À mon âme
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
À dix-huit ans, je n’enviais pas, certes !
Le froid bandeau qui presse les yeux morts.
Dans les grands bois, dans les campagnes vertes,
Je me plongeais avec délice alors ;
Alors les vents, le soleil et la pluie,
Faisaient rêver mes yeux toujours ouverts ;
Pleurs et sueurs depuis les ont couverts ;
Je connais trop ce monde… et je m’ennuie ;
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
Las et poudreux d’une route orageuse,
Je chancelais sur un sable flottant ;
Repose-toi, pauvre âme voyageuse ;
Une oasis, là-haut, s’ouvre et t’attend.
Le ciel qui roule, étoilé, sans nuage,
Parmi des lis semble des flots d’azur :
Pour te baigner dans un lac frais et pur,
Jette en plongeant tes haillons au rivage !
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
Fuis, sans pitié pour la chair fraternelle :
Chez les méchants lorsque je m’égarais,
Hier encor tu secouais ton aile
Dans ta prison vivante… et tu pleurais ;
Oiseau captif, tu pleurais ton bocage ;
Mais aujourd’hui, par la fièvre abattu,
Je vais mourir, et tu gémis !… Crains-tu
Le coup de vent qui brisera ta cage ?
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
Fuis sans trembler : veuf d’une sainte amie,
Quand du plaisir j’ai senti le besoin,
De mes erreurs, toi, colombe endormie,
Tu n’as été complice ni témoin.
Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,
Ma faim mordit la poussière (insensé !) ;
Mais toi, mon âme, à Dieu, ton fiancé,
Tu peux demain te dire vierge encore.
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
Tu veilleras sur tes sœurs de ce monde,
De l’autre monde où Dieu nous tend les bras ;
Quand des enfants à tête fraîche et blonde
Auprès des morts joûront, tu souriras :
Tu souriras lorsque sur ma poussière
Ils cueilleront les saints pavots tremblants,
Tu souriras lorsqu’avec mes os blancs
Ils abattront les noix du cimetière…
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !

Dans son édition des Œuvres inédites d’Hégésippe Moreau, Armand Lebailly place une lettre de Moreau à sa sœur à laquelle est attachée une version antérieure du poème. [TdS]


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