Œuvres inédites (1863)
(Armand Lebailly)
Lettres à ma sœur
À ma sœur AL-10

Vous souffrez beaucoup de mon absence, ma sœur, et cependant, à la lecture de votre lettre, je n’ai pu me défendre d’un certain plaisir. Lorsque mon départ fut décidé, je tremblais en pensant aux larmes qu’il vous coûterait peut-être. Je souhaitais sincèrement que vous vous armiez de résignation contre un coup inévitable, et pourtant, quand vint le moment fatal, et que je crus lire sur votre front84 ce calme que je désirais chez vous sans l’espérer, par une contradiction bizarre, je fus piqué de ce courage qui surpassait le mien et j’osai presque, tout bas, vous accuser d’indifférence… Pardonnez-moi, mon amie ; votre lettre m’a bien désabusé, mais dois-je me féliciter d’un amour dont je trouve la preuve dans vos douleurs ? Ah ! si vous m’aviez dit ce que vous savez si bien écrire, votre voix, plus forte que celle de la raison, m’aurait enchaîné près de vous pour toujours.

Je n’ai pas le courage de vous dire adieu.

Benoit-Guyod donne une version plus complète de cette lettre.

Ce sera donc toujours de mieux en mieux, ma chère sœur. Vous vous dépouillerez toujours pour moi de tout ce que vous possédez. Pauvre sœur, vous êtes peut-être bien gênée vous même, et vous ne pensez qu’à moi. Et pour tant de soins, je ne puis vous rendre que de l’amour. Sur la foi de ma lettre, écrite dans un moment de désespoir, vous vous êtes sans doute exagéré un peu ma situation. Elle se débrouille par degrés, et j’espère me tirer85 encore delà, pourvu que Dieu et votre amour me prêtent du courage.


Ma chère sœur, je n’ai pas bien compris une des phrases de votre lettre. Quel est donc cet heureux malheur qui pourrait me faire retourner à Provins. Je ne vous ai pas répondu de suite, parce que j’attendais la longue lettre que vous m’aviez promise. Mais il paraît que je me suis trompé, et que, dans votre intention, elle ne devait arriver qu’après ma réponse. Je vous embrasse bien tendrement et vous souhaite tous les bonheurs qui doivent vous échoir pour que je puisse croire à la justice de Dieu.


Grand merci, bonne Louise, de l’intérêt que vous prenez à ma santé ; elle se rétablira sans doute ; mais j’aurais besoin de patience, car il m’est impossible de suivre le régime. J’ai fort peu besoins, mais ma bourse est tout à fait vide, et comme je ne touche pas très-exactement, si vous pouvez m’envoyer quelque chose, je le recevrai avec plaisir. Mais songez bien que c’est du superflu que je demande, et que vous auriez grand tort de le prélever sur votre nécessaire.

Adieu ! Une réponse bien longue, si c’est possible. Toutes vos lettres n’ont que le tort de ne l’être pas assez.


Encore une fois pardon, ma sœur, de vous avoir laissée si longtemps sans réponse ; mais après vous avoir dit que je vous aime, ce qui ne doit rien vous apprendre, assurément, il me reste si peu de choses à vous écrire, qu’en vérité j’ai honte de vous envoyer des lettres aussi insignifiantes. J’espérais vous envoyer, avec celle-ci, des vers que je n’ai pu finir encore. La maladie de votre fils m’a beaucoup affligé : sa mère doit bien souffrir. Vous avez eu beaucoup de tourments depuis huit jours, dites-vous ; en existerait-il encore d’autres que ceux dont vous me parlez ? Pourquoi me cacher quelque chose ? Cela fait du bien d’épancher des chagrins, surtout dans le cœur d’un frère… Je vous rends à usure le87 baiser que vous me donnez… J’avais oublié de vous gronder, dans ma dernière lettre, de la peine que vous vous êtes donnée à copier, pour moi, ce joli poëme. Je ne le connaissais pas et je désirais le connaître ; ce qui n’est pas aussi facile ici qu’on le pense. Le plaisir que j’éprouve diminuerait beaucoup, si je savais qu’il eût pu vous coûter de la fatigue et des veilles. Votre chocolat était excellent, et je l’aurais trouvé tel, même venant d’une autre main.


Chère sœur, je suis à peine installé dans la maison, et j’ignore si je dois m’y plaire et même si je pourrai remplir les fonctions qui me sont destinées. Aussi j’aurais peut-être mieux fait d’attendre pour vous donner de mes nouvelles ; mais comment faire ? J’ai sans cesse une plume sous la main et votre image dans le cœur ; et puis il est si doux de causer, même quand on n’a rien à dire. Vous me dites sans doute, dans votre pensée : Écrivez, écrivez, comme autrefois dans le88 comptoir vous me disiez : Parlez, parlez encore ! …

Mon amie, je ne vous oublie jamais, et cependant des craintes, des espérances, des chagrins vous ont disputé souvent mes pensées ; mais il est de ces moments (et cela m’arrive toutes les fois que je réfléchis) où mon amour exalté par la reconnaissance devient une ivresse, un délire, et alors je n’ai plus d’autres craintes que celle de vous avoir causé de la peine, d’autre désir que celui d’être toujours aimé. C’est sous cette inspiration que je vous écris maintenant. Je voudrais que ma lettre, remplie d’amour, ne fût qu’un long remercîment, et je regrette d’être obligé de la faire refroidir par des détails désagréables, et que cependant vous devez connaître, puisqu’ils me concernent… Ma santé est toujours mauvaise, très-mauvaise… Il m’a fallu me défaire de beaucoup de choses… J’espère toucher bientôt… Pardonnez-moi tous ces détails, ma sœur… Une lettre, bien vite ! Que lisez-vous ? Est-on heureux ? Parlez-89 aussi de votre autre frère, de votre amie, dont l’amitié touchante semble rivaliser avec la vôtre. Que j’aurais de bonheur à vous embrasser tous ! Encore quatre mois, et j’aurai ce bonheur-là. Mais quatre mois, c’est bien long.


Grand merci, ma sœur, de vos excellentes dragées; mais vos lettres, que vous accusez de négligence, sont pour moi mille fois plus délicieuses. Après un travail pénible, après des démarches inutiles, vous ne pouvez vous imaginer combien il est doux de trouver au logis quelque chose de ma sœur, de la seule personne qui m’aime. Alors, de tous mes regrets, il ne m’en reste plus qu’un seul : celui d’être séparé de vous ; mais il est adouci par l’espoir. Je suis presque toujours seul avec votre image. Je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon âme… Je n’ai encore éprouvé d’émotion d’amour qu’à la vue de certaines actrices ; mais il ne faut pas s’y méprendre, si j’aime un instant le personnage90 qui m’arrache des larmes avec les sentiments que l’auteur lui prête, je ne garde que du mépris pour la femme qui dépouille à la fois dans les coulisses son costume et ses vertus.

Adieu ! Aimez-moi donc ! aimez-moi toujours, pour me donner du courage et du bonheur. J’en ai besoin.


Quoique je ne sois pas heureux, ma bonne Louise, je commence à me plaire ici, et il ne me manque que ma sœur pour m’y trouver bien, et je ne m’exilerais qu’avec peine de cette nouvelle patrie, à moins que ce ne fût pour retourner près de vous. Pardon, ma sœur, si j’entre dans tous ces détails qui vous sembleront peut-être fastidieux; mais je vous écris comme si je causais avec vous, en vous faisant subir tout ce qui me passe par la tête. Vous me dites que vous êtes malade, ma bonne amie, et vous semblez dire cela avec indifférence; serait-ce pour vous venger des inquiétudes que vous prétendez que je91 vous ai causées ? Si j’étais près de vous ! Vous souvient-il d’une indisposition qui vous a retenue au lit, il y a déjà bien longtemps et de la visite que je vous fis en tremblant pour vous balbutier : Madame, comment vous portez-vous ? … Si vous lisez quelque chose, dites-le moi. Donnez-moi des détails sur vos occupations, vos peines et vos plaisirs, si vous en avez. Vous voyez que je vous donne l’exempel. Je voudrais vous voir, à chaque heure de la journée, à la place que vous occupez. Adieu, pardonnez-moi et pensez à moi.


Ma sœur, ma chère sœur, je vous verrai donc ! mais, mon Dieu, que ces quatre mois vont me sembler longs ! J’aurais bien voulu être près de vous pour le retour du printemps. Qu’il nous eût semblé beau, à nous qui savions prêter des charmes à l’hiver ! Le danger que vous venez de courir et que vous racontez avec tant d’indifférence me fait frémir encore. Presque tous les jours pour moi92 sont des lundis. Je me promenais l’autre jour au Père-Lachaise, et je vis un jeune homme, qui se croyait seul, jeter en passant une couronne de fleurs sur la tombe d’Héloïse et d’Abailard. J’aurais bien voulu connaître ce jeune homme-là. Je pense toujours à Provins ; il me semble que j’y ai laissé à la fois une mère…, une amie… ; ma sœur, vous étiez là pour m’aimer comme une famille entière : mon pays, c’est vous. Oh ! venez vite. Pardonnez-moi la négligence de mes lettres ; j’aime à y laisser tomber mes pensées sans ordre et sans art. C’est comme si l’on causait.


Quoi ! un joli cadeau et une lettre encore plus jolie ! C’est trop à la fois… Je me retrouve dans les sentiments que vous exprimez, et au milieu de la foule qui m’environne, c’est votre image seule que je vois. J’ai été plusieurs fois au spectacle, et votre souvenir m’accompagnait encore. J’ai vu Roméo et Juliette, deux amants qui meurent93 ensemble plutôt que de se voir séparés ; Rodolphe, aimé d’une jeune femme qui le croit et le nomme son frère, et qui en revient de son illusion que pour le suivre à l’autel. J’ai saisi partout des allusions touchantes et j’ai pleuré… Je viens d’être retenu au lit par une légère indisposition. Je veillais pour penser à vous. Je vous ai vue en songe vous pencher à mon chevet ; vous le savez, ma sœur, cet heureux songe n’était qu’un souvenir.


Vous avez deux torts, ma sœur, celui de m’écrire une lettre si courte, et celui de m’envoyer un si joli foulard. Grâce à vous, j’ai déjà bien des cravates, et, pour crore à votre amitié, je n’ai pas besoin d’un nouveau gage. Merci ! pourtant, merci ! Tout ce qui vient de vous m’est cher et sacré.


Je me suis lié avec un jeune homme dont je vous ai déjà dit un mot. Ce jeune homme, à vingt ans, montre déjà des talents extraordinaires94 et une ambition effrénée. Son avenir sera sans doute grand et beau, s’il ne succombe pas avant de l’atteindre ; car, à peine sorti de l’enfance, l’étude, le seul excès qu’il connaisse, l’a déjà vieilli et courbé. Vous me parlez de spectacles, j’y vais fort peu. Cependant je viens de voir jouer un nouveau drame de Dumas : Antony. C’est une pièce pleine de passion, et les acteurs sont dignes de la pièce.

J’appelle toujours les vacances avec ardeur. Quoiqu’il arrive, je ne manquerai alors ni de consolation, ni d’encouragements.


Chère sœur, encore un mois sans vous voir ! C’est affreux. J’essaye en vain de me distraire ; je lis, et je m’ennuie ; je vois des amis, et je m’ennuie. Écrivez-moi ; consolez-moi ; mais peut-être auriez-vous besoin d’être consolée vous-même … Adieu, conservons un peu d’espérance…


Chère sœur, pardonnez-moi de ne pas vous95 avoir écrit plus tôt. J’écris et je suis encore fort occupé. Une lettre que je dois écrire à votre frère vous donnera des détails que je vous épargne ici. Celle qu’il m’a envoyée m’a fait beaucoup de plaisir, parce qu’elle était charmante. Aimez-moi donc et dites-le moi toujours, ma sœur, cela rend presque heureux, malgré l’absence.

Je vous aime, ma sœur, entendez-vous bien ? Je vous aime par raison, par reconnaissance et par sympathie ; et quand même vous m’abandonneriez, ce que je suis loin de prévoir, je vous aimerais encore, malgré moi et malgré vous-même. Vous me parlez de ma santé. Soyez tranquille ; je ne souffre presque pas.


Ma bonne amie, je n’ai pas reçu cette lettre du 30, dont vous me parlez ; autrement, je n’aurais pas manqué d’y répondre, quoique je fusse alors très-occupé. Je ne vous ai jamais oublié, ma sœur ; mais depuis quelque temps, je pense à vous plus vivement que96 jamais. Je fais des rêves tristes où vous êtes toujours mêlée. Je vous ai vue morte plusieurs fois. Je ne suis pas superstitieux, mais c’est égal, je voudrais bien vous voir pour me convaincre de mon illusion… Je viens de retrouver une ode charmante de Victor Hugo, écrite de votre main. Je ne sais comment j’ai pu oublier de vous remercier de cet envoir. Je lis toujours un peu, c’est le seul plaisir dont je ne sois pas désenchanté.


Vous analysez donc toutes les phrases de mes lettres pour y découvrir l’aveu d’un besoin. Je vous remercie de votre envoi ; il m’apprend à peser davantage mes expressions ; car rien, entre deux cœurs, n’est froid comme l’argent. Aussi, quand vos lettres sont plus lourdes qu’à l’ordinaire, vous prodiguez des expressions plus tendres. C’est reconnaître que j’en ai besoin… Et puis vous vous gênez pour moi, sans vous informer seulement si je le mérite… Ma sœur, je vous en conjure, ne me faites plus de pareils envois,97 je n’aurais pas le courage de refuser, mais je souffirais…


Ne vous étonnez pas, ma sœur, si j’ai gardé le silence depuis l’envoi de votre paquet. Malgré le plaisir qu’il m’a dû faire, j’attendais de vous quelque chose qui devait m’en causer plus encore : une lettre. J’ai été d’abord fort surpris et fort inquit de ne rien trouver, après avoir fouillé avec tant de soins les plis de l’enveloppe. Je soupçonnais même que vous étiez peut-être fâchée contre moi. L’envoi de l’argent pouvait, à la rigueur, se concilier avec cette idée ; mais, après un peu de réflexion, un cadeau de fleurs me semble avoir quelque chose de trop caressant pour laisser subsister un pareil soupçon. Je ne crois pas à la haine ; mais que dois-je croire ? Votre lettre aurait-elle été égarée ? Hâtez-vous bien vite, je vous en prie, de dissiper ou de fixer mes inquiétudes.


Je viens vous demander encore ce que98 vous m’avez tant de fois refusé : un conseil. Que dois-je faire ? que puis-je faire ? Consultez votre jugement et votre cœur, et répondez-moi. Ne craignez pas de choquer mes affections ou mes antipathies, ni de vous charger devant moi d’une pénible responsabilité. Dussé-je y trouver le malheur, je marcherai avec plus de foi et de courage dans la route indiquée par mon ange gardien.


Vous me trouvez sans doute bien coupable, chère sœur ; il y a si longtemps que vous n’avez reçu de mes nouvelles ; pardonnez-moi et surtout ne prenez pas mon silence pour un signe d’oubli ou de froideur. Jamais vous ne m’avez été plus chère. Jamais je n’ai caressé votre image et évoqué mes souvenirs de bonheur avec plus d’amour, car jamais je n’eus plus d’occasions de sentir le vide immense qui se fait dans ma vie. Je m’ennuie, je m’ennuie ! Or, en vous écrivant, il eût fallu mentir ou bien vous affliger en vous répétant cette éternelle complainte. Je suis99 accablé de chagrins pour des causes dont vous ignorez la moitié ; il vous serait tout à fait impossible de porter remède au mal, et il me faudrait de vous mieux qu’un entretien par lettre pour me consoler. Cependant, je vous écris, je l’avoue, sous l’inspiration d’un moment de joie : je viens de voir madame Guérard ; elle a passé près d’une heure avec moi dans mon exécrable chambre, devant laquelle elle passait pour aller voir son fils. Elle m’a promis de revenir aujourd’hui. Je l’attends.


Paris, 24 juillet 1837.

Vous me demandez si bien pardon du retard que vous avez mis à répondre, que je n’ai pas le courage de vous en vouloir ; et, pourtant je l’avoue, votre long silence m’avait beaucoup inquiété et affligé. Je croyais que vous n’aviez pas reçu ma lettre, ou que vous ne m’aimiez plus. J’accueillais cette dernière supposition avec plus de douleur100 que de surprise. Je sens bien, ma sœur, que la persévérance de la fortune à me poursuivre (lisez : à me maltraiter) peut décourager l’affection la plus sincère et la plus dévouée ; il paraît que vous non plus, vous n’êtes pas heureuse : tous les vôtres sont malades, dites-vous. Vous étiez née, bonne Louise, pour remplir le rôle de consolatrice des affligés, et l’on dirait que le sort s’amuse à accumuler les douleurs autour de vous pour ne pas laisser vos nobles facultés oisives. Vous craignez pour le physique de votre enfant, pauvre mère ! mais si son moral est beau, comme on le dit ! … Adieu ! j’embrasse avec ardeur l’espérance de vous voir avant la fin de l’année ; je crois que mon isolement est la source de tous mes maux. Je crois que si j’étais avec vous, ma vie, qui me semble un désert, me paraîtrait un jardin enchanté. Adieu ! ma sœur ! adieu et au revoir ! Ayez la bonté de me répondre sans tarder longtemps …

101
Paris, 11 février 1838.
Bonne sœur,

Il y a déjà longtemps que j’aurais dû vous écrire, mais vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, de cette nouvelle négligence, accoutumée que vous êtes à me pardonner. Vous vous enquérez d’un notaire ou ex-notaire dont je vous ai parlé : je n’ai plus rien de commun avec lui, et, si je ne me trompe, voici pourquoi. Ce monsieur, veuf et pas trop vieux encore, a jugé à propos de se donner une maîtresse (ce qui, je l’avoue, m’a scandalisé médiocrement) ; par malheur, cette dame, avant d’atteindre au grade suprême du notariat, avait quelque temps rampé dans les plus basses régions. Un mien ami, clerc de notaire, en sait quelque chose. Or, cette dame a su que je savais tout ce que sait le jeune bazochien… et voilà comment j’explique le refroidissement dudit (style de notaire) à mon égard. Quand à M. B. et à madame E. F., tout porte à croire qu’ils102 m’ont aussi planté là. M. B., parce que mes idées choquent les femmes. Je sais qu’il dit de moi : C’est un Jean-Jacques Rousseau manqué. Madame E. F., je ne sais pas précisément pourquoi, mais je le soupçonne fort. Cette dame est esclave du respect humain, et ses amies, à qui sans doute je n’ai pas le bonheur de plaire, lui auront fait quelques plaisanteries à propos de moi…

Du reste, l’engouement de madame E. F. pour moi m’avait toujours étonné, et un malheur prévu n’en est presque pas un… Adieu, ma sœur, ma bonne sœur, je souhaite que ma lettre vous trouve à l’adresse que je lui donne. Peut-être est-il trop tard ; peut-être n’êtes-vous plus ou n’êtes-vous pas encore à Troyes. J’ai peur. Vous allez me répondre bien vite, n’est-ce pas ? afin de me tirer d’inquiétude.

Je vous aime et vous embrasse bien tendrement.

H. Moreau.
103
117
À ma sœur, AL-12
Paris, 28 décembre (midi) 1836.

Bonne sœur, en réponse à une lettre de vous, je vous ai écrit il y a huit jours et vous n’avez (ici se trouvent une tache et un pâté qui ne sont pas de mon fait. Pardon ! en recommençant ma lettre je perdrais un jour) pas répliqué, du moins je n’ai rien reçu. En d’autres circonstances, ce retard ne m’étonnerait pas du tout (vous pourriez m’en reprocher bien d’autres !) mais je me souviens… et j’ai peur. Je vous disais dans ma lettre que si vous étiez huit jours sans me répondre, il serait plus sûr de m’adresser les vôtres poste restante. Le délai expire ou peu s’en faut, et cependant vous toujours m’écrire à cette adresse : Institution Chapuis, rue du Faubourg-Saint-Martin. Les gens que je quitte sont de bonnes gens,118 et recevront mes lettres. J’ai vu Vaché qui est malade, mais pas dangereusement, du moins je l’espère ; il ne m’a pas confirmé ce que vous m’aviez dit de l’arrivée prochaine de Mme Guérard à Paris. Mme Emma Ferrand va revenir, et cela pourra contribuer à guérir la noire mélancolie dont je me plaignais dans la lettre en question. C’est une très-bonne femme et sans contredit la persone que j’aime le mieux après vous et madame Guérard. Je crois vous avoir dit qu’une dame avait fait la musique de deux romances que je lui avais récitées. En voici les paroles, en attendant la gravure. L’espace ne m’ayant permis que d’en transcrire une, à une autre fois la seconde.

À mon âme.
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu.
Fuis en chantant vers le monde inconnu !
À dix-huit ans, je n’enviais pas, certes,
Le frais bandeau qui presse mes yeux morts.
114 Dans les grands bois, dans les campagnes vertes,
Je me plongeais avec délices alors ;
Alors les vents, le soleil et la pluie
Faisaient rêver mes yeux toujours ouverts,
Pleurs et sueurs depuis les ont couverts ;
Je connais trop le monde… et je m’ennuie !
Les pieds poudreux d’une route orageuse,
Nous chancelions sur le sable flottant ;
Repose-toi, pauvre âme voyageuse ;
Une oasis là-haut s’ouvre et t’attend.
Le ciel qui roule, étoilé, sans nuage,
Parmi des lis, semble des flots d’azur,
Pour te baigner dans un lac frais et pur
Jette en plongeant tes haillons au rivage !
Pars sans pitié pour la chair fraternelle :
Chez les méchants, lorsque je m’égarais
Hier encor tu secouais ton aile
Dans ta prison vivante… et tu pleurais.
Oiseau captif, tu pleurais ton bocage ;
Mais aujourd’hui, par la fièvre abattu,
Je vais mourir. Et tu gémis… Crains-tu
Le coup de vent qui brisera ta cage ?
Lorsqu’à seize ans, veuf d’une sainte amie,
Des voluptés j’ai senti le besoin,
115 De mes erreurs, toi, colombe endormie,
Tu n’as été complice ni témoin.
Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,
Ma faim mordit la poussière (insensé !) ;
Mais toi, mon âme, à ton beau fiancé
Tu peux demain te dire vierge encore.
Tu veilleras sur ta sœur en ce monde,
De l’autre monde où Dieu te tend les bras.
Quand des enfants à tête fraîche et blonde
Auprès des morts joueront, tu souriras.
Tu souriras, lorsque sur ma poussière,
Ils cueilleront les saints pavots tremblants ;
Tu souriras, lorsqu’avec mes os blancs,
Ils abattront les noix du cimetière…
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu.
Fuis en chantant vers le monde inconnu !
Lire la version du Mysotis de ce poème.


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