de bonté, animé de tous les instincts généreux et non encore atteint des maladies du siècle. Moment unique et rapide qu’il a essayé de ressaisir plus d’une fois, de retracer dans ses vers, et qui nous en marque aujourd’hui les plus doux passages. Il y a ainsi en chacun de nous, pour peu que notre fonds originel soit bon, un être primitif, idéal, que la nature a dessiné de sa main la plus légère et la plus maternelle, mais que l’homme trop souvent recouvre, étouffe ou corrompt. Ceux qui nous ont connu et qui nous ont aimé sous cette forme première continuent de nous voir ainsi ; et, si l’on a le bonheur d’avoir une sœur qui aît continué elle-même de vivre d’une vie simple et uniforme, d’une vie fidèle aux souvenirs, elle nous conserve à jamais présent dans cette pureté adolescente, elle nous garde un culte dans son3 cœur, elle nous adore telletel que nous étions alors sous ces premiers traits d’un développement aimable et pudique. Ce nous-même d’autrefois, qui souvent, hélas n’est plus actuellement en nous, subsiste en elle et vit comme un ange de Fra-Bartolommeo peint sur l’autel dans l’oratoire.

Hégésippe Moreau a eu ce bonheur au milieu de toutes ses infortunes, et aujourd’hui, si l’on interroge sur le compte du poëte celle qu’il appelait alors sa sœur, elle répond en nous montrant au fond de son souvenir ce Moreau de seize ans, de l’âme la plus délicate et la plus noble, d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses et pures.

Je prends plaisir à marquer ces premiers traits, parce que ceux qui ont le plus loué Moreau à l’heure de sa mort en ont fait un poëte de guerre, de haine et de colère. Il l’était trop devenu en effet, mais il ne l’était point d’abord ni aussi essentiellement qu’on le voudrait dire. Étendu sur son lit de mort à l’hospice de la Charité, le caractère qui était le plus empreint sur sa face, me dit une personne qui ne l’a vu que ce jour-là, était une remarquable douceur.

En parlant ici d’Hégésippe Moreau, je ne viens faire, on peut le croire, le procès ni à la société ni aux poëtes. Les poëtes sont une race à part, une race des plus4 intéressantes quand elle est sincère, quand l’imitation et la singerie (comme il arrive si souvent) ne s’y mêlent pas ; mais, dans aucun temps, cette race délicate ou sublime n’a paru se distinguer par une connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant à la société, c’est-à-dire à la généralité des hommes réunis et établis en civilisation, ils demandent qu’on fasse comme eux tous en arrivant, qu’on se mette à leur suite dans les cadres déjà tracés, ou si l’on veut en sortir, qu’alors, pour justifier cette prétention et cette exception, on les serve hautement ou qu’on les amuse ; et, jusqu’à ce qu’ils aient découvert en quelqu’un ce don singulier de charme ou ce mérite de haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et occupés chacun de sa propre affaire. Peut-on s’en étonner ?

Hégésippe Moreau, en entrant dans la vie, avait pourtant rencontré deux familles, on l’a vu, plus que disposées à l’accueillir et presque à l’adopter. Dès sont premier pas dans le monde, et hors de son premier cercle, il trouva également de l’appui. M. Lebrun, l’auteur de Marie Stuart, et notre confrère de l’Académie, n’est pas né à Provins, mais il en est depuis longues années par les habitudes et par les liens de famille. Poëte dont chacun sait le talent, mais homme dont ceux qui l’ont approché savent seuls toute la noblesse et la délicatesse de cœur, il considérait5 comme un devoir, lui, arrivé le premier, de tendre la main à ceux qui viendraient ensuite, et nous le trouvons également aux débuts d’Hégésippe Moreau et à ceux de Pierre Dupont. Moreau connut M. Lebrun dès 18281828 ; il était alors âgé de dix-huit ans : c’était au moment où Charles X revenait d’un voyage que lui avait fait faire M. de Martignac. Le rois passa par Provins, et, à cette occasion, Moreau fit sa chanson patriotique qui a pour titre : Vive le roi ! et pour refrain : Vive la liberté ! J’ai sous les yeux quelques pièces de vers manuscrites adressées, vers cette époque, par le jeune homme à M. Lebrun, ou écrites d’après ses conseils, une pièce notamment en l’honneur de La Fayette, après son voyage triomphal d’Amérique. Moreau vint à cette époque à Paris, et, toujours par les conseils de M. Lebrun, il adressa à M. Didot son Épitre sur l’Imprimerie, qu’on peut lire dans ses Poésies, et dans laquelle se trouvent quelques jolis vers descriptifs :

Au lieu de fatiguer la plume vigilante,
De consumer sans cesse une activité lente
À reproduire en vain ces écrits fugitifs,
Abattus dans leur vol par les ans destructifs ;
Pour donner une forme, un essor aux pensées,
Des signes voyageurs, sous des mains exercées, 6
Vont saisir en courant leur place dans un mot ;
Sur ce métal uni l’encre passe, et bientôt,
Sortant multiplié de la presse rapide,
Le discours parle aux yeux sur une feuille humide.
lire le poeme

Mais la fin de l’Épître est surtout heureuse ; le jeune compositeur s’y montre dévoré souvent du désir d’écrire, de composer pour son propre compte, tandis qu’il est obligé d’imprimer les autres.

Hélas ! pourquoi faut-il qu’aveuglant la jeunesse,
Comme tous les plaisirs, l’étude ait son ivresse ?
Les chefs-d’œuvre du goût, par mes soins reproduits,
Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits,
Et souvent, insensé, j’ai répandu des larmes,
Semblable au forgeron qui, préparant des armes,
Avide des exploits qu’il ne partage pas,
Siffle un air belliqueux et rêve des combats…
lire le poeme

Moreau, à cette date, n’avait que dix-neuf ans. Il fut admis dans l’imprimerie de M. Didot, rue Jacob, justement en face de cet hospice de la Charité, où depuis… — Placé peu de temps après 1830-07juillet 1830, à la direction de l’Imprimerie royale, M. Lebrun chercha à y introduire Moreau ; mais celui-ci, qui avait7 quitté l’imprimerie Didot, suivait dès lors une autre voie, et il n’était pas de ceux qui se laissent protéger aisément.

Moreau ressentait vivement les tortures secrètes de cette pauvreté que La Bruyère a si bien peinte, et qui rend l’homme honteux, de peur d’être ridicule. Ainsi, la première fois qu’il avait dû voir M. Lebrun à Provins, il n’avait pas voulu lui faire cette visite parce qu’il avait des bas bleus. Il ne se guérit point de cette disposition à Paris, lors même que les privations les plus réelles, les souffrances positives et poignantes vinrent y joindre leur aiguillon.

On me le peint alors déjà atteint par le souffle d’irritation et d’aigreur qui se fait si vite sentir sous les soleils trompeurs de Paris, méfiant, aisément effarouché, en garde surtout contre ce qui eût semblé une protection, ayant le dédain et la peur de la protection ; ne se laissant plus apprivoiser comme il s’était laissé faire à Provins quelques années plus tôt ; enfin ayant contracté déjà cette maladie d’amour-propre et de sensibilité qui est celle du siècle, celle de l’aristocratique René aussi bien que du plébéien Oberman ou du mondain Adolphe, celle de Jean-Jacques avant eux tous, comme depuis eux elle l’a été de tant d’autres qui ont eu la même maladie sous des formes et8 des variétés différentes. Il nous siérait peu, à nous qui parlons, de nous montrer trop sévère, l’ayant ressentie à notre jour et même décrite autrefois dans notre jeunesse. Moreau fut donc malade de ce que j’appellerai la petite vérole courante de son temps ; il fut mécontent, sauvage, ulcéré, évitant ou repoussant ce qui eût été possible, voulant autre chose que ce qui s’offrait à lui, et ne se définissant pas cette autre chose. Pauvre, timide et fier, et à vingt ans, on est aisément pour les doctrines ardentes qui promettent le bouleversement du présent et la remise en question de l’avenir, de même qu’à cinquante ans, établi, rassis, ayant épuisé les passions, et raisonnant plus ou moins à son aise sur les vicissitudes diverses, on est naturellement pour un statu quo plus sage. Notre sagesse ou notre folie n’est guère en général que le résultat de notre âge et de notre situation. Pour s’élever au-dessus de ces circonstances, en quelque sorte matérielles et physiques, deux choses sont nécessaires, et elles sont rares : du caractère et des principes. Hégésippe Moreau n’avait ni l’un ni l’autre ; il avait de l’âme et du talent, mais son caractère était faible, comme c’est trop souvent le cas des organisations d’artiste, et les impressions du dehors prenaient fortement et irrésistiblement sur lui. Ses poésies et ses inspirations, du moment qu’elles cessent d’être9 intimes, ne sont pour la plupart que le reflet ardent et mélangé, le conflit des divers éclairs qui se croisaient orageusement alors dans l’atmosphère politique.

Après les journées de 1830-07juillet 1830, auxquelles il avait pris part vaillamment, Moreau quitta pendant un temps l’imprimerie ; il s’était fait maître d’études, mais ce n’était pas une carrière. Il s’accoutuma, durant cette période fatale et fiévreuse de deux ou trois années, à une vie irrégulière, désordonnée, errante, toute d’émotions et de convulsions. Il avait faim, et il composait à travers cela des chants qui se ressentaient de ce cri intérieur, par leur âpreté et leur amertume. Il rêvait au suicide ; il commençait à se détruire. Il eût, en 18331833, une première maladie qui le força d’entrer à l’hospice. Convalescent, une bonne pensée le saisit ; il partit pour Provins et alla demander l’hospitalité à madame Guérard, à la ferme de Saint-Martin. Là, aux derniers rayons d’automne, repassant ses douloureux souvenirs, ceux de sa maladie, ceux de l’insurrection et des émeutes, et du choléra, rappelant même ses imprécations de colère, il se rétractait d’une manière touchante :

Ainsi je m’égarais à des vœux imprudents,
Et j’attisais de pleurs mes ïambes ardents.
10
Je haïssais alors, car la souffrance irrite ;
Mais un peu de bonheur m’a converti bien vite.
Pour que son vers clément pardonne au genre humain,
Que faut-il au poëte ? Un baiser et du pain.
Dieu ménagea le vent à ma pauvreté nue ;
Mais le siècle d’airain pour d’autres continue…
lire le poeme

Et se considérant lui-même comme délivré des soucis à l’approche de l’hiver, il souhaitait à d’autres le même soulagement et la même douceur :

Dieu, révèle-toi bon pour tous comme pour moi !
Que ta manne, en tombant, étouffe le blasphème,
Empêche de souffrir, puisque tu veux qu’on aime ;
Pour qu’à tes fils élus, tes fils déshérités
Ne lancent plus d’en bas des regards irrités,
Aux petits des oiseaux toi qui donnes pâture,
Nourris toutes les faims ; à tout dans la nature
Que ton hiver soit doux ; et, son règne fini,
Le poëte et l’oiseau chanteront : Sois béni !
lire le poeme

Deux ans après, le souvenir de cette douce hospitalité lui revenait à la mémoire, et il envoyait pour étrennes (1836-01janvier 1836) cette délicieuse romance à celle à qui il avait dû, pour un jour du moins, ses pures et innocentes Charmettes :11

La Fermière
Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !
C’est l’oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit dans la mousse.
Vieux vagabond qui tends la main,
Enfant pauvre et sans mère,
Puissiez-vous trouver en chemin
La fermer et la fermière !
De l’escabeau vide au foyer
Là le pauvre s’empare,
Et le grand bahut de noyer
Pour lui n’est point avare ;
C’est là qu’un jour je vins m’asseoir,
Les pieds blancs de poussière ;
Un jour… puis en marche ! et bonsoir
La ferme et la fermière !
Mon seul beau jour a dû finir,
Finir dès son aurore ;
Mais pour moi ce doux souvenir
Est du bonheur encore :
En fermant les yeux je revois
L’enclos plein de lumière,
La haie en fleur, le petit bois,
La ferme et la fermière !
12
Si Dieu, comme notre curé
Au prône le répète,
Paye un bienfait (même égaré),
Ah ! qu’il songe à ma dette !
Qu’il prodigue au vallon les fleurs,
La joie à la chaumière !
Et garde des vents et des pleurs
La ferme et la fermière.
Chaque hiver qu’un groupe d’enfants
À son fuseau sourie,
Comme les Anges aux fils blancs
De la Vierge Marie ;
Que tous, par la main, pas à pas,
Guidant un petit frère,
Réjouissent de leurs ébats
La ferme et la fermière.
Envoi
Ma Chansonnette, prends ton vol !
Tu n’es qu’un faible hommage ;
Mais qu’en avril le rossignol
Chante et la dédommage.
Qu’effrayé par ses chants d’amour,
L’oiseau du cimetière
Longtemps, longtemps se taise pour
La ferme et la fermière !
13

Il fallait à Hégésippe Moreau, comme à tous les poëtes doux et faibles, sauvages et timides, tendres et reconnaissants, il lui aurait fallu une femme, une sœur, une mère, qui, mêlée et confondue avec l’amante, l’eût dispensé de tout, hormis de chanter, d’aimer et de rêver.

Cependant, avec la santé qui lui revenait, la nécessité, et aussi le génie ou le démon qui ne pardonne pas, le ressaisirent. C’était le moment du grand succès de Barthélemy, et sa Némésis produisait ça et là des imitations et des contrefaçons où il n’entrait guère que des violences. Hégésippe Moreau essaya de faire à Provins une Némésis à sa manière, un journal en vers sous le titre de Diogène, un vilain patron qu’il avait adopté depuis quelque temps, et que le doux automne passé à Saint-Martin ne lui avait pas fait assez abjurer. Le talent qu’il y montra ne put sauver une telle publication partout très-aventurée, et qui l’était surtout au milieu des rivalités et des susceptibilités d’une petite ville. Il avait eu beau faire appel à toute la contrée de Brie et de Champagne, et s’écrier

Qu’il me vienne un public ! ma poésie est mûre,
Voir le poème

le public répondit peu. Le poëte blessa et aliéna ceux même qui l’avait d’abord soutenu. Il eut finale-14 mentfinalement un duel, et dut s’en revenir bientôt à Paris, désappointé de nouveau et irrité comme après un échec.

De 18341834 à 18381838, sa vie ne fut qu’une lutte pénible et haletante, où son talent, de plus en plus réel, et qui achevait de se dégager chaque jour, ne put triompher de la dureté des circonstances ni suppléer aux infirmités du caractère Dans tout ce que j’ai touché là du caractère et de la vie intime de Moreau, j’ai été guidé de la manière la plus sûre par des lettres, par des renseignements directs provenant des personnes qui l’ont le mieux connu. Ces documents qui ont servi à mon ami, M. Octave Lacroix, dans son édition d’Hégésippe Moreau, m’ont été communiqués à moi-même : je n’en ai fait usage qu’avec pudeur et discrétion. Les personnes de Provins qui ont le plus connu et le mieux aimé Moreau de son vivant ont paru me savoir gré de ce sentiment à la fois de réserve et de sympathie. J’ai donc été surpris (si jamais ce qui est peu raisonnable pouvait surprendre) de lire dans la Feuille de Provins, du 1854-06-077 juin 1854, un article de Mme C. Angebert, dans lequel cette personne à principes et à sentiments me reproche d’avoir fait tort à Moreau dans mon appréciation morale tout indulgente. Elle continue de vouloir faire de Moreau l’homme d’une cause politique. Si Mme Angebert tient plus à la vérité qu’à la fausse exaltation, elle peut aisément s’informer à son tour auprès des personnes de Provins qui nous ont le mieux initié à la connaissance de ce touchant mais trop faible caractère ; elle peut, par exemple, demander à Mme Guérard communication des lettres de Moreau écrites en 1834-01janvier 1834, et elle verra qu’il faut se résoudre, quand on a le sens juste et bienveillant, à ne voir dans le chantre de la Voulzie qu’un poëte.. Qu’il suffise de rappeler qu’Hégé- 15sippeHégésippe Moreau, au moment où il venait de trouver un éditeur pour ses vers, et où le Myosotis, publié avec luxe (18381838) et déjà loué dans les journaux, allait lui faire une réputation, entrait sans ressource à l’hospice de la Charité et y mourait le 1838-12-2020 décembre 1838, renouvelant l’exemple lamentable de Gilbert et faisant un pendant trop fidèle au drame émouvant de Chatterton, dont l’impression était encore toute vive sur la jeunesse. Il n’avait pas vingt-neuf ans.

Si l’on considère aujourd’hui le talent et les poésies d’Hégésippe Moreau de sang-froid et sans autre préoccupation que celle de l’art et de la vérité, voici ce qu’on trouvera, ce me semble. Moreau est un poëte ; il l’est par le cœur, par l’imagination, par le style : mais chez lui rien de tout cela, lorsqu’il mourut, n’était tout à fait achevé et accompli. Ces trois parties essentielles du poëtes n’étaient pas arrivées à une pleine et entière fusion. Il allait, selon toute probabilité, s’il avait vécu, devenir un maître, mais il ne l’était pas encore. Trois imitations chez lui sont visibles et se font sentir tour à tour : celle d’André Chénier dans les ïambes, celle surtout de Barthélemy dans la satire et celle de Béranger dans la chanson. Dans ce dernier genre pourtant, quoiqu’il rappelle Béranger, Moreau a un caractère à lui, bien naturel, bien franc et bien poétique ; il a du drame, de la gaieté, de l’espièglerie,16 un peu libertine parfois, mais si vive et si légère qu’on la lui passe. Qu’on relise le Joli Costume, les Modistes hospitalières. Une des pièces sérieuses qui me semblent le plus propre à démontrer ses qualités et ses défauts est celle qui a pour titre  : Un quart d’heure de dévotion. Le poëte, qui s’est vanté d’être un païen de l’Attique avec André Chénier et avec Vergniaud, qui a été trop souvent impie, irrévérent jusqu’à l’insulte, a un bon retour pourtant. Un jour de tristesse, un soir, il est entré dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont. Il n’y entrait que par désœuvrement d’abord, pour regarder et admirer comme d’autres curieux les merveilles d’architecture élégante et fine qu’offre cette église :

Et la rougeur au front je l’avoûrai moi-même…,
Dans le temple au hasard j’aventurais mes pas,
Et j’effleurais l’autel et je ne priais pas.
lire le poeme

Mais insensiblement il se rappelle le temps où, dans sa première enfance, il priait, et où il servait même le prêtre à l’autel :

Autrefois pour prier, mes lèvres enfantines
D’elles-mêmes s’ouvraient aux syllabes latines,
17 Et j’allais aux grands jours, blanc lévite du chœur,
Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur.
Mais depuis.

lire le poeme

et il énumère toutes les manières diverses d’égarements et de chutes parmi lesquelles il a eu la sienne :

Combien de jeunes cœurs que le doute rongea !
Combien de jeunes fronts qu’il sillonne déjà !
Le doute aussi m’accable, hélas ! et j’y succombe :
Mon âme fatiguée est comme la colombe
Sur le flot du désert égarant son essor ;
Et l’olivier sauveur ne fleurit pas encor…
Ces mille souvenirs couraient dans ma mémoire,
Et je balbutiai : Seigneur, faites-moi croire !
Quand soudain sur mon front passa ce vent glacé
Qui sur le front de Job autrefois a passé.
Le vent d’hiver pleura sous le parvis sonore,
Et soudain je sentis que je gardais encore
Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,
Un peu de vieille foi, parfum évaporé.
lire le poeme

Sous cette impression intérieure, sous le rayon de cette ferveur retrouvée; le poëte, agenouillé devant le tombeau de Racine (qui se trouve dans cette église) fait un vœu. Ce vœu, ce n’est pas d’aller à Jérusalem18 en pèlerin, mais c’est d’y aller en idée et en poésie, c’est de retracer à sa manière, en une suite de chants, quelques-uns des sujets saints, à peu près, j’imagine, comme M. Victor de Laprade l’a pu faire depuis dans ses Poëmes évangéliques. Et réfléchissant avec humilité à l’étincelle qui peut jaillir sur les âmes de cette œuvre modestement accomplie, le poëte se rappelle et s’applique un fabliau charmant que son aïeule bretonne, dit-il, lui a souvent raconté. Or ce fabliau le voici : Un jour, Dieu permit, dans ses desseins, que l’élément de vie, le feu, se retirât tout à coup de l’air, et vînt à manquer à la nature. Grand effroi soudain parmi les oiseaux. Tous s’effrayent, se consternent ou s’effarent. Les vautours en deviennent plus méchants de terreur, et s’entre-battent de plus belle. Le rossignol se décourage, et, ayant chanté sa dernière chanson, il cache sa tête dans son nid. L’aigle lui-même, habitué à porter la foudre, la laisse s’éteindre cette fois et s’échapper. Dans cette agonie universelle, il n’y eut qu’un seuil oiseau, le plus petit, le plus humble de tous, le roitelet, qui ne se découragea point, et qui voltigea tant et si bien, qu’il alla jusqu’au haut des cieux ressaisir l’étincelle pour la rapporter au monde. Mais il fut consumé en la lui rendant.

On sent tout ce qu’une telle pièce a d’élevé, de poétique et de touchant ; que lui manque-t-il donc pour19 être un chef-d’œuvre ? Il lui manque la pureté et le goût dans le style. Dès l’abord le poëte nous montre le curieux, l’amateur artiste, qui entre à Saint-Étienne regardant et admirant les sculptures et les tableaux :

Époussetant de l’œil chaque peinture usée.

Ailleurs il parlera du livre des Évangiles :

Page de vérité qu’à sa ligne dernière
Le Golgotha tremblant sabla de sa poussière.

C’est ainsi que dans une autre pièce, représentant l’entrée du Tasse à Rome au milieu d’une pluie de couronnes et de fleurs, il dira :

Le pauvre fou sentit, dans la ville papale,
Une douche de fleurs inonder son front pâle.

Épousseter, sabler, douche de fleurs ; voilà le détestable style moderne, le style matériel, prétentieux et grossier, que certes on ne s’aviserait jamais d’aller chercher si près du tombeau de Racine, et qui, j’ose le dire, n’aurait jamais dû entacher non plus et charger le berceau de notre École romantique, telle du moins que je l’ai toujours conçue. Oui, l’on pouvait se mon-20trermontrer plus voisin de la nature encore, de la réalité simple, modeste et sensible, que ne l’avaient été nos illustres poëtes classiques, sans tomber pour cela dans ce style lourd, plaqué et technique qui prévaut presque partout aujourd’hui. Hégésippe Moreau a eu le tort d’y trop sacrifier en commençant, et il n’a pas vécu assez pour s’en débarrasser et s’en affranchir.

On nous assure pourtant qu’il était tout à fait revenu, vers la fin, de l’illusion que lui avaient faite certains poëtes ou rimeurs matériels et mécaniques, et plutôt robuste que réellement puissants.

Une de ses pièces irréprochables, et qu’on aime toujours à citer, est son Élégie à la Voulzie, jolie rivière ou ruisseau du pays où il était venu passer son enfance,

Bluet éclos parmi les roses de Provins.
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On n’aurait point parlé convenablement de Moreau, si l’on ne rappelait chaque fois à son sujet ses vers délicieux, où il a comme rafraîchi son talent et son âme

S’il est un nom bien doux, fait pour la poésie,
Oh ! dites, n’est-ce pas le nom de la Voulzie ?
La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non ;
Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,
21 Un tout petit ruisseau coulant visible à peine ;
Un géant altéré le boirait d’une haleine ;
Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.
Mais j’aime la Voulzie et ses bois noirs de mûres,
Et dans son lit de fleurs ses bonds et ses murmures.
Enfant, j’ai bien souvent, à l’ombre des buissons,
Dans le langage humain traduit ces vagues sons ;
Pauvre écolier rêveur et qu’on disait sauvage,
Quand j’émiettais mon pain à l’oiseau du rivage,
L’onde semblait me dire : « Espère ! aux mauvais jours,
Dieu te rendra ton pain. » — Dieu me le doit toujours !
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Et rappelant tous ses malheurs, ses pertes douloureuses, tous ses mécomptes et mêmes ses colères, il ajoute dans un sentiment attendri et qu’on lui voudrait plus habituel :

Pourtant je te pardonne, ô ma Voulzie ! et même,
Triste, j’ai tant besoin d’un confident qui m’aime,
Me parle avec douceur et me trompe, qu’avant
De clore au jour mes yeux battus d’un si long vent,
Je veux faire à tes bords un saint pèlerinage,
Revoir tous les buissons si chers à mon jeune âge,
Dormir encor au bruit de tes roseaux chanteurs,
Et causer d’avenir avec tes flots menteurs.
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Si Moreau a pardonné à la Voulzie, ces charmants vers font aussi qu’on pardonner beaucoup à Moreau. On22 jette un voile sur ses faiblesses et sur ses erreurs ; on voudrait abolir toute trace des quelques taches affligeantes de sa muse. Lui-même, dans une pièce À mon Ame, l’exhortant à s’envoler vers les cieux, et à laisser ce corps qu’il a trop souillé, il lui dit :

Fuis, Ame blanche, un corps malade et nu ;
Fuis sans trembler : veuf d’une sainte amie,

Quand du plaisir j’ai senti le besoin,
De mes erreurs, toi, Colombe endormie,
Tu n’as été complice ni témoin.
Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,
Ma faim mordit la poussière (insensé!) ;
Mais toi, mon AmeÂme, à Dieu, ton fiancé,
Tu peux demain te dire vierge encore !
lire le poeme

On voit que Moreau renouvelle en un point la doctrine indulgente de certains mystiques, qui ne font point l’âme responsable et complice des absences et des distractions du corps. Je ne prétends pas donner cela pour de la théologie exacte, mais pour de la poésie charmante.

Les Contes en prose d’Hégésippe Moreau sont tout à fait purs et irréprochables ; ils pourraient même se détacher du reste des Œuvres et se vendre en un fascicule à part pour se donner à lire aux jeunes23 personnes et aux enfants. On y voit à nu le fond de son âme et de son imagination aux heures riantes et aux saisons heureuses. Tel il était auprès de sa sœur, à seize ans, avant d’avoir laissé introduire dans son âme rien d’amer ni d’insultant. Conter chez lui n’était pas une moindre vocation que de chanter :

Je préfère un conte en novembre
Au doux murmure du printemps.
lire le poeme

La pitié, le sentiment fraternel porté jusqu’au culte, la compassion féminine la plus exquise, respirent dans le Gui de chêne. La faiblesse tendre qui a besoin d’appui, la souffrance et le martyre d’un être délicat, se retrouvent mêlés à de l’espièglerie et à de la lutinerie gracieuse dans la Souris blanche ; c’est le plus joli conte de fées et le plus attendrissant ; c’est moins naïf que Perrault, mais aussi aimable, aussi léger, et cela ne se peut lire jusqu’à la fin sans une larme dans un sourire. Que dites-vous de cette Fée des Pleurs, la consolatrice des affligés qui voltige plutôt qu’elle ne marche sur la pointe des gazons et des fleurs ? Elle avait adopté cette allure, de peur, disait-elle à ceux qui s’en étonnaient, de mouiller ses brodequins dans la rosée, mais, en effet, parce qu’elle craignait d’écraser ou de blesser par mégarde la cigale qui chante dans le24 sillon, et le lézard qui frétille au soleil ; car elle était si prodigue de soins et d’amour, la bonne fée ! qu’elle en répandait sur les plus humbles créatures de Dieu. Tel nous apparaît Moreau avant la politique, avant la misère extrême, avant l’aigreur ; tel il se retrouva sans doute à l’heure expirante et aux approches du grand moment qui élève les belles âmes et les pacifie. On devine, en lisant ces jolis récits et celui des Petits Souliers, et celui même de Thérèse Sureau, à voir cette imagination, cette gaïeté, cette invention de détail, combien il devait être charmant quand il osait être familier, et qu’il consentait à être heureux.

Sainte-Beuve

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