Hégésippe Moreau, né à Paris en avril 18101810, était fils d’un homme qui devint professeur au collège de Provins, et il fut conduit, tout enfant, dans cette ville. Sa naissance fut irrégulière, bien qu’il connut ses parents. Son père le laissa orphelin en bas âge ; sa mère se plaça chez une dame de Provins, madame Guérard, depuis madame Favier, et l’enfant, recueilli par cette bienfaitrice, grandit près d’elle ; les fils de la maison surtout s’intéressaient tendrement à lui. Il commençait à prendre des leçons au collège de Provins, lorsque des circonstances firent quitter la ville à ses bienfaiteurs, qui allèrent habiter la campagne. C’est alors qu’il fut placé, d’abord au petit séminaire1 de Meaux, puis à celui d’Avon, près Fontainebleau, où il fit ses études, d’excellentes études classiques, sans oublier les vers latins qu’il variait et tournait sur tous les rhythmes d’Horace. Au sortir du collège, sa mère n’était plus. Il pouvait se croire orphelin dans le monde et délaissé ; mais non, c’eût été une injustice ; lui-même nous le dit :
Madame Favier, retirée à Champ-Benoist, lui continuait encore ses soins ;
surtout il trouvait un accueil affectueux et délicat auprès de madame Guérard, sa belle-fille, qui le recevait à sa ferme
de Saint-Martin : Moreau a consacré le
souvenir de cette hospitalité par la charmante romance de la
Fermière. Vers le temps de sa sortie du collège, il entra en
apprentissage dans l’imprimerie de M. Lebeau, maintenant encore imprimeur à Provins. La fille de celui-ci, mademoiselle Louise Lebeau (aujourd’hui madame J.), est
celle même qu’il a célébrée si purement et si chastement sous le nom de
ma sœur dans quelques-unes de ses plus jolies pièces, et à laquelle il
a dédié ses Contes. Je m’étais
arrêté, dit-il quelque part, dans une imprimerie toute petite, mais proprette,
coquette, hospi-2 talièrehospitalière ; vous la connaissez, ma
sœur.
Mon cœur, dit-il encore :
Il y eut en ces années un Hégésippe Moreau primitif, pur, naturel, adolescent, non irrité, point irréligieux, dans toute sa fleur de sensibilité et de bonté, animé de tous les instincts généreux et non encore atteint des maladies du siècle. Moment unique et rapide qu’il a essayé de ressaisir plus d’une fois, de retracer dans ses vers, et qui nous en marque aujourd’hui les plus doux passages. Il y a ainsi en chacun de nous, pour peu que notre fonds originel soit bon, un être primitif, idéal, que la nature a dessiné de sa main la plus légère et la plus maternelle, mais que l’homme trop souvent recouvre, étouffe ou corrompt. Ceux qui nous ont connu et qui nous ont aimé sous cette forme première continuent de nous voir ainsi ; et, si l’on a le bonheur d’avoir une sœur qui aît continué elle-même de vivre d’une vie simple et uniforme, d’une vie fidèle aux souvenirs, elle nous conserve à jamais présent dans cette pureté adolescente, elle nous garde un culte dans son3 cœur, elle nous adore telletel que nous étions alors sous ces premiers traits d’un développement aimable et pudique. Ce nous-même d’autrefois, qui souvent, hélas n’est plus actuellement en nous, subsiste en elle et vit comme un ange de Fra-Bartolommeo peint sur l’autel dans l’oratoire.
Hégésippe Moreau a eu ce bonheur au milieu de toutes ses infortunes, et
aujourd’hui, si l’on interroge sur le compte du poëte celle
qu’il appelait alors sa sœur, elle répond en nous montrant au
fond de son souvenir ce Moreau de seize ans, de l’âme la plus délicate
et la plus noble, d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes
les émotions pieuses et pures.
Je prends plaisir à marquer ces premiers traits, parce que ceux qui ont le plus loué Moreau à l’heure de sa mort en ont fait un poëte de guerre, de haine et de colère. Il l’était trop devenu en effet, mais il ne l’était point d’abord ni aussi essentiellement qu’on le voudrait dire. Étendu sur son lit de mort à l’hospice de la Charité, le caractère qui était le plus empreint sur sa face, me dit une personne qui ne l’a vu que ce jour-là, était une remarquable douceur.
En parlant ici d’Hégésippe Moreau, je ne viens faire, on peut le croire, le procès ni à la société ni aux poëtes. Les poëtes sont une race à part, une race des plus4 intéressantes quand elle est sincère, quand l’imitation et la singerie (comme il arrive si souvent) ne s’y mêlent pas ; mais, dans aucun temps, cette race délicate ou sublime n’a paru se distinguer par une connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant à la société, c’est-à-dire à la généralité des hommes réunis et établis en civilisation, ils demandent qu’on fasse comme eux tous en arrivant, qu’on se mette à leur suite dans les cadres déjà tracés, ou si l’on veut en sortir, qu’alors, pour justifier cette prétention et cette exception, on les serve hautement ou qu’on les amuse ; et, jusqu’à ce qu’ils aient découvert en quelqu’un ce don singulier de charme ou ce mérite de haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et occupés chacun de sa propre affaire. Peut-on s’en étonner ?
Hégésippe Moreau, en entrant dans la vie, avait pourtant rencontré deux familles, on l’a vu, plus que disposées à l’accueillir et presque à l’adopter. Dès sont premier pas dans le monde, et hors de son premier cercle, il trouva également de l’appui. M. Lebrun, l’auteur de Marie Stuart, et notre confrère de l’Académie, n’est pas né à Provins, mais il en est depuis longues années par les habitudes et par les liens de famille. Poëte dont chacun sait le talent, mais homme dont ceux qui l’ont approché savent seuls toute la noblesse et la délicatesse de cœur, il considérait5 comme un devoir, lui, arrivé le premier, de tendre la main à ceux qui viendraient ensuite, et nous le trouvons également aux débuts d’Hégésippe Moreau et à ceux de Pierre Dupont. Moreau connut M. Lebrun dès 18281828 ; il était alors âgé de dix-huit ans : c’était au moment où Charles X revenait d’un voyage que lui avait fait faire M. de Martignac. Le rois passa par Provins, et, à cette occasion, Moreau fit sa chanson patriotique qui a pour titre : Vive le roi ! et pour refrain : Vive la liberté ! J’ai sous les yeux quelques pièces de vers manuscrites adressées, vers cette époque, par le jeune homme à M. Lebrun, ou écrites d’après ses conseils, une pièce notamment en l’honneur de La Fayette, après son voyage triomphal d’Amérique. Moreau vint à cette époque à Paris, et, toujours par les conseils de M. Lebrun, il adressa à M. Didot son Épitre sur l’Imprimerie, qu’on peut lire dans ses Poésies, et dans laquelle se trouvent quelques jolis vers descriptifs :
Mais la fin de l’Épître est surtout heureuse ; le jeune compositeur s’y montre dévoré souvent du désir d’écrire, de composer pour son propre compte, tandis qu’il est obligé d’imprimer les autres.
Moreau, à cette date, n’avait que dix-neuf ans. Il fut admis dans l’imprimerie de M. Didot, rue Jacob, justement en face de cet hospice de la Charité, où depuis… — Placé peu de temps après 1830-07juillet 1830, à la direction de l’Imprimerie royale, M. Lebrun chercha à y introduire Moreau ; mais celui-ci, qui avait7 quitté l’imprimerie Didot, suivait dès lors une autre voie, et il n’était pas de ceux qui se laissent protéger aisément.
Moreau ressentait vivement les tortures secrètes de cette pauvreté que La Bruyère a si bien peinte, et qui rend l’homme honteux, de peur d’être ridicule. Ainsi, la première fois qu’il avait dû voir M. Lebrun à Provins, il n’avait pas voulu lui faire cette visite parce qu’il avait des bas bleus. Il ne se guérit point de cette disposition à Paris, lors même que les privations les plus réelles, les souffrances positives et poignantes vinrent y joindre leur aiguillon.
On me le peint alors déjà atteint par le souffle d’irritation et d’aigreur qui se fait si vite sentir sous les soleils trompeurs de Paris, méfiant, aisément effarouché, en garde surtout contre ce qui eût semblé une protection, ayant le dédain et la peur de la protection ; ne se laissant plus apprivoiser comme il s’était laissé faire à Provins quelques années plus tôt ; enfin ayant contracté déjà cette maladie d’amour-propre et de sensibilité qui est celle du siècle, celle de l’aristocratique René aussi bien que du plébéien Oberman ou du mondain Adolphe, celle de Jean-Jacques avant eux tous, comme depuis eux elle l’a été de tant d’autres qui ont eu la même maladie sous des formes et8 des variétés différentes. Il nous siérait peu, à nous qui parlons, de nous montrer trop sévère, l’ayant ressentie à notre jour et même décrite autrefois dans notre jeunesse. Moreau fut donc malade de ce que j’appellerai la petite vérole courante de son temps ; il fut mécontent, sauvage, ulcéré, évitant ou repoussant ce qui eût été possible, voulant autre chose que ce qui s’offrait à lui, et ne se définissant pas cette autre chose. Pauvre, timide et fier, et à vingt ans, on est aisément pour les doctrines ardentes qui promettent le bouleversement du présent et la remise en question de l’avenir, de même qu’à cinquante ans, établi, rassis, ayant épuisé les passions, et raisonnant plus ou moins à son aise sur les vicissitudes diverses, on est naturellement pour un statu quo plus sage. Notre sagesse ou notre folie n’est guère en général que le résultat de notre âge et de notre situation. Pour s’élever au-dessus de ces circonstances, en quelque sorte matérielles et physiques, deux choses sont nécessaires, et elles sont rares : du caractère et des principes. Hégésippe Moreau n’avait ni l’un ni l’autre ; il avait de l’âme et du talent, mais son caractère était faible, comme c’est trop souvent le cas des organisations d’artiste, et les impressions du dehors prenaient fortement et irrésistiblement sur lui. Ses poésies et ses inspirations, du moment qu’elles cessent d’être9 intimes, ne sont pour la plupart que le reflet ardent et mélangé, le conflit des divers éclairs qui se croisaient orageusement alors dans l’atmosphère politique.
Après les journées de 1830-07juillet 1830, auxquelles il avait pris part vaillamment, Moreau quitta pendant un temps l’imprimerie ; il s’était fait maître d’études, mais ce n’était pas une carrière. Il s’accoutuma, durant cette période fatale et fiévreuse de deux ou trois années, à une vie irrégulière, désordonnée, errante, toute d’émotions et de convulsions. Il avait faim, et il composait à travers cela des chants qui se ressentaient de ce cri intérieur, par leur âpreté et leur amertume. Il rêvait au suicide ; il commençait à se détruire. Il eût, en 18331833, une première maladie qui le força d’entrer à l’hospice. Convalescent, une bonne pensée le saisit ; il partit pour Provins et alla demander l’hospitalité à madame Guérard, à la ferme de Saint-Martin. Là, aux derniers rayons d’automne, repassant ses douloureux souvenirs, ceux de sa maladie, ceux de l’insurrection et des émeutes, et du choléra, rappelant même ses imprécations de colère, il se rétractait d’une manière touchante :
Et se considérant lui-même comme délivré des soucis à l’approche de l’hiver, il souhaitait à d’autres le même soulagement et la même douceur :
Deux ans après, le souvenir de cette douce hospitalité lui revenait à la mémoire, et il envoyait pour étrennes (1836-01janvier 1836) cette délicieuse romance à celle à qui il avait dû, pour un jour du moins, ses pures et innocentes Charmettes :11
Il fallait à Hégésippe Moreau, comme à tous les poëtes doux et faibles, sauvages et timides, tendres et reconnaissants, il lui aurait fallu une femme, une sœur, une mère, qui, mêlée et confondue avec l’amante, l’eût dispensé de tout, hormis de chanter, d’aimer et de rêver.
Cependant, avec la santé qui lui revenait, la nécessité, et aussi le génie ou le démon qui ne pardonne pas, le ressaisirent. C’était le moment du grand succès de Barthélemy, et sa Némésis produisait ça et là des imitations et des contrefaçons où il n’entrait guère que des violences. Hégésippe Moreau essaya de faire à Provins une Némésis à sa manière, un journal en vers sous le titre de Diogène, un vilain patron qu’il avait adopté depuis quelque temps, et que le doux automne passé à Saint-Martin ne lui avait pas fait assez abjurer. Le talent qu’il y montra ne put sauver une telle publication partout très-aventurée, et qui l’était surtout au milieu des rivalités et des susceptibilités d’une petite ville. Il avait eu beau faire appel à toute la contrée de Brie et de Champagne, et s’écrier
le public répondit peu. Le poëte blessa et aliéna ceux même qui l’avait d’abord soutenu. Il eut finale-14 mentfinalement un duel, et dut s’en revenir bientôt à Paris, désappointé de nouveau et irrité comme après un échec.
De 18341834 à 18381838, sa vie ne fut qu’une lutte pénible et haletante, où son talent, de plus en plus réel, et qui achevait de se dégager chaque jour, ne put triompher de la dureté des circonstances ni suppléer aux infirmités du caractère Dans tout ce que j’ai touché là du caractère et de la vie intime de Moreau, j’ai été guidé de la manière la plus sûre par des lettres, par des renseignements directs provenant des personnes qui l’ont le mieux connu. Ces documents qui ont servi à mon ami, M. Octave Lacroix, dans son édition d’Hégésippe Moreau, m’ont été communiqués à moi-même : je n’en ai fait usage qu’avec pudeur et discrétion. Les personnes de Provins qui ont le plus connu et le mieux aimé Moreau de son vivant ont paru me savoir gré de ce sentiment à la fois de réserve et de sympathie. J’ai donc été surpris (si jamais ce qui est peu raisonnable pouvait surprendre) de lire dans la Feuille de Provins, du 1854-06-077 juin 1854, un article de Mme C. Angebert, dans lequel cette personne à principes et à sentiments me reproche d’avoir fait tort à Moreau dans mon appréciation morale tout indulgente. Elle continue de vouloir faire de Moreau l’homme d’une cause politique. Si Mme Angebert tient plus à la vérité qu’à la fausse exaltation, elle peut aisément s’informer à son tour auprès des personnes de Provins qui nous ont le mieux initié à la connaissance de ce touchant mais trop faible caractère ; elle peut, par exemple, demander à Mme Guérard communication des lettres de Moreau écrites en 1834-01janvier 1834, et elle verra qu’il faut se résoudre, quand on a le sens juste et bienveillant, à ne voir dans le chantre de la Voulzie qu’un poëte.. Qu’il suffise de rappeler qu’Hégé- 15sippeHégésippe Moreau, au moment où il venait de trouver un éditeur pour ses vers, et où le Myosotis, publié avec luxe (18381838) et déjà loué dans les journaux, allait lui faire une réputation, entrait sans ressource à l’hospice de la Charité et y mourait le 1838-12-2020 décembre 1838, renouvelant l’exemple lamentable de Gilbert et faisant un pendant trop fidèle au drame émouvant de Chatterton, dont l’impression était encore toute vive sur la jeunesse. Il n’avait pas vingt-neuf ans.
Si l’on considère aujourd’hui le talent et les poésies d’Hégésippe Moreau de sang-froid et sans autre préoccupation que celle de l’art et de la vérité, voici ce qu’on trouvera, ce me semble. Moreau est un poëte ; il l’est par le cœur, par l’imagination, par le style : mais chez lui rien de tout cela, lorsqu’il mourut, n’était tout à fait achevé et accompli. Ces trois parties essentielles du poëtes n’étaient pas arrivées à une pleine et entière fusion. Il allait, selon toute probabilité, s’il avait vécu, devenir un maître, mais il ne l’était pas encore. Trois imitations chez lui sont visibles et se font sentir tour à tour : celle d’André Chénier dans les ïambes, celle surtout de Barthélemy dans la satire et celle de Béranger dans la chanson. Dans ce dernier genre pourtant, quoiqu’il rappelle Béranger, Moreau a un caractère à lui, bien naturel, bien franc et bien poétique ; il a du drame, de la gaieté, de l’espièglerie,16 un peu libertine parfois, mais si vive et si légère qu’on la lui passe. Qu’on relise le Joli Costume, les Modistes hospitalières. Une des pièces sérieuses qui me semblent le plus propre à démontrer ses qualités et ses défauts est celle qui a pour titre : Un quart d’heure de dévotion. Le poëte, qui s’est vanté d’être un païen de l’Attique avec André Chénier et avec Vergniaud, qui a été trop souvent impie, irrévérent jusqu’à l’insulte, a un bon retour pourtant. Un jour de tristesse, un soir, il est entré dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont. Il n’y entrait que par désœuvrement d’abord, pour regarder et admirer comme d’autres curieux les merveilles d’architecture élégante et fine qu’offre cette église :
Mais insensiblement il se rappelle le temps où, dans sa première enfance, il priait, et où il servait même le prêtre à l’autel :
et il énumère toutes les manières diverses d’égarements et de chutes parmi lesquelles il a eu la sienne :
Seigneur, faites-moi croire !
Sous cette impression intérieure, sous le rayon de cette ferveur retrouvée; le poëte, agenouillé devant le tombeau de Racine (qui se trouve dans cette église) fait un vœu. Ce vœu, ce n’est pas d’aller à Jérusalem18 en pèlerin, mais c’est d’y aller en idée et en poésie, c’est de retracer à sa manière, en une suite de chants, quelques-uns des sujets saints, à peu près, j’imagine, comme M. Victor de Laprade l’a pu faire depuis dans ses Poëmes évangéliques. Et réfléchissant avec humilité à l’étincelle qui peut jaillir sur les âmes de cette œuvre modestement accomplie, le poëte se rappelle et s’applique un fabliau charmant que son aïeule bretonne, dit-il, lui a souvent raconté. Or ce fabliau le voici : Un jour, Dieu permit, dans ses desseins, que l’élément de vie, le feu, se retirât tout à coup de l’air, et vînt à manquer à la nature. Grand effroi soudain parmi les oiseaux. Tous s’effrayent, se consternent ou s’effarent. Les vautours en deviennent plus méchants de terreur, et s’entre-battent de plus belle. Le rossignol se décourage, et, ayant chanté sa dernière chanson, il cache sa tête dans son nid. L’aigle lui-même, habitué à porter la foudre, la laisse s’éteindre cette fois et s’échapper. Dans cette agonie universelle, il n’y eut qu’un seuil oiseau, le plus petit, le plus humble de tous, le roitelet, qui ne se découragea point, et qui voltigea tant et si bien, qu’il alla jusqu’au haut des cieux ressaisir l’étincelle pour la rapporter au monde. Mais il fut consumé en la lui rendant.
On sent tout ce qu’une telle pièce a d’élevé, de poétique et de touchant ; que lui manque-t-il donc pour19 être un chef-d’œuvre ? Il lui manque la pureté et le goût dans le style. Dès l’abord le poëte nous montre le curieux, l’amateur artiste, qui entre à Saint-Étienne regardant et admirant les sculptures et les tableaux :
Ailleurs il parlera du livre des Évangiles :
C’est ainsi que dans une autre pièce, représentant l’entrée du Tasse à Rome au milieu d’une pluie de couronnes et de fleurs, il dira :
Épousseter, sabler, douche de fleurs ; voilà le détestable style moderne, le style matériel, prétentieux et grossier, que certes on ne s’aviserait jamais d’aller chercher si près du tombeau de Racine, et qui, j’ose le dire, n’aurait jamais dû entacher non plus et charger le berceau de notre École romantique, telle du moins que je l’ai toujours conçue. Oui, l’on pouvait se mon-20trermontrer plus voisin de la nature encore, de la réalité simple, modeste et sensible, que ne l’avaient été nos illustres poëtes classiques, sans tomber pour cela dans ce style lourd, plaqué et technique qui prévaut presque partout aujourd’hui. Hégésippe Moreau a eu le tort d’y trop sacrifier en commençant, et il n’a pas vécu assez pour s’en débarrasser et s’en affranchir.
On nous assure pourtant qu’il était tout à fait revenu, vers la fin, de l’illusion que lui avaient faite certains poëtes ou rimeurs matériels et mécaniques, et plutôt robuste que réellement puissants.
Une de ses pièces irréprochables, et qu’on aime toujours à citer, est son Élégie à la Voulzie, jolie rivière ou ruisseau du pays où il était venu passer son enfance,
On n’aurait point parlé convenablement de Moreau, si l’on ne rappelait chaque fois à son sujet ses vers délicieux, où il a comme rafraîchi son talent et son âme
Et rappelant tous ses malheurs, ses pertes douloureuses, tous ses mécomptes et mêmes ses colères, il ajoute dans un sentiment attendri et qu’on lui voudrait plus habituel :
Si Moreau a pardonné à la Voulzie, ces charmants vers font aussi qu’on pardonner beaucoup à Moreau. On22 jette un voile sur ses faiblesses et sur ses erreurs ; on voudrait abolir toute trace des quelques taches affligeantes de sa muse. Lui-même, dans une pièce À mon Ame, l’exhortant à s’envoler vers les cieux, et à laisser ce corps qu’il a trop souillé, il lui dit :
On voit que Moreau renouvelle en un point la doctrine indulgente de certains mystiques, qui ne font point l’âme responsable et complice des absences et des distractions du corps. Je ne prétends pas donner cela pour de la théologie exacte, mais pour de la poésie charmante.
Les Contes en prose d’Hégésippe Moreau sont tout à fait purs et irréprochables ; ils pourraient même se détacher du reste des Œuvres et se vendre en un fascicule à part pour se donner à lire aux jeunes23 personnes et aux enfants. On y voit à nu le fond de son âme et de son imagination aux heures riantes et aux saisons heureuses. Tel il était auprès de sa sœur, à seize ans, avant d’avoir laissé introduire dans son âme rien d’amer ni d’insultant. Conter chez lui n’était pas une moindre vocation que de chanter :
La pitié, le sentiment fraternel porté jusqu’au culte, la compassion
féminine la plus exquise, respirent dans le Gui de
chêne. La faiblesse tendre qui a besoin d’appui, la souffrance et
le martyre d’un être délicat, se retrouvent mêlés à de
l’espièglerie et à de la lutinerie gracieuse dans la Souris blanche ; c’est le plus joli conte
de fées et le plus attendrissant ; c’est moins naïf que Perrault, mais aussi aimable, aussi léger, et cela
ne se peut lire jusqu’à la fin sans une larme dans un sourire. Que
dites-vous de cette Fée des
Pleurs, la consolatrice des affligés qui voltige plutôt
qu’elle ne marche sur la pointe des gazons et des fleurs ? Elle
avait adopté cette allure, de peur, disait-elle à ceux qui s’en
étonnaient, de mouiller ses brodequins dans la rosée, mais, en effet, parce
qu’elle craignait d’écraser ou de blesser par mégarde la cigale qui
chante dans le24 sillon, et le lézard qui frétille au
soleil ; car elle était si prodigue de soins et d’amour, la bonne
fée ! qu’elle en répandait sur les plus humbles créatures de
Dieu.
Tel nous apparaît Moreau avant la politique, avant la misère extrême,
avant l’aigreur ; tel il se retrouva sans doute à l’heure
expirante et aux approches du grand moment qui élève les belles âmes et les
pacifie. On devine, en lisant ces jolis récits et celui des Petits Souliers, et celui même de Thérèse Sureau, à voir cette imagination, cette
gaïeté, cette invention de détail, combien il devait être charmant quand il
osait être familier, et qu’il consentait à être heureux.