La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Le poète à Paris

Qui peut savoir où le malheureux poète alla gîter au lendemain de sa grande déception ? Personne assurément, mais on peut le supposer avec vraisemblance. Une tradition bien établie dans les mœurs littéraires de la première moitié du xixe siècle voulait que les jeunes écrivains fissent, au moins pendant quelques mois, un stage dans cette sentine abstraite de la société cultivée, qu’il fut de mode sous Louis-Philippe d’appeler la Bohème.

Ce singulier vocable désignait une chose essentiellement parisienne, à savoir le monde des gens de lettres et artistes de tous genres qui, aussi riches d’espoir et de projets que démunis d’argent, vivaient dans la capitale d’une existence instable et précaire, rappelant les mœurs des Bohémiens vagabonds. La chose était ancienne, puisque des poètes fameux, tels que Villon et Gringoire, étaient déjà des bohèmes ; mais le nom, ou plutôt l’acception nouvelle donnée à un mot très vieux lui aussi, semble n’être guère antérieur à 1830.

A l’origine, la Bohème parisienne fut localisée 73 dans l’espace. On désigna de ce nom une maison décrépite de la rue du Doyenné, qui fut démolie sous le second Empire, à l’achèvement du palais du Louvre. Elle abrita notamment Corot, Arsène Houssaye, Chasseriau, Théophile Gautier et Gérard de Nerval. Chacun d’eux s’occupait à ses travaux, tout en cultivant l’art de scandaliser le bourgeois par des comédies de haute graisse et des bals masqués horrifiques où trônaient les familières du logis, deux donzelles surnommées la reine de Saba et Sydalise Ire, sans compter les autres, dont les noms sont oubliés.

Cette première Bohème était pauvre, mais non pas misérable ; elle avait un propriétaire et des meubles, ne fût-ce que l’opulent mobilier peint en trompe-l’œil, le long des murs, par les rapins. Elle obtenait, au besoin, crédit chez le restaurateur et ne souffrait pas de la faim, en attendant qu’elle impôsat au public ses théories artistiques ou littéraires. Mais on vit bientôt, à son exemple, apparaître et foisonner dans Paris des enfants perdus de l’art et des lettres qui, eux aussi, se disaient bohèmes, quoique n’ayant pas leurs entrées dans la rue du Doyenné. Il s’agissait des isolés cherchant à se faire un nom comme peintres, journalistes, musiciens, sculpteurs ou poètes, sans avoir toujours du talent. Cette Bohème-là recruta rapidement des adhérents dans tous les milieux sociaux et demeura le plus souvent anonyme. Elle compta un petit nombre d’hommes de mérite, beaucoup de faiseurs, et une quantité plus considérable encore de ratés fainéants et vaniteux, grands discoureurs, habitués de brasseries et passant leur existence à rêver, dans les fumées de l’alcool et du tabac, de chefd’œuvre qui ne devaient jamais voir le jour. Comme on sait, cette seconde Bohème eut un chantre illustre dans la personne d’Henri Mürger.

Toutes les classes de la société étaient représentées dans la Bohème agrandie. On y rencontrait d’anciens artisans, auteurs trop vantés de quelques chansons à boire, que les lauriers de Bé-74ranger Béranger empêchaient de dormir; les éternels artistes incompris, produits fréquents de la petite bourgeoisie, possesseurs d’un talent souvent réel, mais que l’ambition de faire école excluait des expositions et réduisait en fait à l’impuissance ; des fils de famille enfin, transfuges provisoires du toit ancestral, à qui la sévérité paternelle avait coupé les vivres, et qui s’amusaient à manger de la vache enragée en attendant de rentrer au foyer, satisfaits de leur expérience et libérés de leurs illusions.

La chronique de l’époque montre la composition du monde de la Bohème au début de la monarchie de Juillet. Quelques noms l’évoquent à souhait, dans leur énumération pittoresque et macabre : Victor Escousse, ancien employé de bureau ; Auguste Lebras, fils d’un huissier ; Emile Roulland, dont le père avait été général de l’Empire ; Charles Devolle, clerc d’avoué par le vœu de sa famille et petit journaliste par vocation. Les deux premiers, déçus par la chute d’un drame écrit en collaboration, se donnèrent la mort ; le troisième périt de misère dans un taudis du faubourg Saint-Honoré ; le quatrième, provoqué en duel pour un article satirique, paya de sa vie une épithète qu’il ne voulut pas rétracter.

Tous les bohèmes, il s’en faut, n’eurent pas une destinée aussi tragique, mais leur vie s’écoulait au milieu des soucis, des luttes, des privations, et Mürger, qui la connaissait mieux que personne, a dit de cette initiation à la vie intellectuelle de Paris, que c’était la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue.

Hégésippe Moreau, abandonné par Mme Favier, devint bohème. Il commença dès lors l’apprentissage de la vraie misère, souffrit du dénuement, du manque de gîte, du froid et de la faim, non de cette faim qui résulte d’un trop long espace de temps entre deux repas habituels, mais du trouble physiologique provoqué par l’insuffisance permanente de la nutrition. La faim, dans ces conditions, est un besoin pénible qui, s’il n’est75 pas satisfait, devient douloureux et peut s’exaspérer jusqu’au délire, poussant celui qu’il possède à de véritables accès de fureur.

Il est certain qu’Hégésippe, dans l’intervalle de ses visites à ses amis, eut à souffrir d’une extrême indigence. Il lui arriva, ne sachant où aller coucher, de s’introduire dans les péniches de charbon amarrées aux quais de la Seine et d’y passer la nuit. Pis encore, il erra pendant des journées entières, l’estomac vide, en proie à des imprécations contre les hommes, des blasphèmes contre Dieu. Des contemporains ont rapporté qu’il leur donna lecture d’une pièce de vers incendiaire, détruite d’ailleurs presque aussitôt, intitulée Ode à la faim, dont il ne reste plus que ce fragment :

A tout prix il faut que je mange,
Rien ne saurait m’en empêcher
Que le bon Dieu m’envoie un ange,
Je le plume pour l’embrocher !

Mais ce cynisme demeure trop voisin des licences qu’on se permettait jadis sur les choses saintes pour être vraiment scandaleux. Il évoque le ricanement plutôt que le sacrilège et son outrance pourrait passer pour une charge d’atelier s’il était possible d’oublier la position réelle du lamentable auteur. Hégésippe, c’est certain, ressentit la faim. Fut-il tenté de l’assouvir en usant de moyens réprimés par le Code ? On ne sait. Il côtoya sans doute l’abîme où tombent tant de malheureux qu’une première faute amène au poste de police, puis dans le cabinet du procureur, puis devant le tribunal. S’il approcha du précipice, il n’y tomba point.

Il reparut en 1831, à la saison du printemps, comme surveillant dans une institution privée d’enseignement.

Un an auparavant, vivait dans le quartier de l’Observatoire, rue du Val-de-Grâce, un cher de76 pension, un marchand de soupe selon l’expression vulgaire mais consacrée, dont les vingt-cinq élèves suivaient les cours du collège Louis-le-Grand. Il s’appelait Rivaud, était célibataire et n’avait pas encore trente ans. Pour l’aider dans sa tâche de directeur il avait son père, veuf et remarié, un maître de quatrième, une infirmière, un portier et un cuisinier. La pension prospérait, lorsque au début de 1830 Rivaud reçut une proposition. Un de ses vieux confrères, M. Labbé, installé rue de la Pépinière, offrit de lui céder sa maison dont la charge lui devenait trop lourde. L’affaire paraissant bonne, le jeune directeur accepta. Il passa sur la rive droite avec tout son monde, et ses élèves du quartier Latin, confondus avec ceux de M. Labbé, suivirent désormais avec eux les cours du lycée BonaparteLe lycée Condorcet actuel..

L’accroissement du nombre d’élèves nécessitait l’emploi d’un maître d’études supplémentaire et la nouvelle en parvint, par une voie que nous ignorons, à Hégésippe qui, on s’en souvient, avait déjà pensé à se faire répétiteur quand il était chez Decourchant. Il se présentat, fut agréé comme surveillant des grands et entra en fonction au début du mois d’avril suivant. Après le terrible hiver qu’il venait de passer, le nouveau maître ressentit une grande fatigue, dont il faisait remonter l’origine à son enfance souffreteuse. Du moins, sa matérielle était-elle maintenant assurée et il n’aurait rien eu de plus à désirer s’il n’avait, dès ses premiers jours, été tenu de remplacer son collègue des classes inférieures. Harcelé par une bande de méchants gamins, Hégésippe se fût trouvé incapable d’en venir à bout s’il n’avait été inopinément secondé par ses propres élèves, qui se chargèrent pour lui de la police et corrigèrent les perturbateurs. Quand il eut pris quelque habitude de sa nouvelle position, le77 nouvel universitaire en fit part à son ami Théodore Lebeau par la lettre suivante :

Paris, 13 avril 1831.

Monsieur, je n’ai pu vous écrire plus tôt : étourdi de mon changement de position, je ne savais encore qu’en penser et qu’en dire. Figurez-vous une vingtaine d’écoliers, de quinze à seize ans, les plus turbulents et les plus insolents du mone, et moi, jeté sans expérience au milieu d’eux pour leur enseigner le latin, le grec et le repos. Ils ont assez de raison pour savoir qu’un chef d’institution tient plus à ses élèves qu’à ses maîtres, et trop peu pour sentir la nécessité de l’ordre et de l’étude. Ainsi, leurs caprices sont tout-puissants et un professeur, à son apparition, est là comme un nouveau ministre devant les Chambres : il faut qu’il se retire s’il pas sûr de la majorité. Pour ne s’être pas résignés à ce parti, deux ou trois de mes prédécesseurs ont été chassés à coups de poing. Et cependant, ce n’est pas de cette classe que me vinrent les premiers dégoûts du métier. Dès les premiers jours de mon arrivée, une bande de gamins, qu’une maladie de leur mentor avait placés provisoirement sous ma férule, me firent essuyer toutes les humiliations d’une bonne d’enfants. J’étais prêt à sortir de la maison, lorsque les boutefeux de ma classe vinrent me promettre, si je consentais à rester, de rosser d’importance tous les coupables. Je cédai à leurs prières sans accepter la condition qui, cependant, fut exécutée en conscience.

J’ai beaucoup de liberté : outre les quatre heures dont je puis disposer presque tous les jours, je rencontre de temps en temps des journées entières qui m’appartiennent. Je puis aller au spectacle toutes les fois que je le désire, mais j’use peu de cette licence. Une indisposition légère dont je souffrais à Provins s’est beaucoup augmentée et ne me laisse que tout juste assez de force pour remplir mes devoirs. Je ne sors pas de ma chaire ; j’y passe le temps des classes et des récréations, lisant, écrivant ou dormant : c’est ma carapace. On vient de m’inscrire pour la garde mobile ainsi que mes collègues. Ce sont tous d’assez bons enfants, qui ne manquent ni d’instruction, ni d’esprit. Plusieurs d’entre eux se sont réfugiés dans cette profession pour faire leur droit à moins de frais. Celui qui répétait la seconde et la réthorique78 vient d’expirer d’une fièvre cérébrale. Il paraît que ce jeune homme avait du mérite, mais il se trouvait seul à Paris, sans amis, sans protection ; rejeté, à l’heure de l’agonie, de la maison qu’il embarrassait, il n’a trouvé de place pour mourir que dans les bras d’une jeune femme qui se dit sa sœur.

Cette lettre va peut-être vous surprendre au milieu des préparatifs d’un voyage. En ce cas, c’est par la petite poste que j’attends de vous une réponse. Voici mon adresse : Professeur, pension Labbé, rue de la Pépinière, nº 63. Je me rapelle au souvenir de toute votre famille (j’ai presque hésité sur le pronom). Elle est sans cesse présente au mien.

H. Moreau.

Dans une autre lettre, adressée à Mme Favier huit jours plus tard, Moreau parla de sa nouvelle vie et se déclara assez heureux. Mais il y avait un nuage à ce modeste bonheur, car, disait-il, une chose l’inquiétait au sujet de son incorporation dans l’un des bataillons de garde nationale mobile réclamés par le ministre de l’Intérieur. Devaient en faire partie tous les célibataires d’âge militaire n’ayant pas été appelés à servir dans l’armée active. Or, Hégésippe avait maintenant vingt et un ans sonnés, sans avoir été porté sur aucune liste de recrutement, ce qui, selon toute vraisemblance, devait faire jaser à Provins les gens qui le connaissaient. Il écrivit à sa bienfaitrice au sujet de sa probable entrée dans la garde mobile :

Je crains que cette mesure n’entraîne des découvertes qui me jetteraient dans une position honteuse et pénible. Je ne répugne pas au métier de soldat où, dans ce moment, on peut poursuivre un avnir ; mais je repousse le nom de conscrit réfractaire, d’autant plus injurieux pour moi qu’il serait injuste. Pardonnez-moi ces longs détails sur une destinée bien insignifiante sans doute, mais à laquelle vous avez prodigué trop de marques d’intérêt pour que je puisse craindre jamais qu’elle vous devienne indifférente.

Pour bien saisir le sens de ce passage, il faut se souvenir que l’obligé de Mme Favier n’était79 connu que sous le nom d’Hégésippe Moreau, véritable pseudonyme aux yeux de la loi, puisque son acte de naissance le nommait Pierre-Jacques Roulliot. Il faut savoir aussi que, chaque année, les bureaux de recrutement militaire dressaient, dans chaque département, la liste des jeunes gens âgés de vingt ans, nés ou en résidence sur leur territoire. Pour toutes sortes de raisons, ces listes comportaient des erreurs et des omissions qui permettaient à certains conscrits d’éviter les risques du tirage au sort. C’était le cas du poète de la Voulzie, porté sur la liste de la Seine sous le nom de Roulliot, et que la liste de Seine-et-Marne ignorait, le soi-disant Hégésippe Moreau ayant cessé de résider dans le département au moment de sa confection. En fait, Hégésippe n’avait pas été convoqué aux opérations du tirage au sort des jeunes gens de sa classe et il n’avait point réclamé contre cett omission.

Son abstention ne recouvrait nulle intention frauduleurse. Seulement, comme il l’avait écrit à sa bienfaitrice, il craignait que l’appel sous les drapeaux par son vrai nom ne le jetât dans une position honteuse et pénible. Il entendait par là que la restitution de son patronyme, qu’on ne manquerait pas de lui faire, rendrait publique sa qualité de bâtard. Il était, en effet, très sensible à l’absurde préjugé qui entache d’humiliation, pour la vie, la réputation des enfants illégitimes. Cependant le temps s’écoula sans qu’il eût à répondre à aucun appel militaire et il reprit à cet égard toute sa sérénité.

Il jouissait maintenant d’une situation enviable, par comparaison avec celle dont il avait tant souffert pendant l’hiver précédent. A la pension Labbé, le personnel de direction s’entendait à merveille et nous savons que les grands élèves avaient accordé leur sympathie au maître d’études. Celui-ci la leur rendait bien et cette disposition mutuelle engendra, en peu de temps, des amitiés dont la plus durable fut celle qu’Hégésippe noua avec Vincent-Félix Vallery-Radot, un80 jeune Bourguignon fraîchement arrivé d’Avallon.

Cet élève, destiné à être conservateur de la bibliothèque du Louvre, était alors âgé de dix-sept ans. Un jour de pluie, au moment de la récréation, il fut obligé de rester avec ses camarades dans la salle d’étude que surveillait Moreau. Plusieurs groupes se formèrent, dont l’un, pour passer le temps, se mit à discuter de poèsie. Sur l’initiative d’un rhétoricien qui avait eu l’idée de mettre en parallèle Lamartine et Millevoye, une controverse s’engagea : De ces deux auteurs, lequel avait le mieux traité ce sujet qui figure dans leurs œuvres respectives : Le poète mourant ?

Grave question, qui fut débattue avec conscience, un quart d’heure durant, entre le rhétoricien et un philosophe à la redoutable dialectique. Un cercle d’auditeurs s’était formé autour d’eux, et la discussion académique menaçait de s’éterniser lorsque Moreau, remarquant l’attitude réservée de Vallery-Radot dans le débat, lui demanda son avis. L’interpellé, quoique simple élève de seconde, fit sans hésiter cette réponse qui enleva tous les suffrages, sauf celui du rhétoricien :

Le poète mourant de Lamartine est plus poète, et celui de Millevoye plus mourant !

De ce jour, une intimité de tous les instants, fondée sur leur commune passion pour la poésie, régna entre le maître d’études et Vallery-Radot. Ils passaient tout le temps des récréations à se promener dans la cour, sous l’ombrage des acacias. Les jours de congé, ils sortaient, munis d’un repas froid, et passaient la journée au parc Monceau, alors propriété personnelle du Roi, mais laissée ouverte au public. Là, au milieu des sites enchanteurs, créés par Carmontel, ils restaient jusqu’au soir, causant, rêvant, lisant ou faisant des vers. C’est alors qu’Hégésippe oubliait vraiment sa qualité de pédagogue, montrant à son compagnon la simplicité de son âme et la douceur de son esprit. Avec un fonds de mélancolie, il était très souvent plein de gaieté et, volontiers, fredonnait ses propres chansons. Quant à la po-81litique politique, elle ne semblait guère occuper cet ancien combattant de Juillet. A vrai dire, il parassait maintenant s’en désintéresser et réservait toutes ses complaisances à sa muse poétique.

Cette paisible période de sa vie ne fut pourtant pas féconde en pièces de vers. Aucune de celles qui nous sont parvenues ne porte le millésime de 1831. On peut cependant y reporter l’inspiration de cette romance qui s’adresse évidemment à Louise, la tendre femme qui continuait à lui envoyer, avec ses lettres, des dragées, de menus objets de toilette… et de l’argent :

Soyez bénie
Je soupirais, triste et malade :
« Que sont devenus le fuseau,
Et le baiser et la ballade
Qui m’endormaient dans mon berceau ? »
Mes pleurs coulaient… lorsqu’une enchanteresse
Me dit : « Enfant, verse-les dans mon sein. »
Soyez bénie, ô vous dont la tendresse
Donne une mère à l’orphelin !
Je répètais : « Du moins que n’ai-je
Ton bras pour guide et pour appui,
Frère1 qu’en un linceul de neige
Le vent du nord berce aujourd’hui. »
Mais tout à coup, une chaste caresse
Sur mon front pâle essuya le chagrin :
Soyez bénie, ô vous dont la tendresse
Donne une sœur à l’orphelin !
En vain, ardent à me poursuivre,
Le destin flétrit mes beaux jours ;
De tous les bonheurs je m’enivre,
Car j’aime de tous les amours.
L’astre charmant levé sur ma jeunesse
Promet encor d’échauffer mon déclin :
Soyez bénie, ô vous dont la tendresse
Est le trésor de l’orphelin !
(1) Il s’agit d’un fils aîné de Claude-François Moreau, devenu militaire, et porté comme disparu après la campagne de Russie. [Retour]

L’époque des vacances approchait. Hégésippe s’était lié avec un jeune homme du nom de Le-82fèvre Lefèvre, assez enclin aux aventures faciles mais qui le distrayait par son humeur primesautière. Vallery-Radot continuait à l’entretenir de propos où tous deux trouvaient à disputer, rire et même pleurer. Avec un autre ami, jacobin ne jurant que par Marat et Robespierre, ils allèrent au théâtre où ils virent jouer Antony, drame d’Alexandre Dumas, et La Famille improvisée, où Henri Monnier, un bohème lui aussi, et peintre déjà connu, faisait ses débuts comme acteur, ne pouvant subsister du seul produit de son pinceau.

Moreau multipliait les lettres à l’adresse de Mme Jeunet qu’il se promettait, disait-il, de revoir bientôt. Il avait d’abord fixé son voyage à la fin de juillet, puis à la fin d’août, mais chaque fois il avait été retenu à Paris par la nécessité de surveiller des élèves restant à la maison. Ces retards successifs le rendaient d’autant plus irritable que Louise l’attendait, il en était certain, avec une impatience égale à la sienne. En dernier lieu, il dut se contenter d’un projet de voyage à Provins pendant la seconde quinzaine de septembre seulement, date où il savait que la famille Lebeau, Louise comprise, serait peut-être en voyage.

A Paris, ses amis le négligeaint. Vallery-Radot, en vacances dans sa Bourgogne natale, était malade, le jacobin le boudait, et Lefèvre avait tant d’affaires de cœur ! Le jeune homme aurait pu retourner voir le docteur Gerdy ou M. Lebrun, qui était maintenant directeur de l’Imprimerie royale et aurait certainement pu l’employer dans cette administration. Mais Hégésippe commençait à se défier des protecteurs en renom qui lui apparaissaient trop haut placés et offusquaient son orgueil — ou sa timidité. C’est ainsi qu’il n’avait jamais consenti à se laisser présenter à La Fayette, faute, disait-il, d’un habit décent à se mettre, et malgré l’insistance de M. Boby de la Chapelle, vieil ami du général qui l’avait fait nommer préfet de Seine-et-Marne. Et comme tous ces messieurs ne se souciaient apparemment83 point de faire les premiers pas vers lui, le susceptible poète demeurait seul, drapé dans sa dignité.

Le personnage qui peut-être fit le plus pour inspirer au jeune homme la méfiance des protecteurs illustres fut le vicomte d’Arlincourt, cacographe ingénu malgré son âge de quadragénaire, et plein de suffisance malgré le style inconsciemment burlesque dont il usait le plus souvent. Auteur d’un roman, Le Solitaire, paru en 1821, et d’un opéra-comique, représenté sous le même titre l’année suivante, il avait triomphé grâce à la musique de Carafa, qui s’était de son mieux efforcé d’enrober méliodieusement des couplets dans le genre de cette ronde, dont le succès fut immense :

C’est le solitaire
Qui voit tout,
Qui sait tout,
Entend tout,
Est partout !

Honte et mépris, disait modestement le vicomte en parlant de son œuvre, à qui se permet de juger légèrement ces hommes qui, du milieu de leurs contemporains, s’élèvent ainsi avec l’ascendant d’un génie sublime pour imposer aux siècles leurs noms !

Sur le conseil de M. Lebrun, Moreau lui avait adressé des vers. Il en reçut une réponse dédaigneuse dans laquelle on lisait : …Chantez le peuple, aimez le peuple. Je n’essaierai pas de convertir à mes opinions sur le peuple un jeune homme né dans son sein, etc. Et le scripteur terminait en formulant l’espoir que le Vert-Vert, journal des spectacles, voudrait bien insérer quelques-unes de ses poésies. C’était une défaite à peine polie, qui rendit presque odieux au destinataire le titre de protecteur.

A Provins, Théodore Lebeau avait pris la direction effective de l’imprimerie familiale et venait d’épouser la sœur d’un de ses amis, Mlle Plessier, qui par le fait devenait maîtresse de maison. Le84 jeune ménage fit un voyage au mois de septembre, voyage auquel Louise semble bien avoir pris part. Pour cette raison, ou pour toute autre, Hégésippe dut renoncer au déplacement dont il s’était fait d’avance une si grande joie. Puis, la rentrée d’octobre approchant, il prévint M. Rivaud qu’il renonçait à ses fonctions de maître d’études, dont il s’acquittait d’ailleurs assez mal, et il le quitta en disant, pour sauver la face, qu’il retournait à Provins.

Il revenait simplement à la vie de bohème qui, malgré les déceptions et les misères récentes, l’attirait par ses chances, ses illusions, ses risques et l’apparente indépendance qu’elle conférait à ses adeptes.

Il reprit donc l’existence misérable dont il avait fait l’essai un an auparavant. Mais cette fois on est moins privé de renseignements sur ses faits et gestes, car sa correspondance avec Louise, non datée d’ailleurs, subsiste en partie. On y voit que sa sœur angoissée et attentive lui continuait ses soins, et que l’hiver revenu le trouvait logé dans une chambre étroite et glacée où il était parfois retenu au lit, comme il l’annonce dans cette lettre :

Quoi ! un joli cadeau et une lettre encore plus jolie ! C’est trop à la fois… Je me retrouve dans le sentiment que vous m’exprimez, et au milieu de la foule qui m’environne, c’est votre image seule que je vois. J’ai été plusieurs fois au spectacle, et là, votre souvenir m’accompagnait encore. J’ai vu Roméo et Juliette, deux amants qui meurent ensemble plutôt que de vivre séparés ; Rodolphe, aimé d’une jeune femme qui le croit et le nomme son frère, et qui ne revient de son illusion que pour le suivre à l’autel. J’ai saisi partout des allusions touchantes, et j’ai pleuré.

Ma chambre est petite et froide l’hiver, mais, la nuit, j’enveloppe mon cou d’un mouchoir qui a touché le vôtre, et je n’ai plus froid. Vous ne me dites rien de votre frère, il est séparé de celle qu’il aime. Je comprends aujourd’hui combien il doit souffrir. Mais du moins, l’espérance, et nous… nos plus beaux jours sont passés, et je regretterai peut-être toute ma vie les moments que j’ai passés près de vous. Je viens d’être retenu au lit par une légère indisposition. Je veillais pour penser à vous. Je vous ai vue en songe vous pencher à mon chevet et poser votre lèvre sur mes joues brûlantes. Vous le savez, ma sœur, cet heureux songe n’était qu’un souvenir.

H. Moreau.
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