Les lettres de Moreau qui sont contenues dans l’introduction, nous les avons collationnées soit sur quelques pièces originales, soit sur des copies qui offraient un caractère d’authenticité absolue. Ni à Provins, qui est le point de concentration des renseignements sur Moreau, ni dans les notices publiées en tête du Myosotis (et parmi ces notices il faut citer à part, comme les plus complètes et les plus précises, celles de Sainte-Beuve, de307 M. Octave Lacroix et de M. Ratisbonne), nous n’avons découvert la moindre allusion à la lettre suivante, extraite des Menus Propos, par René de Rovigo et Philibert Audebrand, brochure parue en 1851. M. Paul Cottin, sous-bibliothécaire de l’Arsenal, nous l’a signalée, avec un affectueux empressement. Les auteurs ne disent pas à qui la lettre de Moreau était adressée. Elle est datée de l’année la plus sombre, la plus terrible pour le poète qui, au milieu de tant de souffrances, retrouvait encore une éclaircie de gaieté.
Vous me demandez où je loge en ce moment. — Où l’oiseau de Dieu pend-il son nid, si ce n’est au fond des bois ? Mon ami, j’habite un vieux chêne des environs de la mare d’Auteuil, et je vais vous dire comment cela s’est fait.
Il y a huit jours, je veux rentrer à mon hôtel garni de la rue des
Maçons-Sorbonne. Une femme m’arrête au passage !
Monsieur, vous n’aurez pas la clé. — Pour quelle
raison ? — Madame n’entend plus que vous restiez ici,
parce que vous ne payez, dit-elle, ni en or, ni en argent, mais seulement en
belles paroles. — Eh mais, les belles paroles sont bien déjà
quelque chose : cela aide à attendre. — Madame
n’attendra plus. Au surplus, entendez-vous avec elle. Tenez, la voilà
qui descend.
En effet, la chambrière n’avait pas plutôt fini que
l’hôtesse parut, un bougeoir à la main, le nez en l’air, le
bonnet hérissé. — — Ah ! c’est vous, mon
petit Monsieur ! — Pour vous servir,
Madame. — Bien obligée. On a déjà dû vous dire que vous
n’aviez plus à compter sur votre gîte. Depuis trois mois que vous êtes
ici, il ne nous a pas encore été possible de voir la couleur de votre
argent. Vous irez à la belle étoile si vous voulez, mais vous ne coucherez
plus chez moi, à moins que vous ne montriez vos finances.
A ce mot, je
me mets à rire. Mes finances, ma chère dame, il ne me serait pas moins
difficile de vous donner un sou que de vous donner le diamant qui orne la
tête du shah de Perse !
L’hôtesse s’imagine que je me moque d’elle ; de
fâchée qu’elle était, elle devient fé-309roceféroce. Pourquoi
n’arrête-t-on pas, ajoute-t-elle, tous les aigrefins qui encombrent le
pavé de Paris ? J’ai grande envie d’aller me plaindre au
commissaire.
Mais je la calme. Sur la foi de je ne sais quelles chimères, je lui dis que, si mon présent est noir, mon avenir s’éclaircira et sera plein d’or et de lumière. Dans le pays Latin, ces sortes de prodiges se voient souvent. Voilà ma mégère qui s’adoucit, tant il est vrai que toute femme a bon cœur, — il ne faut que trouver l’endroit vulnérable.
— Eh bien, Monsieur, partez en paix ; vous me paierez
plus tard.
Tout n’était pas fini, je ne refusais point de partir,
mais des vers se trouvaient enfermés dans un tiroir. Je les réclame :
Ah ! vos paperasses ! Reprenez-les, Monsieur, ça nous
débarassera.
Et je suis parti.
Me voilà, comme je vous le disais, dans un vieux chêne, près de la mare d’Auteuil. Pareille chose est arrivée à Olivier Goldsmith et à Lantara. Tant que durera la belle saison, je n’aurai pas d’autre domicile. Aux approches de l’hiver, il me faudra bien rentrer en ville. J’y trouverai du travail, et je pourrai dès lors310 retourner, la tête haute, à ma chambrette de la rue des Maçons-Sorbonne. En attendant, je vis heureux. On m’a payé une romance vingt francs, c’est l’opulence. Trois sous de pain, deux sous de lait, telles sont mes dépenses de chaque jour. Mais quel luxe il y a autour de moi ! De grands arbres verts, un tapis de mousse, parsemé de marguerites, de bruyères et de violettes de Parme. Les nids de pinsons et les bouvreuils abondent dans mon canton. Quand la nuit étend sa mantille de dentelle noire sur le bois, mille vers luisants s’accrochent aux épines de buissons, comme autant de lanternes. S’il y a clair de lune, je m’enfonce dans les massifs, et je me mets alors en communication avec les héros de mes rêves et de mes romans…