Œuvres complètes
d’Hégésippe Moreau
avec introduction et notes par René Vallery-Radot
1890

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Introduction

Ne suffit-il pas de prononcer le nom d’Hégésippe Moreau pour que la Voulzie,

Un tout petit ruisseau coulant visible à peine,
passe devant nos yeux, ou pour que nous disions :
Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !

Tout Moreau n’est pas dans ces vers3 d’anthologie, me dit, il y a cinq ou six ans, un Provinois, M. Beurdeley. Un jour que vous serez libre, venez à Provins. Vous y trouverez non seulement des lettres complètes d’Hégésippe Moreau, sans les suppressions qu’un de ses biographes, Armand Lebailly, avait dû faire par égard pour beaucoup de personnes encore vivantes, mais vous y découvrirez encore un certain nombre de lettres inédites. Vous pourrez reconstituer ainsi la vie entière de ce poète mort à vingt-huit ans.

L’idée d’avoir l’explication définitive d’une existence qui s’est débattue dans la misère et s’est terminée sur un lit d’hôpital ; le souvenir de pages intimes écrites par mon père qui avait été un ami très fidèle de Moreau ; le désir de connaître Provins, une des plus charmantes villes de France, dit Balzac, qui en a donné une jolie description dans son roman de Pierrette ; c’était autant de motifs différents pour me faire entreprendre ce voyage facile, à quelques heures de Paris.

J’arrivai un jour de printemps. J’allai droit au premier but de mon pélerinage,4 à la petite imprimerie proprette où Hégésippe Moreau avait gagné son premier salaire, où il avait composé — dans les deux sens du mot — ses premières poésies, où il avait connu celle qui devait être sa Laure et sa Béatrix de Provins, la très douce et très bonne Louise Lebeau. Sur la façade de la maison est encastrée une plaque commémorative de marbre blanc, avec ces mots en lettres d’or : Hégésippe Moreau, le poète du Myosotis, a été élevé et a travaillé dans cette imprimerie. Un ouvrier typographe, qui se tenait debout à la place même occupée jadis par Moreau, me montra avec fierté une interligne pieusement conservée qui portait, écrits à l’encre, les essais de quelques vers d’adieu cherchés par Hégésippe Moreau le jour de son départ pour Paris. Était-ce la ressemblance de leur occupation matérielle dans cette imprimerie ? Était-ce plutôt l’habitude qu’avait prise tout enfant cet ancien apprenti de rechercher avec passion ce qui touchait à la destinée de son prédécesseur ? Dès les premiers mots, je compris que j’avais devant moi l’homme de Provins et de5 France qui connaissait le mieux la vie d’Hégésippe Moreau.

Pendant vingt ans, M. Rogeron avait rassemblé les matériaux destinés à servir au petit monument littéraire qu’on ne pouvait manquer, disait-il, d’élever un jour à la mémoire de Moreau. M. Rogeron m’offrit toutes ses notes, me donna les noms et les adresses de ceux qui avaient entre leurs mains le moindre document. Revenu à Paris, je reçus une série de lettres de M. Rogeron. C’était à chaque instant une nouvelle remarque sur les erreurs de dates et de faits qui s’étaient glissées dans les nombreuses éditions du Myosotis. Il découvrait tout avec une patience infatigable. Mais un jour le ton de sa correspondance s’éleva. M. Rogeron m’annonçait que la bibliothèque de Provins avait reçu un don des plus précieux. Un Provinois, ancien camarade d’enfance d’Hégésippe Moreau, M. Alphonse Fourtier, caissier payeur central du Trésor public, était mort en 1875, laissant entre les mains d’un autre Provinois, M. Jules Moret, un ensemble de notes destinées à une édi-6tionédition définitive du Myosotis avec poésies inédites et variantes. — Or, M. Jules Moret venait de mourir à son tour et sa veuve avait fait déposer dans les archives de la bibliothèque de Provins cette collection complète. Revenez et vous verrez, m’écrivait M. Rogeron.

Me voilà de nouveau installé dans la bibliothèque de cette ville, les fenêtres ouvertes sur un jardin plein de fleurs, à côté d’un lac minuscule où l’on voit neiger des plumes de cygnes, — hôtes solennels de cet endroit de paix et de travail. Sur la table sont des feuillets étalés ; des éditions interfoliées ; les dernières recherches publiées dans le petit livre : Hégésippe Moreau et son Diogène, par Lhuillier ; des lettres inédites mises à ma disposition par M. Jules Michelin, le fils d’un admirateur d’Hégésippe Moreau ; toute une partie du Diogène en édition originale qui m’est offerte par M. Dodillon. Je puis ainsi poursuivre, jusque dans ses recoins les plus obscurs, la vie fuyante d’Hégésippe Moreau.

Si l’on se fiait à lui pour connaître ses7 origines et sa famille, on risquerait de se perdre dans des indications inutiles. Le frère mort en Russie, dont il parle quelque part, l’aïeule bretonne dont il invoque le souvenir n’ont jamais existé. Le prénom même d’Hégésippe, c’est lui qui se l’est offert, un jour d’imagination. Mais ce qui est plus extraordinaire encore, c’est que, sur un point où habituellement on convient de l’exactitude des registres de l’état civil, il semble avoir voulu détourner les recherches. Dans une de ses poésies autobiographiques, il se représente par ce vers, tant de fois cité :

Bluet éclos parmi les roses de Provins.

Or, il est né tout simplement à Paris, rue Saint-Placide, 9, le 8 avril 1810. Il fut inscrit sous les noms de Pierre-Jacques Roulliot, fils de Marie-Philiberte Roulliot, née à Cluny, âgée de trente-six ans. Il était enfant naturel. La déclaration de cette naissance fut faire par une sage-femme, la femme Devaux qui demeurait rue de Sèvres, 34. Ceux qui voudraient compléter jusque dans leurs plus petits détails les renseignements sur les pre-8mièrespremières heures de cette vie d’enfant trouveraient dans le registre des actes de baptême de l’église Saint-François-Xavier des Missions, rue du Bac, que, le lundi 9 avril 1810, fut baptisé Pierre-Jacques, né d’hier, fils de Marie-Philiberte Roulliot. Le parrain s’appelait Pierre-Jacques Gouelle, joaillier, demeurant rue de Harlay, 4 ; la marraine était Claire Tillay, femme Schmit, demeurant rue Saint-Placide, 9. C’était sans doute la concierge ou quelque voisine de palier compatissante.

Le père inconnu s’appelait Moreau. Il était professeur de quatrième au collège de Provins. Marie Roulliot, à peine rétablie, vint le rejoindre et habiter avec lui. On les crut mariés, et tous deux, pleins de tendresse pour leur enfant, se proposèrent de l’élever de leur mieux. Dans ce temps-là le traitement d’un professeur était si peu de chose que ce budget restreint était un budget de gêne et presque de misère. Un collègue de M. Moreau, M. Cénégal, a laissé un manuscrit qui a la valeur inappréciable des choses vues. Maintes fois, dit M. Cénégal, je vis couler les9 larmes de M. Moreau sur sa malheureuse position, sur l’insuffisance de sa place au collège qui ne lui permettait pas de pourvoir convenablement aux besoins de sa femme et de son enfant. Un détail curieux sur le caractère de ce pauvre professeur apparaît dans ces pages. Les chercheurs des lois d’hérédité reconnaîtront le fils tout entier dans cette note sur le père : Les sentiments de fierté et d’orgueil de M. Moreau étaient tels, dit M. Cénégal, qu’il préférait la faim à certaines invitations à dîner qui l’humiliaient. Atteint de phtisie, M. Moreau succomba le 15 mai 1814, alors que de la fenêtre de l’appartement qu’il occupait dans la vieille maison du grenier à sel, au bas de la rampe des degrés de Saint-Pierre, il regardait le soleil descendre derrière la côte de Paris et le printemps refleurir les arbres des pentes du collège. » Ainsi tombe la légende de ce père d’Hégésippe Moreau mort à l’hôpital et traçant la route à son fils, légende tant de fois redite, réimprimée partout. Restée veuve et sans ressources, Mme Moreau dut entrer au service de Mme Favier, qui avait épousé en premières noces10 M. Guérard dont elle avait eu deux fils : Émile et Camille Guérard. Veuve pour la seconde fois, Mme Favier s’attacha, avec des sentiments de marraine, à l’enfance de Moreau. Il était fort docile et travaillait avec ardeur, si j’en juge par ce certificat de bonne conduite que je retrouve au milieu de tant de papiers jaunis. C’est un billet écrit à la mère de Moreau par la maîtresse d’école : Madame, je suis on ne peut plus contente de votre fils, je lui ai fait faire une dictée où il a fait peu de fautes : il raisonne très bien, il a beaucoup de jugement et annonce beaucoup d’esprit. Je vous engage à ne point le négliger et à le récompenser aujourd’hui. Je suis convenue avec lui de lui faire faire une dictée tous les jeudis et, pour lui donner de l’émulation, il me dictera aussi ; cela l’engagera à étudier. — Aglaé Souclier. Mme Favier, frappée des bonnes dispositions que montrait cet enfant, se chargea de payer la première année de pension à Provins. Il travailla si bien que, le 9 août 1820, il adressait à M. Émile Guérard (le fils aîné de Mme Favier) cette lettre qui a été pieusement conservée, et qui, enca-11dréeencadrée aujourd’hui, est accrochée à un des murs de la bibliothèque.

« Monsieur, excusez-moi si je prends la liberté de vous écrire. Je ne suis pas un Démosthène ou un Cicéron pour pouvoir écrire avec éloquence ou avec sagesse ; mais j’espère que vous excuserez la naïveté de mon enfance, car le simple but de ma lettre est de vous faire savoir que, si vous avez l’intention de venir à Provins pour la distribution des prix, elle est fixée au 1820-08-1717 août. J’ai fait tous mes efforts pour mériter votre estime et votre bienveillance, et pour me rendre digne des bontés dont vous m’avez comblé jusqu’aujourd’hui.

« Agréez, Monsieur, l’assurance du respect et de la soumission avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre dévoué et respectueux serviteur.

Moreau

Sous les fleurs de rhétorique de cette lettre, qui sont comme ces fleurs coloriées mises en tête des lettres de jour de l’an vendues dans les petites pensions populaires, on découvre un sentiment de vanité satisfaite et de reconnaissance éprouvée,12 de vanité surtout. Il se croit déjà un petit personnage : il est à la recherche d’effets littéraires.

Durant ses vacances de pauvre écolier rêveur, Moreau promena ses premières ambitions sur les rives vertes de la Voulzie, heures déliceusement attendries dont le souvenir fut tel qu’aux jours sombres et désespérés, il voulait refaire à ces bords un saint pélerinage, et dormir encore au bruit de ces roseaux chanteurs.

Cette période d’espérance dans l’avenir dura peu. En 1823, sa mère mourait. Il était tout à fait orphelin. Mme Favier l’aima plus encore. Fort pieuse, elle souhaitait que l’éducation du petit Moreau fût confiée à des prêtres et que plus tard il devînt prêtre à son tour. Elle le plaça d’abord au séminaire de Meaux, puis au petit séminaire d’Avon, près de Fontainebleau. Il y remporta un premier succès de littérature, qui se traduisit par une punition. Une élégie sur l’assassinat du duc de Berry courut dans le séminaire. Les vers, qui n’ont pas été retrouvés, n’étaient pas signés. Mais comme ils étaient écrits de la main de Moreau, le supérieur le fit appeler et l’inter-13rogeal’interrogea sur l’origine de cette poésie. Moreau avoua avec une pointe de fierté qu’il en était l’auteur. L’abbé ne le crut pas. Était-il possible, en effet, qu’un enfant de cet âge fût capable de faire de tels vers ? L’enfant renouvela son aveu. Le supérieur irrité le punit sévèrement.

On ne veut pas que ces vers soient de moi, dit Moreau presque joyeux, il faut donc qu’on les trouve bien bons.

De telles épreuves ne font que fortifier une vocation littéraire, mais la vocation religieuse, tout encouragée qu’elle fût, ne venait pas. S’il trouvait dans les observances de piété une profonde douceur qu’il traduisit plus tard par ces vers :

Autrefois, pour prier, mes lèvres enfantines
D’elles-mêmes s’ouvraient aux syllabes latines,
Et j’allais aux grands jours, blanc lévite du chœur,
Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur,

ce sentiment n’était qu’un sentiment de surface. Aussi, lorsqu’il eut fini sa rhétorique, entra-t-il très laïquement en apprentissage dans l’imprimerie de M. Théodore Lebeau père, à Provins. Traité comme un enfant de la maison, intimement lié avec14 le fils de M. Lebeau, qui était à peu près de son âge, il éprouva pour la fille de son patron, pour Louise Lebeau, déjà mariée à M. Jeunet (qui fut imprimeur à Abbeville et à Amiens), un amour si pur et si profond qu’il écrivait ces vers :

Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,
S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste.

Quand du fond de sa misère, à Paris, il composait, avec la transposition visible de ses sentiments, le petit poème qui s’appelle La sœur du Tasse, il mettait en épigraphe ces vers de Brizeux, qui sont comme l’écho fidèle des vers précédents :

Dans l’ombre de mon cœur mes plus fraîches amours,
Mes amours de seize ans refleuriront toujours.

Cette jeune femme était-elle jolie ? Non, disent les personnes qui l’ont connue, — elle est morte en 1857, — mais elle avait dans sa jeunesse une grâce souriante, un regard bleu plein de douceur et des cheveux blonds admirables. Elle était surtout bonne, d’une bonté telle qu’elle n’a jamais, — me racontait une de ses nièces,15 Mme Jules Michelin, — refusé à qui que ce fût une aide, un secours, une aumône. Il est un trait de sa vie que l’on croirait emprunté à quelque récit de la vie d’une sainte. Un jour, rencontrant dans un chemin écarté, à la nuit tombante, un enfant pauvre qui n’avait pas de souliers, elle se déchaussa et rentra chez elle pieds nus. Aussi Hégésippe Moreau, dans un de ses déliceux contes, un de ces Contes à ma sœur que Sainte-Beuve aurait voulu voir entre les mains de tous les enfants, pensait-il à elle, quand il peignait, dans La Souris blanche, la Fée des Pleurs, cette fée pleine de pitié vigilante pour toutes les infortunes. C’était bien sa sœur transfigurée et divinisée que cette petite fée. Écoutez Moreau :

L’organe de l’ouie, chez la Fée des Pleurs, plus délicat encore que chez ce fameux géant Fine-Oreille qui entendait lever le blé, lui faisait distinguer de loin les plus timides palpitations des cœurs souffrants, et jamais un appel de cette nature ne l’avait jusqu’alors trouvée sourde ou négligente… Vêtue d’une robe flottante or et azur, tenant à la main la baguette16 d’ivoire, marque de sa puissance, la Fée des Pleurs voltigeait plutôt qu’elle ne marchait sur la pointe des gazons et des fleurs. Elle avait adopté cette allure, de peur, disait-elle à ceux qui s’en étonnaient, de mouiller ses brodequins dans la rosée, mais, en effet, parce qu’elle craignait d’écraser ou de blesser par mégarde la cigale qui chante dans le sillon et le lézard qui frétille au soleil ; car elle était si prodigue de soins et d’amour, la bonne fée ! qu’elle en répandait sur les plus humbles créatures de Dieu.

Hégésippe Moreau en eut sa large part. Louise Lebeau, devinant qu’il y avait dans cet apprenti une âme de vrai poète, eut pour lui une affection ambitieuse. Puis, comprenant bien vite qu’il y avait dans ce poète un enfant mobile, ombrageux, facilement découragé, elle sentit le désir, elle éprouva le besoin d’être comme une bonne fée pleine de douces remontrances, de sages reproches, de gronderies câlines. Dans ce sentiment très particulier, très nuancé, qui flottait entre l’amour et l’amitié, elle était reconnaissante d’être aimée par ce cœur simple et naïf, elle était aussi17 attendrie par ce caractère faible, inquiet, toujours tourmenté, qui se confiait à elle, qui n’espérait qu’en elle. Elle connut ainsi ce qui peut remplir l’âme de certaines femmes : la joie d’être aimée, la joie d’admirer et la joie de protéger.

Dans la première pièce citée en tête de tous les recueils, pièce intitulée Dix-huit ans, Hégésippe Moreau disait :

J’aime Provins, j’aime ces vieilles tombes
Où les Amours vont chercher des abris ;
Ces murs déserts qu’habitent les colombes,
Et dont mes pas font trembler les débris.
Là je m’assieds, rêveur, et dans l’espace
Je suis des yeux les nuages flottants,
L’oiseau qui vole et la femme qui passe :
   J’ai dix-huit ans !
Bercez-moi donc, ô rêves pleins de charmes,
Rêves d’amour !…

Bien que ces vers ne fussent pas au-dessus de ce que peut écrire tout lauréat de rhétorique, il devait y avoir pour Louise Lebeau un sentiment plein de charme à sentir que cette pièce était composée près d’elle. Elle devait se laisser bercer par des18 rêves de gloire en pensant à lui, comme il se laissait bercer par des rêves d’amour en pensant à elle.

Exprimés par la voix de Louise Lebeau, une voix douce, d’une exquise et pénétrante harmonie, ces vers gagnaient au point de ne plus paraître les mêmes quand on les relisait sans elle. Elle avait, en effet, une façon chantante de réciter toute poésie. C’était, paraît-il, une sorte de mélopée, moitié diction, moitié chant, qui venait à l’appui de ce précepte :

Les vers sont enfants de la lyre :
On doit les chanter, non les lire.

Mais elle dut laisser le tour de mélancolie amoureuse de sa voix d’or et lancer avec une pointe de gaieté ce fragment d’une chanson de Moreau faite, lors du passage de la dauphine à Provins, en septembre 1828 :

  Comme à la messe,
Le sous-préfet marchait devant.
Il vient haranguer la princesse,
Les yeux baissés, le cœur fervent,
  Comme à la messe.
19
  Comme à la messe,
Autour du pieux sous-préfet
Chacun des employés s’empresse ;
Ils bâillaient tous, mais en secret,
  Comme à la messe.

Madame la dauphine, touchée de ce culte, avait assuré que le roi Charles X viendrait à Provins.

« Messieurs, écrivait aux maires du département le sous-préfet de Provins, Dupré, dans cette phraséologie enthousiaste que l’administration française n’a cessé de prodiguer aux gouvernements qui se sont succédés, Messieurs, tous nos vœux vont être comblés. Madame la Dauphine n’a pas en vain promis que le roi viendrait à Provins. Sa Majesté y arrivera dans l’après-midi du jeudi 18 de ce mois, pour n’en repartir que le lendemain 19, après déjeuner. Tous les inconvénients d’une résidence si peu en harmonie avec les habitations royales, Sa Majesté les brave pour se rapprocher d’un peuple qui l’aime.

« Accourez donc avec vos populations, pour faire entendre au meilleur des princes vos cris de bonheur et d’amour ; ces cris par lesquels vous avez salué la Fille de20 saint Louis ; ces cris auxquels son noble cœur a paru si sensible, et que vous répéterez tous avec transport : Vive le roi ! Vive Madame la Dauphine ! Vivent les Bourbons toujours ! »

Toujours était souligné et les vivats se détachaient en lettres démesurées. Comme cela ne suffisait pas à éteindre les ardeurs de son âme de fonctionnaire, le sous-préfet fit plus : il commanda à l’imprimerie Lebeau des transparents pour les accrocher aux fenêtres de la ville. Moreau dut composer plusieurs de ces affiches blanches : Vive le Roi ! Vive Madame !

Il fallut quelque chose de mieux, et Lebeau lui demanda des vers de circonstance. Ne voulant pas déplaire à son patron, qui eût été suspect, s’il n’eût pas été enthousiaste, Moreau fit ces vers de papillotes :

Par l’aspect d’un bon roi dont la France s’honore,
  Déjà Provins s’est ennobli ;
  Aujourd’hui, plus heureux encore,
Il voit en même temps Henri quatre et Sully.

Mais irrité à la fois comme typographe d’avoir fabriqué de pareilles affiches et21 comme rimeur d’avoir écrit un tel quatrain, il se vengea, en imprimant sur de toutes petites feuilles volantes ces couplets, les vrais couplets qui étaient au fond de son âme. Après le cri officiel de Vive le roi ! ils se terminaient par ce refrain : Vive la liberté !

Vive le roi !… Comme les faux prophètes
L’ont enivré de ce souhait trompeur !
Comme on a vu grimacer à ses fêtes
La Vanité, l’Intérêt et la Peur !
Au bruit de l’or et des croix qu’on ramasse,
Devant le char tout s’est précipité ;
Et seul, debout, je murmure à voix basse :
Vive la liberté !

Très touché de l’accueil qu’il avait reçu, Charles X avait envoyé au maire de Provins, M. Gervais, une tabatière d’or et la croix d’honneur. Moreau, dans un moment d’impatience, qu’il se reprocha plus tard, composa une chanson qui commençait ainsi :

Quelle profusion rare
La Cour étale à présent !
Henri n’était qu’un avare
Près d’un roi si bienfaisant.
22 Sur des provinces entières
A grands flots ont voit tomber
Des croix et des tabatières…
Il suffit de se courber.

Dans cette première période de libéralisme en chambre, Moreau eut pour Béranger une admiration se confondant avec l’enthousiasme immense, sans bornes, qui de toutes parts éclatait à l’honneur du chansonnier, poursuivi pour outrage à la religion, offense au roi, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, Béranger fut condamné à neuf mois de prison et à dix mille francs d’amende. Une souscription fut ouverte pour payer cette somme. Hégésippe Moreau, après avoir répété dans un refrain : Tout bas, tout bas, amis, chantons ses vers, disait :

On l’a frappé dans sa noble misère ;
Il faut de l’or, et je n’ai que des pleurs :
Jeune soldat, quêtant pour Bélisaire,
Ma voix du moins attendrira les cœurs.

Louise Lebeau se prenait de plus en plus de tendresse pour ce frère. — Il était à ce moment, disait-elle elle-même,23 en évoquant plus tard le souvenir de ces années lointaines, il était d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses et pures. Si grand et si consolant que fût cet appui, Moreau en trouva d’autres. Pierre Lebrun, l’auteur de Marie Stuart, habitait Provins. Sa réputation de poète est bien amoindrie aujourd’hui, mais sa réputation d’homme d’une parfaite bonté, ne cherchant qu’à être utile aux autres, dure encore. C’était un protecteur aux aguets d’un service à rendre. Attiré par la première pièce ironique de Vive le Roi ! qui avait fait le tour de la ville, Lebrun s’intéressa à Moreau. Peut-être même, dès 1829, lui conseilla-t-il de tenter la chance d’un prix de poésie à l’Académie française. Mais j’ai vainement cherché dans les archives de l’Institut la pièce de Moreau. Elle n’est point dans le carton des poésies qui ont concouru. Il aura sans doute laissé passer les délais réglementaires. Le sujet était l’invention de l’imprimerie. Parmi le nombre des concurrents figuraient Bignan, le lauréat perpétuel de l’Académie française ; Mme Tastu, presque célèbre ; Saintine, qui24 avait résumé le sujet par cette heureuse comparaison

     Voilà donc le levier
Qu’Archimède implorait pour soulever le monde !

et celui que j’aurais pu nommer le premier, car il remporta le prix, M. Legouvé, qui avait alors vingt-deux ans. Moreau eût été un concurrent redoutable. Outre l’habileté de main qu’il avait mise à dépeindre, avec des périphrases à rendre jaloux tous les élèves de Delille, le mécanisme du métier d’imprimeur, il avait montré — ce qui valait mieux que le triomphe puéril de ces difficultés vaincues — combien il avait saisi le sens large et complet du sujet, depuis l’idée hautaine de revendication faite par un peuple qui, désormais, grâce à la découverte de l’imprimerie, peut tout connaître et tout dire, jusqu’à la douceur pour les isolés et les affligés de trouver dans la lecture un oubli consolant. Enfin, et par un retour sur sa situation d’ouvrier, retour qui donnait à ses vers un charme attendrissant, Moreau disait :25

Les chefs-d’œuvre du goût, par mes soins reproduits,
Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits,
Et souvent, insensé ! j’ai répandu des larmes :
Semblable au forgeron qui, préparant des armes,
Avide des exploits qu’il ne partage pas,
Siffle un air belliqueux et rêve les combats…

M. Lebrun conseilla à Moreau de transformer cette poésie en épître et de la dédier au célèbre imprimeur de la rue Jacob, M. Didot. L’avis était d’autant meilleur que, dans son ambition inquiète de la dix-neuvième année, Moreau avait le désir d’aller à Paris. La gloire, pensait-il, ne tarderait guère à venir quand il serait là-bas. Et comme il lui fallait gagner sa vie par un salaire, la dédicace de cette épître était un moyen de solliciter un emploi dans la maison Didot, moyen à la fois très ingénieux et très digne.

Le départ fut fixé au commencement de 1830. Bien des petites causes s’ajoutaient au motif principal qui déterminait cet éloignement. La vie commune avec deux ouvriers de la maison Lebeau, l’un apprenti, l’autre relieur, M. Alphonse et M. Dorand, devenait difficile. Plus d’une26 fois s’élevèrent entre Moreau et eux de vives altercations. Dorand surtout, peu touché du talent d’un homme qu’il regardait comme son égal, sinon comme son inférieur, ne se gênait pas pour faire tomber Moreau du haut de ses rêves et le ramener brutalement à la réalité d’un conflit vulgaire. Au-dessus de ces ennuis journaliers et de ces blessures d’amour-propre, dominait le souci de ne point porter atteinte à la réputation de celle qu’il aimait. Mme Jeunet le comprit. L’absence de M. Jeunet ne rendait-elle pas plus nécessaire encore le départ de Moreau ? Amour de l’âme, amour de tête, il ne fallait pas que cet amour changeât de nom. Le sacrifice fait, Louise Lebeau, avec cet empire extraordinaire qui permet à une femme aimante de conserver devant tout le monde une assurance paisible, s’arma si bien de courage que Moreau en fut quelque peu dupe. Comment ne voyait-il pas que les vœux les plus tendres étaient encore sur ces lèvres muettes ? Si touchant que fût le mot du fils de M. Lebeau disant avec expansion : J’aurais tant de plaisir à entendre le nom de Moreau27 retentir publiquement jusqu’à nous ! ; si maternelle que fût la sollicitude de Mme Favier, ouvrant à Moreau un crédit de trois cents francs par an ; si remplis de regrets et de bons souhaits que fussent les derniers serrements de main des fils de Mme Favier, Émile et Camille Guérard, qu’était-ce que tout cela à côté de ce qu’il y avait d’émotion et de tendresse dans le regard volontairement impassible de Louise Lebeau ?

Mais comment, à la minute du départ, aucun ancien ne s’est-il trouvé pour dire à Moreau : Reste. A vingt ans, tu as la rare fortune d’être un peu prophète dans ton pays. Tu comprends non seulement le patriotisme, mais encore la poésie du clocher. T’images-tu, parce que tu sais tourner un couplet et trouver un refrain, que l’on va te saluer à Paris comme un émule de Béranger ? Tu ne te rends donc pas compte que ce qui fait la force et la gloire de Béranger, c’est qu’il a le don d’interpréter l’âme du peuple. Il est le très habile metteur en œuvre des sentiments généraux. Tu n’as rien de cette adresse politique et narquoise de l’homme28 qui, la main dans la poche, se confond dans la foule et ne songe qu’à trouver la formule des pensées de tout le monde. Toi, tu as, si petite qu’elle puisse être, une personnalité qui te jette en avant. Dans tes vers : Vive le Roi ! dans tes vers sur Béranger, dans ta composition de concours sur l’Invention de l’Imprimerie, quand la forme didactique semblait exclure tout retour sur toi-même, partout, tu éprouves le besoin d’affirmer des sentiments qui te sont propres. Tu te crois un poète de place publique et tu es un poète de foyer, d’intimité, tu es de ceux que l’on lit à mi-voix et non pas que l’on chante en pleine rue. Reste, et nous te ferons parmi nous une place à part.

Cet ancien aurait pu ajouter bien d’autres choses encore et se lancer dans des considérations générales sur le romantisme à la veille de triompher. Moreau ne semblait pas s’en douter : il était, comme Armand Carrel, libéral en politique et classique en littérature. Mais à peine à Paris il sentit, avec sa nature vive, impressionnable, toute de reflets, son isolement moral. Voici un premier paquet29 de lettres qui nous font connaître sa vie désorientée :

A madame Jeunet
« 1830

« Vous souffrez beaucoup de mon absence, ma sœur, et cependant, à la lecture de votre lettre, je n’ai pu me défendre d’un certain plaisir. Lorsque mon départ fut décidé, je tremblais en pensant aux larmes qu’il vous coûterait peut-être. Je souhaitais sincèrement que vous vous armiez de résignation contre un coup inévitable, et pourtant, quand vint le moment fatal, et que je crus lire sur votre front ce calme que je désirais chez vous sans l’espérer, par une contradiction bizarre, je fus piqué de ce courage qui surpassait le mien et j’osai presque, tout bas, vous accuser d’indifférence… Pardonnez-moi, mon amie ; votre lettre m’a bien désabusé, mais dois-je me féliciter d’un amour dont je trouve la preuve dans vos douleurs ? Ah ! si vous m’aviez dit ce que vous savez si bien écrire, votre voix, plus forte que celle de la raison, m’aurait enchaîné près de vous pour toujours.30

« Je suis heureux de l’amitié dont votre jeune sœur vous donne les marques ; mais sans la conaître, je l’estime trop pour en être surpris. J’applaudis autant que vous au succès de votre fils que j’aimerais beaucoup même quand il n’aurait pas de mère. — Dites-lui donc qu’il se hâte d’apprendre, car alors, qui sait ?

« Je n’ai pas le courage de vous dire adieu. »

(A la même.)

« Vous devez être bien étonnée et bien inquiète, ma sœur, du long silence que j’ai gardé ! Un mot d’explication et vous ne m’en voudrez plus. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé. J’ai été livré pendant quinze jours aux rêves extravagants du désespoir. Je ne pouvais pas vous en rendre confidente et je n’avais pas le courage de vous tromper. J’attendais pour vous écrire, au moins une espérance, et, grâce à Dieu, j’ai quelque chose de mieux à vous apprendre. Je suis chez Didot. Mme Lebrun a dans le caractère plus d’une ressemblance avec vous. Ceci doit être d’un bon augure. Me voilà presque tout seul. Il est vrai que mes occupations me dispensent de société,31 elles se succèdent presque sans interruption ; mais toutes les fois qu’il m’est permis d’avoir une pensée, ma chère amie, elle est à vous. Je me couche de bonne heure, et j’ai votre image devant les yeux jusqu’au moment où ils se ferment. Je pense un peu à l’avenir, car tout me le fait craindre ; beaucoup au passé, c’est là seulement qu’est notre bonheur. Oh ! si comme autrefois, après une journée pénible, j’avais l’espérance d’un bonsoir et d’un baiser, comme je bénirais mon sort ! »

A monsieur Lebeau fils,

Chez monsieur son père,

imprimeur-libraire a provins.

« Paris, février 1830.

« Monsieur, j’use peut-être trop tôt de la permission que vous m’avez donnée de vous écrire : je n’ai rien encore d’intéresant à vous communiquer. Enseveli dans l’atelier de M. Didot trois jours après mon arrivée, et le soir n’osant faire un pas dans cette grande ville où je suis isolé, je n’en connais encore que le bruit et la boue. Je comptais m’ennuyer beaucoup à Paris, et j’ai le plaisir, si c’en32 est un, de voir mon attente surpassée. Il me semble qu’on m’a fait voir en passant les Tuileries, le Palais-Royal, etc…, toutes choses superbes, comme vous savez, mais auxquelles je préfère encore le Dôme et la tour de Saint-Quiriace. Paris, de tous les attraits qu’on lui prête, n’en a qu’un pour moi, c’est celui du spectacle. Mais encore aurais-je besoin d’avoir à côté de moi un ami, ne fût-ce que pour lui dire que Mlle Georges m’ennuie et que Léontine Fay m’enchante.

« J’ai vu jouer à l’Odéon Roméo et Juliette, Une Fête de Néron, Jeanne d’Arc, et plusieurs comédies, bons ouvrages que je donnerais volontiers pour un vaudeville joué par la charmante actrice du Gymnase. A la représentation de Rodolphe, j’ai attiré sur moi l’attention et les railleries de mes voisins par des sanglots et des exclamations involontaires. Mais Thérèse était si jolie, si passionnée que, s’ils ne comprennent pas mon enthousiasme, moi je ne conçois rien à leur froideur. A propos de jolie femme, il me souvient d’une circonstance de mon voyage, assez plaisante, mais non pas pour moi : je me trouvais placé dans la voiture vis-à-vis d’une dame fort respectable et d’une autre que ma tristesse ne m’empêcha pas33 de trouver jeune et belle. Je ne sais pas comment une jambe étrangère s’embarassa plusieurs fois dans les miennes, mais j’entendis tout à coup une voix nasillarde s’écrier : Faites donc attention, monsieur ; voilà la troisième fois que vous me réveillez… Malédiction ! il y avait quiproquo.

« M. Lebrun m’a fort bien reçu et m’a conduit sur-le-champ à l’imprimerie, où mon premier jour fut orageux. Ne connaissant personne, tremblant d’agir et n’osant interroger, je fus un moment en butte aux sarcasmes de mes confrères qui sont presque tous, s’il faut en croire leurs discours, de francs vauriens. Mais il arriva, je ne sais comment, que celui qui fait d’ordinaire le plus de tapage se déclara mon guide et mon défenseur. Ses jurons eurent la puissance du fameux quos ego de Neptune et la tempête fut dissipée. Du reste, le métier, fort peu lucratif, est assez doux, et le ouvriers jouissent de la plus grande liberté. Il m’eût été bien dur d’être rudoyé, comme je l’avais craint d’abord : Ce n’est pas à cela qu’on m’avait habitué chez vous. Présentez, s’il vous plaît, à M. et Mme Lebeau et à Mme Jeunet mes respects et mes souhaits pour leur bonheur. Embrassez votre neveu pour moi. Dites34 de ma part à M. M. Alphonse et Dorand ce que vous jugerez convenable.

« H. Moreau.

« Erratum. — On vient de m’avertir que Mlle Fay n’est pas jolie ! Quand je vous disais que je ne m’y connais pas ! … Si vous communiquez ma lettre à quelqu’un, je n’ai pas besoin de vous indiquer les passages que vous pourriez supprimer. »

M. Lebeau répondit par une lettre dont le brouillon a été retrouvé. Sachant le caractère de Moreau, il ne lui écrivait jamais de premier jet : il pesait la moindre expression. La lettre est intéresante : elle montre en germe la susceptibilité de Moreau et comment, par son éloignement volontaire, il finissait par décourager ses protecteurs les mieux disposés. Le passage sur M. Lebrun en est la preuve. Et, pour le dire en passant, ce mot de protecteurs avait le don d’irriter Moreau. M. Lebeau commence ainsi :

« Votre lettre m’a fait le plus grand plaisir et j’y aurais répondu plus tôt si vous m’aviez donné votre adresse.35

« Mme Favier est venue samedi dernier à la maison et c’est elle qui me l’a laissée. Elle nous a appris que vous étiez malade. Le changement d’air et d’habitudes a peut-être beaucoup contribué à votre indisposition ; je désire qu’elle n’ait pas de suites.

« Depuis huit jours, il y a bal tous les soirs à Provins ; pourtant le carnaval a été on ne peut plus triste. M. Gervais a donné, mardi dernier, une soirée des plus brillantes. J’ai été y passer une heure ; j’y ai trouvé M. Delachapelle, qui m’a demandé de vos nouvelles. M. Lebrun lui avait écrit qu’il était étonné de ne vous avoir pas vu depuis longtemps. Il devait vous faire voir Béranger et vous conduire chez La Fayette. Il lui disait aussi que si vous n’alliez pas chez lui il irait vous chercher à l’imprimerie.

« Les contrariétés que vous avez éprouvées les premiers jours de votre arrivée chez M. Didot ne m’ont pas beaucoup étonné, elles sont presque inévitables. Je souhaite qu’elles soient entièrement terminées.

« Si j’en crois votre lettre, Mlle Léontine Fay a produit sur vous une forte impres-36sionimpression. Vous en parlez avec une chaleur qui tient presque de l’amour. Mais prenez garde, vous auriez un rival dangereux. Si un méchant vaudeville joué par elle a pour vous tant de charme, quel plaisir n’éprouveriez-vous pas en voyant jouer une bonne pièce dont vous seriez l’auteur ! Il y en a tant de mauvaises qu’une bonne (et vous pourriez facilement en faire une) serait accueillie favorablement ; ce serait peut-être un moyen sûr pour vous lancer sur un théâtre plus digne de votre ambition. Je raisonne là comme un âne juge des couleurs, mais j’aurais tant de plaisir à entendre votre nom retentir publiquement jusqu’à nous que je voudrais pouvoir vous décider à tenter la fortune. »

Le temps passe, l’avenir s’assombrit de plus en plus. Moreau écrit à M. Lebeau cette lettre découragée, qui marque comme la première étape de sa misère :

A monsieur Lebeau.

« Monsieur, je profite du départ et de la complaisance d’un compatriote pour vous écrire et vous rappeler le souvenir de quelqu’un que37 vous avez connu jadis. En ce temps-là mes espérances me portaient au troisième ciel, et me voilà retombé dans la vie réelle. On sent bien son néant quand on est jeté dans la foule d’une grande ville où l’on ne peut faire un pas sans heurter un homme d’esprit. Je n’ai pas fait un vers depuis mon arrivée. En revanche, j’ai voulu suivre votre conseil et faire des vaudevilles ; et j’ai commencé d’abord par lire tout le répertoire du Gymnase, puis, quand je crus avoir une provision raisonnable d’esprit et de gaieté, je me mis à l’ouvrage. Mais, par malheur, mon drame prit peu à peu une forme si bizarre que je reculais d’horreur, à peu près comme Faust en voyant grossir son diable sous la forme d’un chien. Quel dommage ! Nous avions déjà choisi les acteurs et les actrices, après de longs débats… Je dis nous parce que nous étions deux, suivant l’usage, pour faire ce beau chef-d’œuvre.

« Mon associé est le même jeune homme dont je vous ai déjà vanté les dispositions pour le théâtre. En attendant qu’il puisse y monter, il se contente de déclamer, debout sur les banquettes du parterre, contre la sottise et le mauvais goût, et même il remporta de glorieuses cicatrices de la grande bataille d’Hernani.38

« J’ai eu le plaisir de voir cette pièce, mais non de la siffler, attendu que je me trouvais dans une loge avec M. Lebrun et des comédiens français. Ceci me rappelle qu’un soir, en revenant du spectacle, j’ai trouvé la porte fermée, ce qui m’obligea de passer la nuit à la belle étoile. Je fus toute la nuit poursuivi, comme dans un cauchemar, par des ivrognes, des filles et des patrouilles. Mais j’échappai par miracle à tous ces dangers, et j’en fus quitte pour la fatigue et la fièvre. Je ne puis pas m’habituer à reconnaître mon chemin. Un soir, entre autres, à deux pas de ma demeure, je fus obligé d’interroger le premier venu, qui se trouva par bonheur être un jeune homme fort poli et fort aimable…, il se nommait Eudoxe Dusautoy.

« Je ne suis pas amoureux de Léontine Fay, comme vous paraissez le croire, mais seulement des rôles charmants auxquels elle prête son talent et sa figure. On peut aimer une comédienne tant que dure son talent et sa beauté…, une heure tous les soirs. D’ailleurs j’en ai vu bien d’autres depuis : Fanny Vertpré, Albert, Déjazet, Moreau, Brocard, Pradher,… etc…, etc. Oh ! si j’étais roi !

« Mais j’en suis bien loin, car, dans ce moment-ci, me voilà sorti de l’atelier de M. Didot39 par des circonstances indépendantes de ma volonté et de la sienne, et qu’il serait ennuyeux de vous détailler. Après avoir longtemps cherché, je suis sur le point d’entrer dans une autre maison.

« Mes respects, s’il vous plaît, à M. et Mme Lebeau, à Mme Jeunet et à M. MarniauMarniau était un horloger de Provins.

« H. Moreau. »

A la lecture de cette lettre, Mme Jeunet s’empressa de venir en aide à Moreau. Il en éprouva une vive reconnaissance. Puis, après une explosion de tendresse, il faisait un retour sur un éloignement qui lui rendait la solitude si pesante.

A madame Jeunet.

« Ce sera donc toujours de mieux en mieux, ma chère sœur. Vous vous dépouillerez toujours pour moi de tout ce que vous posséderez. Pauvre petite, vous êtes peut-être bien gênée vous-même, et vous ne pensez qu’à moi. Et pour tant de soins, je ne puis vous rendre que40 de l’amour. Sur la fin de ma lettre, écrite dans un moment de désespoir, vous vous êtes sans doute exagéré un peu ma situation. Elle se débrouille par degrés, et j’espère me tirer encore de là, puisque Dieu et votre amour me prêtent du courage. »

(A la même.)

« Ma chère sœur, je n’ai pas bien compris une des phrases de votre lettre. Quel est donc cet heureux malheur qui pourrait vous rapprocher de moi ? Je ne vous ai pas répondu de suite, parce que j’attendais la longue lettre que vous m’aviez promise. Mais il paraît que je me suis trompé, et que, dans votre intention, elle ne devait arriver qu’après ma réponse. Je vous embrasse bien tendrement et vous souhaite tous les bonheurs qui doivent vous échoir pour que je puisse croire à la justice de Dieu. »

(A la même.)

« Quoique je ne sois pas heureux, ma bonne Louise, je commence à me plaire ici, et il ne me manque que ma sœur pour m’y trouver bien, et je ne m’exilerais qu’avec peine de cette41 nouvelle patrie, à moins que ce ne fût pour retourner près de vous. Pardon, ma sœur, si j’entre dans tous ces détails qui vous paraîtront sans doute fastidieux, mais je vous écris comme si je causais avec vous, en vous faisant subir tout ce qui me passe par la tête. Vous dites que vous êtes malade, ma bonne amie, et vous semblez dire cela avec indifférence. Serait-ce pour vous venger des inquiétudes que vous prétendez que je vous ai causées ? Si j’étais près de vous !… Vous souvient-il d’une indisposition qui vous a retenue au lit, il y a déjà bien longtemps, quand je n’osais encore vous aimer, et de la visite que je vous fis en tremblant pour vous balbutier : Madame, comment vous portez-vous ?… Vous m’aviez parlé d’un voyage, et depuis longtemps vous ne m’en dites plus rien. Si tout est changé, ne me le cachez pas et ne me laissez pas embrasser plus longtemps une espérance qu’il me serait si cruel de voir détruire à l’instant même si elle devait être remplie.

« Si vous lisez quelque chose, dites-le moi ; donnez-moi des détails sur vos occupations, vos peines et vos plaisirs, si vous en avez. Vous voyez que je vous donne l’exemple. Je voudrais vous voir, à chaque heure de la journée,42 à la place que vous occupez. Adieu ! pardonnez-moi et pensez à moi. »

A madame Favier,

propriétaire à chambenoist*.

« Paris, 30 juin 1830.

« Madame,

« J’espère que vous avez compris les motifs du silence auquel je me suis condamné depuis longtemps…, depuis la lettre où vous me faisiez de justes reproches en me menaçant de votre abandon ; je n’ai pas été fort heureux, mais, ne voulant pas appeler d’une sentence que je méritais, j’ai dû vous épargner des aveux et des plaintes qui auraient paru des demandes ; après tant de bienfaits, je serais honteux de vous en faire. J’attendais donc, pour vous écrire, le moment où j’aurais quelque chose d’heureux à vous apprendre, et je crois qu’il en est arrivé. J’ai composé plusieurs petites pièces dont l’une est en répétition : si les autres ont le même43 sort, comme je l’espère, il me sera facile de pourvoir à tous mes besoins ; ce qui m’est impossible dans un état où l’on meurt d’ennui et de faim. On gagne moins encore chez M. Decourchant que chez Didot, mais du moins il y a presque toujours de l’ouvrage. J’ai été plusieurs fois sur le point d’obtenir des places assez avantageuses dans une pension, par l’entremise, non pas de mes illustres protecteurs, mais de quelques jeunes gens pauvres et obscurs comme moi. Seulement j’ai été prévenu trop tard ; elles étaient déjà prises, et les chefs d’institution, en m’en témoignant leurs regrets, m’ont fait des promesses que je leur rappellerai à la première occasion. — Je puis attendre, je n’ai besoin de rien pour le moment, que de vous exprimer le respect et la reconnaissance avec lesquels je suis toujours, Madame et chère bienfaitrice, votre très humble et très obéissant serviteur.

« H. Moreau.

« Je ne puis voir souvent Mme Daubonneau ni M. Gerdy. Vous comprenez sans peine que je dois être avare de mes moments de loisir. Si vous pouviez parler un peu de moi à M. et Mme Guérard… Un souvenir à Mlle Victoire. »44

* Moreau a orthographié ainsi. On écrit d’ordinaire Champbenoist. C’est une ferme à côté de Provins. [Retour]
(A la même.)
« 1er août 1830.

« Madame, l’interruption du service des postes m’a empêché de vous écrire plus tôt. Il est sans doute inutile, maintenant, de vous parler des événements qui se sont accumulés sous mes yeux depuis huit jours. Les journaux m’ont prévenu. J’ai pris les armes avec tous les jeunes gens de mon quartier. La petite troupe dont je faisais partie est celle qui a enlevé la caserne des Suisses après une fusillade de deux heures. Nous avons eu beaucoup de morts. Plus heureux que la plupart de mes jeunes camarades, je n’ai pas reçu la moindre égratignure. Je n’étais pas le seul qui ne sût pas encore tenir un fusil ; mais quelques vétérans et des élèves de l’École polytechnique nous aidaient de leur courage et de leur expérience. Enfin tout est terminé…, à moins que des ambitieux ne veuillent recueillir le fruit de cette révolution toute populaire. D’après l’esprit qui règne autour de moi, je puis affirmer qu’en ce cas le despotisme ne serait pas plus fort au Palais-Royal qu’aux Tuileries.

« En faveur des graves circonstances qui45 absorbent l’attention publique, pardonnez-moi, Madame, de n’avoir pas commencé ma lettre par vous remercier de vos dispositions généreuses à mon égard. J’en suis pénétré de reconnaissance et mon plus vif désir serait de pouvoir vous l’exprimer de vive voix le plus tôt possible… Tous les carreaux de Mme Daubonneau sont brisés, mais elle en a été quitte pour la peur et se porte fort bien. M. Gerdy a beaucoup d’ouvrage à l’hôpital Saint-Louis, M. Lebeau père et fils m’ont fait beaucoup d’amitiés.

« Je présente mes respects à M. et à Mme Guérard, ils doivent être bien contents de voir leur illustre voisinIl s’agit de La Fayette. La suite de la lettre est déchirée. .
Permettez-moi de vous embrasser de tout mon cœur.

« Pardon pour l’écriture, le style et le manque de forme de ma lettre. »

A monsieur et madame Guérard.
« Paris, 3 septembre 1830.

« Monsieur,

« Pardon si je n’ai pas profité plus tôt de la46 permission que vous m’avez donnée de vous écrire. Je ne connais pas votre nouvelle adresse, ce qui m’a forcé jusqu’ici de reléguer votre nom, comme celui de Mme Guérard, dans le post-scriptum des lettres que j’adressais à Mme Favier. Je n’ai pas oublié que vous m’avez invité vous-même à recourir à vous, quand il s’élèverait quelques nuages entre elle et moi. Ce moment est arrivé, et je vous écris, à tout hasard, à l’adresse de M. VachéM. Vaché était le frère de Mme Guérard.. Mme Favier n’ignorait pas, en m’envoyant à Paris, que mon peu d’habileté dans mon état m’obligerait plusieurs fois à subir des secours étrangers pour subvenir à mes besoins. Aussi elle m’avait autorisé, avec une bonté dont je garde la plus vive reconnaissance, à toucher entre les mains de Mme Daubonneau, son amie, jusqu’à trois cents francs par an. Le manque d’ouvrage dont j’ai souffert plusieurs fois, les derniers événements qui ont bouleversé tous les ateliers, les séditions qui éclatent encore aujourd’hui dans les imprimeries où les insurgés maltraitent tous ceux qui acceptent des travaux, tout cela m’a forcé de faire à Mme Daubonneau plusieurs visites aussi pénibles pour moi que pour elle. Enfin,47 j’ai l’espoir de quitter un métier qui ne me convient sous aucun rapport. M. Delachapelle m’a fait des promesses positives de la part de M. La Fayette. Mais il faudrait que je pusse me présenter d’une manière décente. Le reste de la somme que l’on avait daigné me consacrer cette année aurait suffi sans doute pour cela. Mme Daubonneau, dont la rudesse de mes manières m’a attiré l’aversion, a refusé tout net et, sur ses rapports, Mme Favier a confirmé le refus de la façon la plus désespérante, et pourtant c’était la dernière fois que j’avais à l’importuner de pareilles demandes. Mais je n’accuse de sa rigueur qu’une influence étrangère, et j’ai l’espoir que vous pourriez contribuer à la détruire. Si vous aviez l’occasion et la bonté de l’essayer, il serait très important à ce qu’il me semble, qu’elle ignorât que je me suis plaint directement à vous ; pour peu que le retour de son amitié et que l’emploi que l’on m’a promis se fassent attendre, je me trouverais dans une situation très pénible. Il suffirait d’une vingtaine de francs pour m’en tirer provisoirement. J’attends votre réponse. J’ai cru que je pouvais user, à l’égard de mes premiers bienfaiteurs, de la franchise à laquelle ils m’ont accoutumé… Dans une autre circonstance,48 cette lettre aurait été consacrée tout entière à leur exprimer combien je les aime.

« J’ai l’honneur d’être, Monsieur et Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

« H. Moreau.

« J’envoie mille baisers à Charles et Alexandre, en attendant mieux. »

Le crédit de Mme Favier ainsi fermé, Moreau commença à sentir la rude étreinte de la misère. Un ancien ouvrier de l’imprimerie Lebeau écrivait cette lettre que je trouve dans les papiers que m’a confiés Mme Michelin :

« Paris, 22 septembre 1830.

« Mon cher Lebeau, j’ai rencontré ce matin notre ami commun Moreau. Il est gêné, il faut qu’il soit bien réduit ; parce qu’il m’a emprunté de l’argent. Je n’ai pu lui en donner beaucoup. Mme Favier, m’a-t-il dit, l’oublie, il ne reçoit plus de ses nouvelles. Si vous pouviez réaliser quelques fonds, vous me les enverriez et je les lui donnerais comme venant de moi ;49 il se fâcherait bien sûr s’il savait que je vous ai fait part de sa position. Je compte sur votre obligeance et sur le secret.

« Fèvre. »

M. Lebeau, en envoyant une petite somme, se hâta de répondre :

« J’apprends avec la peine la plus vive la position dans laquelle tu me marques que Moreau se trouve. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir y remédier et je regrette maintenant plus que jamais qu’il ait quitté Provins… Je suis étonné que les personnes qui paraissaient prendre un si vif intérêt à ce pauvre Moreau l’aient ainsi abandonné. Peut-être a-t-il eu tort de les négliger. Je conçois pourtant qu’avec son caractère il lui eût été difficile de faire le courtisan, il n’en est que plus estimable. Mais je crains que le chagrin qu’il doit ressentir de sa détresse ne le pousse à faire quelques extravagances. C’est pourquoi, mon cher ami, je te prie de le voir le plus souvent qu’il te sera possible, et de l’exhorter à ne pas50 perdre entièrement courage. Les grands événements qui viennent de se passer sous ses yeux ont dû produire une forte émotion sur son âme de poète et lui inspirer quelques pièces de vers. Fais tout ce qu’il dépendra de toi pour l’engager à réunir tous les vers qu’il a pu faire à cette occasion. Prie-le de me les adresser en les accompagnant de notes. Je me charge de les imprimer ; je suis certain, avec son nom, d’en placer un assez bon nombre. Ce moyen pourrait lui rapporter une somme un peu forte et réveillerait peut-être l’intérêt des personnes qui lui veulent du bien. Si, par une délicatesse mal entendue, il refusait de prendre le peu que je te prie de lui remettre, dis-lui que je le lui prête et qu’il te le rendra quand il pourra. »

A madame Jeunet.

« Encore une fois pardon, ma bien-aimée, de vous avoir laissée si longtemps sans réponse… Mais après vous avoir dit que je vous aime, ce qui ne doit rien vous apprendre, assurément, il me reste si peu de choses à vous écrire qu’en vérité j’ai honte de vous envoyer des lettres51 aussi insignifiantes. J’espérais vous envoyer avec celle-ci, des vers que je n’ai pu finir encore. La maladie de votre fils m’a beaucoup affligé ; sa mère doit bien souffrir. Vous avez eu beaucoup de tourments depuis huit jours, dites-vous ; en existerait-il encore d’autres que ceux dont vous me parlez ? Pourquoi me cacher quelque chose ? Cela fait du bien d’épancher des chagrins, surtout dans le cœur d’un frère. Votre superstition d’amour m’a paru touchante, et Dieu sait si je la partage. Vous désiriez me revoir, dites-vous ; et moi donc ! Mais il ne faut pas nous flatter. Je viens de faire preuve de courage et de patience ; j’ai sollicité, et j’ai remporté de mes visites la conviction qu’il faut se défier de ce qu’on nomme des protecteurs. Je ne sais pas si je vous ai dit que je travaillais à un drame que j’espère remplir de douleur et de passion. Je vous rends à usure le baiser que vous me donnez… J’avais oublié de vous gronder, dans ma dernière lettre, de la peine que vous vous êtes donnée à copier, pour moi, ce joli poème. (Je ne le connaissais pas et je désirais le connaître ; ce qui n’est pas aussi facile ici qu’on le pense.) Le plaisir que j’éprouve diminuerait beaucoup, si je savais qu’il eût pu vous coûter de la fatigue et des veilles. Votre52 chocolat était excellent, et je l’aurais trouvé tel, même venant d’une autre main. »

(A la même.)

« Grand merci, bonne Louise, de l’intérêt que vous prenez à ma santé ; elle se rétablira sans doute ; mais j’aurais besoin de patience, car il m’est impossible de suivre le régime. J’ai fort peu de besoins, mais ma bourse est tout à fait vide, et comme je ne touche pas très exactement, si vous pouvez m’envoyer quelque chose, je le recevrai avec plaisir.

« Mais songez bien que c’est du superflu que je demande, et que vous auriez grand tort de le prélever sur le nécessaire. J’ai écrit à votre frère ; je ne sais pas si on vous l’a dit. J’attends sa réponse.

« Je puis aller très souvent au spectacle et m’abonner à la lecture, mais je n’ai rien fait encore. Je crois que je vais dire adieu au roman et aux frivolités pour me livrer à des études plus sérieuses. Je suis très ignorant et jamais l’instruction ne fut plus estimée. Ceux mêmes qui n’en ont pas ont l’art de paraître en avoir, et je crois qu’il me sera plus facile d’en acquérir que d’en afficher. Vous allez m’accuser d’avoir53 des goûts bien changeants, mais soyez bien sûre, ma bonne sœur, il y a quelque chose en moi qui ne changera jamais.

« Adieu ! Une réponse bien longue, si c’est possible. Toutes vos lettres n’ont que le tort de l’être pas assez. »

(A la même)

« Vous m’avez prié de vous répondre de suite, pardonnez-moi, j’ai eu depuis de cruelles souffrances. Pourquoi vous ai-je quittée ? Pourquoi m’avez-vous laissé venir ? Pourquoi m’avez-vous caché vos larmes, quand vous deviez me donner des ordres ? Vous n’aviez qu’à dire : Je le veux, vous n’aviez qu’à étendre la main pour me retenir, et vous ne l’avez pas fait. Quand j’y réfléchi maintenant, je ne conçois pas comment j’ai pu vous quitter, pour me jeter presque les yeux ouverts dans un abîme sans fond de misère et de honte.

« Maintenant je n’ai plus d’espérance, vous devez vous apercevoir du désordre de mes idées. Pardonnez-moi donc si je m’exprime d’une manière inconvenante. Oui, en relisant mes premières phrases, je m’aperçois qu’elles54 renferment presque des imprécations contre vous.

« Pauvre Louise, vous avez cru sacrifier vos affections à mon intérêt et je ne devrais me rappeler cela que comme un philtre de plus à mon amour. Oui, je vous aime, bonne Louise, et j’ai besoin de vous le répéter, car dans la position où je suis toutes les suppositions sont permises, et cette lettre est peut-être un adieu.

« Je vous aime, car vous m’avez entouré de soins que je ne méritais pas et d’une tendresse que la mienne ne peut payer. Je vous aime, car je vous dois les seuls jours de bonheur, et, quoi qu’il arrive, jusqu’au dernier soupir je vous aimerai et vous bénirai. J’éprouve quelque embarras pour vous donner mon adresse. Qui peut savoir où je coucherai demain ? »

Il n’en savait rien, en effet. Où habita-t-il pendant cet hiver ? On perd sa trace. On ne la retrouve qu’au mois d’avril 1831. Il entra comme maître d’étude dans la pension Labbé, rue de la Pépinière, 63. Cette pension était un vivier d’élèves que l’on versait aux heures de classe dans le lycée voisin, qui s’appela successivement Bourbon, Bonaparte, Fontanes et Condor-55cetCondorcet. Après avoir passé entre les mains de neveux qui avaient dû rendre à leur oncle ce présent trop lourd, la pension Labbé était, depuis le mois de mars 1830, confiée à M. Rivaud, chef d’institution, rue du Val-de-Grâce, célibataire, âgé de vingt-huit ans, et détenteur de vingt-cinq élèves qu’il transporta du quartier Latin à la rue de la Pépinière ; il était suivi d’un maître de quatrième, d’une infirmière, d’un portier et d’un cuisinier, toute une smala. Outre cette petite troupe universitaire, M. Rivaud amenait avec lui, pour l’aider dans les difficultés matérielles, d’organisation, son père, ancien commissaire de guerre, remarié à une femme de trente ans, et un ami de la maison, un tout jeune abbé qui avait le titre d’économe. Les élèves s’amusèrent les premiers jours de voir dans la cuisine une soutane passer au milieu des costumes blancs des marmitons. C’était un exercice inattendu de pouvoir temporel. Père, fils, belle-mère, abbé, tout ce monde s’entendait à merveille, et M. Rivaud, en passant dans l’étude, gratifiait volontiers les meilleurs élèves d’un petit soufflet, comme faisait l’empereur56 à ses vétérans. Mais les conscrits et même les soldats de cette pension étaient parfois plus difficiles à commander qu’un régiment de la grande armée. La première lettre d’Hégésippe Moreau indique cette terreur que tant de maîtres d’étude ont connue. Voici la lettre de Moreau :

A monsieur Lebeau fils,

Chez monsieur son père,

imprimeur-libraire a provins.

« Paris, 13 avril 1831.

« Monsieur, je n’ai pu vous écrire plus tôt : étourdi de mon changement de position, je ne savais encore qu’en penser et qu’en dire. Figurez-vous une vingtaine d’écoliers, de quinze à seize ans, les plus turbulents et les plus insolents du monde, et moi, jeté sans expérience au milieu d’eux pour leur enseigner le latin, le grec et le repos. Ils ont assez de raison pour savoir qu’un chef d’institution tient plus à ses élèves qu’à ses maîtres, et trop peu pour sentir la nécessité de l’ordre et de l’étude. Ainsi, leurs caprices sont tout puissants, et un profes-57seurprofesseur, à son apparition, est là comme un nouveau ministre devant les Chambres : il faut qu’il se retire s’il n’est pas sûr de sa majorité. Pour ne s’être pas résignés à ce parti, deux ou trois de mes prédécesseurs ont été chassés à coup de poing. Et cependant, ce n’est pas de cette classe que me vinrent les premiers dégoûts du métier. Dès les premiers jours de mon arrivée, une bande de gamins, qu’une maladie de leur mentor avait placés provisoirement sous ma férule, me firent essuyer toutes les humiliations d’une bonne d’enfant. J’étais prêt à sortir de la maison, lorsque les boute-feux de ma classe vinrent me promettre, si je consentais à rester, de rosser d’importance tous les coupables. Je cédai à leurs prières sans accepter la condition, qui cependant fut exécutée en conscience.

« J’ai beaucoup de liberté : outre les quatre heures dont je puis disposer presque tous les jours, je rencontre de temps en temps des journées entières qui m’appartiennent. Je puis aller au spectacle toutes les fois que je le désire mais j’use peu de cette licence. Une indisposition légère dont je souffrais à Provins s’est beaucoup augmentée et ne me laisse que tout juste assez de force pour remplir mes devoirs.58 Je ne sors pas de ma chaire ; j’y passe le temps des classes et des récréations, lisant, écrivant ou dormant : c’est ma carapace. On vient de m’inscrire pour la garde mobile ainsi que mes collègues. Ce sont tous d’assez bons enfants, qui ne manquent ni d’instruction, ni d’esprit. Plusieurs d’entre eux se sont réfugiés dans cette profession pour faire leur droit à moins de frais. Celui qui répétait la seconde et la rhétorique vient d’expirer d’une fièvre cérébrale. Il paraît que ce jeune homme avait du mérite, mais il se trouvait seul à Paris, sans amis, sans protection ; rejeté, à l’heure de l’agonie, de la maison qu’il embarrassait, il n’a trouvé de place pour mourir que dans les bras d’une jeune femme qui se dit sa sœur.

« Cette lettre va peut-être vous surprendre au milieu des préparatifs d’un voyage. En ce cas, c’est par la petite poste que j’attends de vous une réponse. Voici mon adresse : Professeur, pension Labbé, rue de la Pépinière, nº 63. Je me rappelle au souvenir de toute votre famille (j’ai presque hésité sur le pronom). Elle est sans cesse présente au mien.

« H. Moreau. »59
A madame Jeunet.

« Chère sœur, je suis à peine installé dans la maison, et j’ignore si je dois m’y plaire et même si je pourrai remplir les fonctions qui me sont destinées. Aussi, j’aurais peut-être mieux fait d’attendre pour vous donner de mes nouvelles ; mais, comment faire ? J’ai sans cesse une plume sous la main et votre image dans le cœur ; et puis, il est si doux de causer, même quand on n’a rien à dire. Vous me dites sans doute, dans votre pensée : Écrivez, écrivez, comme autrefois dans le comptoir vous me disiez : Parlez ! parlez encore !…

« Mon amie, je ne vous oublie jamais, et cependant des craintes, des espérances, des chagrins vous ont disputé souvent mes pensées ; mais il est de ces moments (et cela m’arrive toutes les fois que je réfléchis) où mon amour exalté par la reconnaissance devient une ivresse, un délire, et alors je n’ai plus d’autre crainte que celle de vous avoir causé de la peine, d’autre désir que celui d’être toujours aimé. C’est sous cette inspiration que je vous écris maintenant. Je voudrais que ma lettre, remplie d’amour, ne fût qu’une longue caresse, et je60 regrette d’être obligé de la faire refroidir par des détails désagréables, et que cependant vous devez connaître, puisqu’ils me concernent… Ma santé est toujours mauvaise, très mauvaise… Il m’a fallu me défaire de beaucoup de choses… J’espère toucher bientôt… Pardonnez-moi tous ces détails, ma sœur, mais moins j’aurai d’inquiétude sur mes besoins, plus j’aurai le temps de penser à vous. Une lettre bien vite ; parlez-moi de vous, toujours de vous ; que faites-vous ? Que lisez-vous ? Est-on heureuse ? Parlez-moi aussi de votre autre frère, de votre amie, dont l’amitié touchante semble rivaliser avec la vôtre. Que j’aurais de bonheur à vous embrasser tous ! Encore quatre mois, et j’aurai ce bonheur-là. Mais quatre mois, c’est bien long. »

A madame Favier.
Paris, 20 avril 1831.

« Madame, pardonnez-moi d’avoir différé quelque temps à vous écrire. Jeté dans une profession toute nouvelle pour moi, il m’a fallu attendre et réfléchir avant de pouvoir apprécier mon sort. Assailli de dégoûts contre lesquels61 l’expérience ne m’avait pas aguerri, j’ai d’abord hésité sur le parti que j’avais à prendre. Enfin, avec un peu de courage et de raison, j’ai surmonté ces premiers obstacles et maintenant je me trouve assez heureux.

« L’érudition qui me manque est moins indispensable que je ne l’avais craint ; et d’ailleurs il me sera plus facile d’y suppléer en peu de temps. J’ai beaucoup plus de loisirs que je ne l’espérais, et je compte les employer à étudier les matières de l’examen que doivent subir tous les candidats aux grades universitaires. Une seule chose m’inquiète ; on va m’enrégimenter ainsi que mes collègues dans un des bataillons de la garde mobile, et je crains que cette mesure n’entraîne des découvertes qui me jetteraient dans une position honteuse et pénibleMoreau fait ici allusion à son acte de naissance.. Je ne répugne pas au métier de soldat, où, dans ce moment, on peut poursuivre un avenir ; mais je repousse le nom de conscrit réfractaire, d’autant plus injurieux pour moi qu’il serait injusteM. Lhuillier, dans Hégésippe Moreau et son Diogène, a noté que Moreau avait tiré au sort en 1833 seulement. Il n’avait été porté sur les liste de conscription ni à Provins, ni à Paris.. Pardonnez-moi ces62 longs détails sur une destinée bien insignifiante sans doute, mais à laquelle vous avez prodigué trop de marques d’intérêt, pour que je puisse craindre jamais qu’elle vous devienne indifférente.

« Je viens de voir M. Lebeau, le fils, dont la famille, après la vôtre, doit avoir la plus large part à ma reconnaissance ; mes souhaits pour son bonheur l’accompagneront à Provins, où son mariage enfin sera célébré dans un mois. Il a bien voulu se charger de ma lettre, et j’ai profité de cette occasion pour vous réitérer l’assurance de mon respect et de mon attachement. Je me recommande au souvent de mes premiers bienfaiteurs M. et Mme Guérard. J’embrasse de cœur Charles et Alexandre.

« J’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

« H. Moreau.

« Voici mon adresse : Professeur, pension Labbé, rue de la Pépinière, nº 63. »

Ce n’est pas seulement la correspondance du poète, c’est le récit d’un témoin qui permet de reconstituer la phase traversée par Moreau, maître d’étude. Mon63 père, qui était élève de la pension Labbé, a publié autrefois comment débuta leur intimité :

« Un jour, au moment de la récréation, la pluie, tombant à flots, força tous les élèves à rester dans la salle d’étude, comme un essaim d’abeilles consigné dans la ruche. Différents groupes se formèrent, selon l’âge et la sympathie, et, faute de pouvoir jouer à la balle, les grands causèrent littérature. L’un de nous, et l’un des plus forts, eut l’idée un peu jeune de mettre en parallèle Lamartine et devinez qui ?… Millevoye. On faisait cercle autour de lui. Son rang de rhétoricien et sa supériorité reconnue en vers latins donnait à sa critique une certaine autorité. Ses décision toutefois n’étaient pas acceptées sans contradictions. Les élèves de seconde n’osaient pas trop contester, mais les philosophes ne se gênaitent pas et le rhétoricien avait fort à faire. Enfin, après bien des écarts, la discussion se concentra sur deux petits poèmes où Lamartine et Millevoye ont traité le même sujet : Le Poète mourant. Celui de Millevoye avait ses partisans64 comme celui de Lamartine, et personne ne manquait de raisons, ou, si vous voulez, de paroles, pour appuyer son sentiment. Chargé de la police de la salle, Moreau présidait, en souriant, cette séance académique. Il remarqua que je ne disais rien (j’étais élève de seconde) et voulut savoir mon avis. Je fis une réponse qui enleva tous les suffrages. Je dis que le poète mourant de Lamartine était plus poète et que celui de Millevoye était plus mourant. Le rhétoricien seul ne se montra pas entièrement satisfait de ce jugement, que les autres trouvèrent digne de Salomon et qu’applaudit Moreau lui-même.

« A partir de ce jour, commença entre nous une liaison qui devint graduellement plus étroite. Quoiqu’il fût maître et que je fusse élève, nos âges ne s’éloignaient pas trop, car il n’avait guère que vingt ans, et notre commune passion pour la poésie effaça bientôt la distance. Aux heures de récréation, nous nous promenions toujours ensemble sous les acacias de la cour, et, les jours de congé, nous allions les passer au parc MonceauLa parc Monceau était alors un parc réservé., situé65 dans le voisinage. Là, sans autre dîner qu’un morceau de pain mangé sur l’herbe, nous restions jusqu’au soir à causer, à rêver, à lire et à faire des vers. C’était la vie de deux bergers de Florian, moins les moutons et les bergères. Pauvre Moreau ! Qui m’aurait dit alors que l’on verrait en lui je ne sais quel tribun farouche, je ne sais quel Tyrtée d’émeutes et de barricades ?

« Il est vrai que, dans ce temps-là, Moreau n’était point tel qu’on a pu le voir très peu d’années après. Il jouissait d’une heureuse santé et rien dans constitution, saine sinon robuste, ne faisait redouter une fin si prématurée. La taille médiocre, le buste assez fort, mais les extrémités menues ; les mains d’une délicatesse aristocratique, ces mains qu’il lui a convenu plus tard de peindre calleuses ; le visage régulier, un beau front, l’œil spirituel, la bouche fine ; la peau blanche et les cheveux bruns ; une physionomie très douce et des mœurs aussi douces que sa physionomie ; la simplicité, souvent même le rire ingénu d’un enfant, voilà les principaux traits sous lesquels je le retrouve dans ma pensée en remontant66 à cette époque. On pouvait entrevoir un peu de mélancolie au fond de son âme, mais la gaieté pétillait à la surface. En écrivant, il passait volontiers de la chanson à l’élégie ; mais dans la conversation l’élégie s’éclipsait, la chanson prenait le dessus. La politique, qui devait plus tard lui souffler des colères si violentes, le tourmentait fort peu, quoiqu’il se fût battu aux journées de Juillet. A l’exemple de Béranger, sa première admiration, il cousait, il est vrai, un couplet libéral à la plupart de ses chansons. Mais ce n’était qu’une cocarde qu’il attachait à son chapeau ; il en faisait parade sans en prendre au fond grand souci, bien plus préoccupé de la forme des vers que de celle des gouvernements. Il était poète avant tout ; il n’était même véritablement et ne fut jamais que cela. »

Dans sa correspondance de rhétoricien, mon père raconte que Moreau eut souvent à lutter contre l’esprit d’insubordination qui soufflait alors dans les lycées. Éternelle histoire des cours de collège où l’on imite ce qui se passe dans le monde ! En 93, les enfants lanternaient des chats.67 Sous l’Empire, ils se battaient tous les jours. Sous Charles X, ils faisaient des processions et des reposoirs. Après 1830, ils auraient fait volontiers, dans l’Université, un 29 juillet. Mais au milieu de ce tumulte Moreau trouvait, grâce à la sympathie de quelques grands, devenus ses amis, un tel repos d’esprit et de cœur que, subitement, le ton de cette correspondance, d’ordinaire si triste, change. On le sent presque heureux.

A monsieur Lebeau fils,

imprimeur-libraire a provins.

« Paris, 11 juillet 1831.

« Je ne sais trop, monsieur, quel ton prendre en vous écrivant. Dois-je vous encourager ou vous féliciter ? Je reçois fort peu de nouvelles, et depuis quelque temps les visages provinois sont rares sur le pavé de Paris. J’ignore donc votre destinée. Il est déjà loin, le jour qui devait être pour vous celui du bonheur, mais bien souvent (je le sais trop) les plus beaux projets s’en vont en fumée, et je crains de vous68 adresser une ironie au lieu d’un compliment. Pour moi, mes chagrins sont si légers que je rougirais de m’en plaindre. J’ai des amis qui se partagent mes heures de loisir, et avec lesquels je puis tour à tour causer, disputer, rire et même pleurer. Trois surtout : Lefèvre d’abord ; vous connaissez celui-là ; puis un jeune républicain, jacobin, sans-culotte, guillotineur, ne jurant que par Marat et Robespierre qu’il compte bien imiter un jour. En attendant, c’est le plus généreux des hommes et le plus dévoué des amis. Le troisièmeLe troisième était mon père., qu’il faut citer à part, est un jeune homme de dix-sept an, dont je crois vous avoir déjà parlé, et dont je vous parlerai souvent encore, car il m’inspire autant d’admiration que d’amitié. Au milieu de ce trio bizarre, il me semble converser tour à tour avec RochesterRochester, poète anglais., SandKarl Sand, piétiste fanatique. et J.-J. Rousseau.

« Nous allons quelquefois au spectacle. Antony m’a causé de profondes émotions, moins encore cependant qu’une farce donnée l’autre jour au Vaudeville. L’affiche annonçait les débuts d’Henri Monnier, et chacun s’étonnait69 qu’un peintre déjà célèbre abandonnât ainsi son art pour s’aventurer sur les traces de Ferlet et de Potier. Je me récriais comme les autres, et l’on me fit une horrible confidence : le mot de cette énigme était la misèreHenri Monnier débuta, en effet, comme acteur au théâtre du Vaudeville, dans La Famille improvisée, le 5 juillet 1831. Mais il y a, dans le récit que fait Moreau, une très grande exagération..

« Henri Monnier jetait avec désespoir un crayon qui ne lui donnait que de la renommée ; mais toujours fier, toujours artiste, il voulait qu’un grand succès justifiât sa démarche. En cas de chute, sa résolution était prise. Un sifflet devait être pour lui un arrêt de mort. Je savais cela, et j’attendais, inquiet et palpitant, comme à la cour d’assises. Heureusement les bravos me soulagèrent, et ma terreur devint tristesse. Je voyais ce jeune homme, qui sans doute avait la douleur dans l’âme, revêtir les formes les [plus] grotesques pour amuser le public dont il s’était rendu l’esclave, et quand la salle retentissait d’éclats de rire, j’avais peine à retenir mes larmes… J’appelle avec ardeur le moment des vacances. Il me sera bien doux de vous revoir, surtout si je vous revois heureux.

« Je présente mes hommages à M. et Mme Le-70beauLebeau et à Mme Jeunet. Si j’avais omis le nom de quelqu’un de la famille, pardonnez-le-moi et réparez mon oubli.

« H. Moreau.

« Ne vous étonnez pas d’avoir si rarement de mes nouvelles. Cette lettre, qu’il m’a fallu remplir de détails insignifiants, à défaut d’autres, sera mon excuse. »

A madame Jeunet.

« Vous avez deux torts, ma sœur, celui de m’écrire une lettre si courte, et celui de m’envoyer un si joli foulard. Grâce à vous, j’ai déjà bien des cravates, et pour croire à votre amour je n’ai pas besoin d’un nouveau gage. Merci, pourtant, merci. Tout ce qui vient de vous m’est cher et sacré. Pardonnez-moi de ne pas vous écrire plus souvent, ma vie est si monotone que vous n’y perdez aucune confidence intéressante ; au contraire, je n’ai que des chagrins à vous avouer… Il s’opère chaque jour en moi un changement qui me désole et dont je ne puis m’expliquer la cause. Toutes mes facultés s’éteignent, mon esprit est lourd, ma tête stupide ; ma mémoire même, autrefois si71 heureuse, menace de disparaître. Faut-il attribuer tout cela à l’influence du physique sur le moral ?

« Je me suis lié avec un jeune homme dont je vous ai déjà dit un mot. Ce jeune homme, à vingt ans, montre déjà des talents extraordinaires et une ambition effrénée. Son avenir sera sans doute grand et beau s’il ne succombe pas avant de l’atteindre ; car, à peine sorti de l’enfance, l’étude, le seul excès qu’il connaisse, l’a déjà vieilli et courbé. Vous me parlez de spectacles, j’y vais fort peu. Cependant je viens de voir jouer un nouveau drame de Dumas : Antony. C’est une pièce pleine de passion, et les acteurs sont dignes de la pièce.

« J’appelle toujours les vacances avec ardeur. Quoi qu’il arrive, je ne manquerai alors ni de consolations, ni d’encouragements. »

(A la même.)

« Chère sœur, encore un mois sans vous voir ! C’est affreux. J’essaye en vain de me distraire : je lis, et je m’ennuie ; je vois des amis et je m’ennuie. Écrivez-moi, consolez-moi ; mais peut-être auriez-vous besoin d’être con-72soléeconsolée vous même ; car vous m’aimez bien, ma pauvre Louise ! Je n’ai pas le courage de vous parler d’autre chose que de mes regrets. Adieu donc, conservez un peu d’espérance ; je ferai tous mes efforts pour avoir au moins quelques jours à vous consacrer. »

A monsieur Lebeau fils.
« Paris, 9 septembre 1831.

« Monsieur, votre aimable lettre m’a causé le plus vif plaisir et m’a presque consolé d’une petite contrariété dont je souffrais beaucoup. Oui, je devrais depuis quinze jours être à Provins, mais cette fois-ci, comme tant d’autres, mes plans ont été bouleversés. Beaucoup d’élèves passent leur vacances à la maison et au lieu d’un mois de liberté que j’espérais, il faudra me contenter de la dernière quinzaine. Mon service finit aujourd’hui en huit, vendredi soir, et je compte partir dès le lendemain. Et moi aussi je serais bien fâché d’arriver pendant votre absence : Provins ne serait pas complet pour moi si quelqu’un de la famille manquait à mon retour. Cependant je serais désespéré d’être cause de quelque dérangement dans73 vos projets. J’ai quinze jours entiers : peut-être n’avez-vous pas l’intention de rester tout ce temps à Paris, et ainsi, dans tous les cas, je puis compter sur le plaisir de vous voir.

« Vous savez sans doute qu’il y a dans ce moment à Paris une petite insurrection de femmes : c’est un spectacle aussi amusant qu’économique. A propos de spectacle, j’ai cru entrevoir Godot à une des premières représentations de Marion Delorme. Je n’ai pu lui parler. Depuis quelques jours je ne vis que d’espérance. Je suis retombé dans l’isolement. Mon J.-J. Rousseau est malade et en vacances, Robespierre me boude, et Lovelace a tant d’affaires !… Mais patience ! encore huit jours… En attendant, je présente mes hommages tendres et respectueux à toute votre famille.

« H. Moreau. »

Ce voyage à Provins eut-il lieu ? Rien dans la correspondance de Moreau n’y fait allusion. Dans la série de lettres qui suivent, on assiste à ses inquiétudes, ses tristesses, sa misère qui l’oblige à recevoir de sa sœur autre chose qu’un foulard, du chocolat et des dragées.74

A madame Jeunet.

« Grand merci, ma sœur, de vos excellentes dragées ; mais vos lettres, que vous accusez de négligence, sont pour moi mille fois plus délicieuses. Après un travail pénible, après des démarches inutiles, vous ne pouvez vous imaginer combien il est doux de trouver au logis quelque chose de ma sœur, de la seule personne qui m’aime. Alors, de tous mes regrets, il ne m’en reste plus qu’un seul : celui d’être séparé de vous ; mais il est adouci par l’espoir. Je suis presque toujours seul avec votre image. Je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon âme. Les femmes que je connais, d’ailleurs aimables et spirituelles, sont dans leurs rapports d’une immoralité, d’un égoïsme désespérants : nos amours les feraient rire ; et leurs plaisirs me font pitié. Pour moi, je n’ai encore éprouvé d’émotion d’amour qu’à la vue de certaines actrices ; mais il ne faut pas s’y méprendre, si j’aime un instant le personnage qui m’arrache des larmes avec les sentiments que l’auteur lui prête, je ne garde que du mépris pour la femme…, qui dépouille à la fois dans les coulisses son costume et ses vertus.75

« Adieu ! Aimez-moi donc, aimez-moi toujours pour me donner du courage et du bonheur. J’en ai besoin. »

(A la même.)

« Ma sœur, ma chère sœur, je vous verrai donc ! Mais, mon Dieu, que ces quatre mois vont me sembler longs ! J’aurais bien voulu être près de vous pour le retour du printemps. Qu’il nous eût semblé beau, à nous qui savions prêter des charmes à l’hiver ! Le danger que vous venez de courir et que vous raconter avec tant d’indifférence me fait frémir encore. Presque tous les jours pour moi sont des lundis. Je me promenais l’autre jour au Père-Lachaise, et je vis un jeune homme, qui se croyait seul, jeter en passant une couronne de fleurs sur la tombe d’Héloïse et d’Abailard. J’aurais bien voulu connaître ce jeune homme-là… Je pense toujours à Provins, il me semble que j’y ai laissé à la fois une mère, une amie, une amante ; ma sœur, vous étiez là pour m’aimer comme une famille entière : mon pays, c’est vous. Oh ! venez vite. Pardonnez-moi la négligence de mes lettres, j’aime à y laisser tomber mes pen-76séespensées sans ordre et sans art : c’est comme si l’on causait. »

(A la même.)

« En me disant d’espérer toujours, vous me faites entendre assez qu’il n’y a plus d’espoir. Que de regrets ! J’aurais été si heureux de vous embrasser ! Oh ! si vous veniez à Paris, je vous mènerais voir des acteurs qui vous feraient à votre choix mourir de rire ou pleurer à sanglots. Vous entendriez l’amour s’exprimer tour à tour de la manière la plus tendre et la plus brûlante, et je serais près de vous ; si je pouvais espérer ! J’ai oublié de vous répéter que je vous aime toujours ; aimez-moi, écrivez-le moi, je suis heureux et fier de votre amour. Je vois autour de moi des hommes favorisés de la Fortune qui me regardent, peut-être avec pitié ; mais il n’ont ni sœur, ni amie, et moi j’ai tout cela et je l’aurai toujours, n’est-ce pas, bonne Louise ? Oh ! que je les plains ! »

(A la même.)

« Quoi ! un joli cadeau et une lettre encore plus jolie ! C’est trop à la fois… Je me retrouve77 dans le sentiment que vous exprimez, et au milieu de la foule qui m’environne, c’est votre image seule que je vois… J’ai été plusieurs fois au spectacle, et là votre souvenir m’accompagnait encore. J’ai vu Roméo et Juliette, deux amants qui meurent ensemble plutôt que de vivre séparés ; Rodolphe, aimé d’une jeune femme qui le croit et le nomme son frère, et qui ne revient de son illusion que pour le suivre à l’autel. J’ai saisi partout des allusions touchantes, et j’ai pleuré.

« Ma chambre est petite et froide l’hiver, mais la nuit, j’enveloppe mon cou d’un mouchoir qui a touché le vôtre, et je n’ai plus froid. Vous ne me dites rien de votre frère, il est séparé de celle qu’il aime. Je comprends aujourd’hui combien il doit souffrir. Mais du moins l’espérance, et nous… nos plus beaux jours sont passé, et je regretterai peut-être toute ma vie les moments que j’ai passés près de vous. Je viens d’être retenu au lit par une légère indisposition. Je veillais pour penser à vous. Je vous ai vue en songe vous pencher à mon chevet et poser votre lèvre sur mes joues brûlantes. Vous le savez, ma sœur, cet heureux songe n’était qu’un souvenir. »

(A la même.)

« Votre dernière lettre, ma chère sœur, m’a causé autant d’étonnement que la mienne a paru vous causer de douleur. Je ne me rappelle pas bien mes expressions, mais il me semble qu’une de mes phrases aurait dû vous expliquer les autres. Mais puisqu’il le faut pour calmer vos alarmes, je le répéterai, ma sœur, c’est toujours vous seule que j’aime. C’est toujours en pensant à vous que je m’endors pour me préparer d’heureux songes. Je me console autant que possible de mon exil, en repassant une à une, dans ma pensée, toutes nos scènes de bonheur. Nous lisions votre auteur favori qui est devenu le mien, nous entendions un concert enchanteur, ma main touchait la vôtre, elle aidait mon cœur, nous admirions le beau clair de lune, nous parlions de notre amour et du paradis… Il y a bien longtemps de tout cela, n’est-ce pas ? Oui, entre cette époque et le moment où je vous écris, il me semble qu’il y a bien des années de peine et d’ennui.

« Souvenez-vous, ma sœur, qu’une lettre de vous est un cadeau trop précieux pour avoir besoin d’être accompagné d’un autre. »79

(A la même.)

« Chère sœur, pardonnez-moi de ne vous avoir pas écrit plus tôt. J’étais et je suis encore fort occupé. Une lettre que je dois écrire à votre autre frère vous donnera des détails que je vous épargne ici. Celle qu’il m’a envoyée m’a fait beaucoup de plaisir, parce qu’elle était charmante. Aimez-moi donc et dites-le moi toujours, ma sœur, cela rend presque heureux, malgré l’absence.

« Je vous aime, ma sœur, m’entendez-vous bien ? Je vous aime par raison, par reconnaissance et par sympathie ; et quand même vous m’abandonneriez, ce que je suis loin de prévoir, je vous aimerais encore, malgré moi et malgré vous-même. Vous me parlez de ma santé, ma bonne amie. Soyez tranquille ; je ne souffre presque pas. »

(A la même.)

« Vous analysez donc toutes les phrases de mes lettres, pour y découvrir l’aveu d’un besoin. Je vous remercie de votre envoi ; il m’apprend à peser davantage mes expressions. Si80 cela continue, je pourrai calculer tous les ans à quels intérêts j’ai placé mon amour, et peut-être même le verrez-vous se refroidir, car rien, entre deux cœurs, n’est froid comme l’argent. Aussi, vos lettres sont plus lourdes qu’à l’ordinaire, vous prodiguez des expressions plus tendres. C’est reconnaître que j’en ai besoin. Et puis, vous vous gênez sans doute pour moi, sans vous informer seulement si je le mérite… Ma sœur, je vous en conjure, ne me faites plus de pareils envois, je n’aurais pas le courage de refuser, mais j’en souffrirais… »

(A la même.)

« Ne vous étonnez pas, ma sœur, si j’ai gardé le silence depuis l’envoi de votre paquet. Malgré le plaisir qu’il m’a dû faire, j’attendais de vous quelque chose qui devait m’en faire plus encore : une lettre. J’ai été d’abord fort surpris et fort inquiet de ne rien trouver, après avoir fouillé avec tant de soins les plis de l’enveloppe. Je soupçonnais même que vous étiez peut-être fâchée contre moi. L’envoi de l’argent pouvait, à la rigueur, se concilier avec cette idée ; mais, après un peu de réflexion, un cadeau de fleurs me semble avoir quelque81 chose de trop caressant pour laisser subsister un pareil soupçon. Je ne crois pas à la haine mais que dois-je croire ? Votre lettre aurait-elle été égarée ? Hâtez-vous bien vite, je vous prie, de dissiper ou de fixer mes inquiétudes. »

(A la même.)

« Je viens vous demander encore ce que vous m’avez tant de fois refusé : un conseil. Que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Consultez votre jugement et votre cœur, et répondez-moi. Ne craignez pas de choquer mes affections ou mes antipathies, ni de vous charger devant moi d’une pénible responsabilité. Dussé-je y trouver le malheur, je marcherai avec plus de foi et de courage dans la route indiquée par mon ange gardien. »

(A la même.)
« Paris, 1832.

« Vous avez dû vous étonner et vous plaindre de ne pas recevoir de lettres depuis si longtemps. Pardonnez-moi. J’étais, comme toujours malheureux, et, de plus, malade. Vous avez été pour moi toujours si prodigue de bienfaits que82 je ne pouvais me plaindre, sans avoir l’air de demander. Il fallait mentir ou me taire. Je me suis tu. Je voulais attendre pour vous écrire que je n’eusse besoin de rien, et ce moment est arrivé, d’une autre manière pourtant que celle que j’espérais… Il me manquerait rien si j’avais la visite de mes amis, mais plusieurs sont malades eux-mêmes, les autres se sont enfuis devant la pesteC’était le choléra.. Vous devez juger qu’en ce moment quelques lignes de votre main me seraient bien précieuses. Car je suis tout à fait hors de danger, et je ne suis plus malade que d’ennui et d’isolement. Vous n’êtes pas boudeuse, ma sœur, j’espérais donc qu’après mes explications vous ne me puniriez pas de mon silence en usant de représailles. »

(A la même.)

« Ma bonne amie, je n’ai pas reçu cette lettre du 30, dont vous me parlez ; autrement, je n’aurais pas manqué d’y répondre, quoique je fusse alors très occupé. Je ne vous ai pas oubliée, ma sœur ; mais depuis quelque temps je pense à vous plus vivement que jamais. Je83 fait des rêves tristes où vous êtes toujours mêlée. Je vous ai vue morte plusieurs fois. Je ne suis pas superstitieux, mais c’est égal, je voudrais bien vous voir pour me convaincre de mon illusion. Mon Dieu, que suis-je donc pour être tant aimé ! C’est l’exclamation que m’a arrachée la première lecture de votre lettre. On vous a dit du mal de moi, et vous ne l’avez pas cru : je vous remercie, ma sœur, de cette confiance, et j’aurais désiré la justifier par une explication. Pourquoi donc ne m’avez-vous pas appris de quoi l’on m’accuse ? Si vous me croyez innocent, vous devez penser que je l’ignore. Votre silence me cause plus d’inquiétude que vos aveux ne m’auraient causé de chagrin. Je vous en conjure, dites-le-moi dans votre première lettre. En attendant, je puis vous assurer que je n’aurais jamais eu à rougir, en sachant vos yeux ouverts sur tous mes pas et sur toutes mes actions.

« Je connaissais Mme D.Il s’agit de Mme Daubonneau pour une femme dont ma franchise avait blessé l’orgueil, mais je ne la croyais pas capable d’une calomnie. Et aujourd’hui j’aime mieux accuser de tout le mal quelque méprise dont la source m’est inconnue.

« Je viens de retrouver et de lire une ode84 charmante de Victor Hugo, écrite de votre main ; je ne sais comment j’ai pu oublier de vous remercier de cet envoi. Je lis toujours un peu : c’est le seul plaisir dont je ne sois pas désenchanté… J’ai été entendre les apôtres d’une nouvelle secte religieuse (les Saint-Simoniens). J’apportais en entrant l’intention de me moquer tout bas de leurs doctrines, et j’en suis sorti attendri, touché, enchanté, et presque convaincuAlexandre Dumas fils, dans une lettre à M. Mirès (Entr’actes, 2e série), écrit : Le Père Enfantin, avec qui j’étais très lié, me conseilla de rechercher les conférences économiques que M. Émile Pereire avait faites en 1832, rue Taitbout, je crois, à l’aurore du saint-simonisme.. »

Les fonctions de maître d’étude n’étaient guère du goût de Moreau. Il faut avouer, écrivait mon père, qu’il les remplissait assez mal. Il ignorait l’art de plier à la discipline l’indocile troupeau commis à sa garde. Il était trop doux, trop faible, distrait d’ailleurs comme un poète et rêveur comme un amoureux. Aussi nous quitta-t-il bientôt, retournant, dit-il, à Provins.

Il n’y retourna pas. Il mena la vie de85 bohème, cette vie présentée sous un jour si faussement gai par Mürger et peinte dans sa poignante réalité par Jules Vallès dans Les Réfractaires. Au moment du choléra, Moreau lisait tous les matins les prescriptions de la Faculté de Médecine pour ne pas s’y conformer. Les viandes salées et les spiritueux, qui étaient interdits, il les achetait à vil prix et les absorbait avidement. Il voulut faire mieux : il coucha dans un lit de cholérique, espérant que la mort l’emporterait. Elle lui laissa traîner son existence misérable. Alors, incapable de travail, partagé entre l’orgueil, qui l’empêchait de tendre la main, et la faim, plus forte parfois que l’orgueil, il dut accepter l’aumône.

La fin de 1832 et le commencement de 1833 furent plus pénibles encore. Moreau menacé de phtisie, entra à l’hôpital. Il y resta deux longs mois. C’est là qu’il écrivit sa poésie sur Gilbert. A peine convalescent, et obéissant à ce besoin, commun à tous les Provinois, qui est, selon le mot de Balzac, de revenir au gîte, il prit le chemin de la Voulzie.

Il s’arrêta à quelques kilomètres de la86 ville, à Saint-Martin-Chennetron. Moreau y fut reçu comme un enfant prodigue par la gentille et si douce fermière, Mme Guérard.

Quand ses forces chancelantes furent consolidées, l’ambition littéraire se réveilla en lui. Il y avait à peine un an que Barthélemy avait terminé ses satires hebdomadaires qui, sous le nom de Némésis, avaient couru toute la France. Barthélemy s’était engagé publiquement à faire deux cents vers chaque semaine, c’est-à-dire un quotient de vingt-huit vers par jour. Cette gageure imprudente, Barthélemy put la tenir grâce à sa verve prodigieuse et au tumulte d’idées politiques et littéraires, politiques surtout, qui s’agitaient à Paris. Moreau eut l’idée puérile de faire quelque chose de pareil à Provins.Il était incapable d’une telle besogne, aussi bien par la peine que lui coûtaient ses vers que par l’impossibilité de trouver chaque semaine un sujet capable d’intéresser les lecteurs d’une petite ville.L’accueil bienveillant que lui avaient fait tout d’abord les Provinois le grisa.N’avait-il pas fait jouer à Provins, dès son arrivée, un de ses vaudevilles :87 L’Amour à la hussarde, avec un succès dont il s’exagéra l’importance ? Il s’imagina que la réussite d’une publication hebdomadaire était assurée. L’imprimeur devait être son ami M. Lebeau. Conformément à la loi, M. Lebeau envoya, le 8 juillet, la déclaration suivante au préfet de Seine-et-Marne : Je soussigné déclare avoir l’intention d’imprimer un ouvrage intitulé : Diogène, fantaisies poétiques, par H. Moreau, de Provins, lequel ouvrage je me propose de tirer à deux cents exemplaires, format in-4º, première livraison d’une feuille.

Pour se conformer à son titre bizarre, Moreau, enflant la voix, disait :

        Je suis cynique, moi !
Et, pour doter Provins d’une muse indigène,
J’ose la baptiser du nom de Diogène !

Alors, comme il voulait, en racontant ses souvenirs d’enfance, se conformer au rôle qu’il jouait, il traduisait ses vers, les jolis vers déjà cités sur le blanc lévite du chœur, par ceux-ci, d’un tout autre ton :

Un ogre, ayant flairé la chair qui vient de naitre,
M’emporta vagissant dans sa robe de prêtre,
88
Et je grandis, captif, parmi ces écoliers,
Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers,
Stupides icoglans que chaque diocèse
Nourrit pour les pachas de l’Église française.

Puis se rendant bien compte qu’il ne serait pas toujours l’homme de ce genre de poésie :

Je mentirai souvent à mon titre cynique ;
Souvent j’exhumerai quelque vieux fabliau ;
Mon journal poétique, au dernier folio,
Pour le lecteur suant d’une longue tirade,
Sèmera des couplets, en guise de charade.

Il se comparait, à la fin de ce premier numéro, à une abeille qui fait son miel en voyageant. Diogène paraît chaque semaine, lisait-on au bas de ces pages. Le prix de la souscription est de neuf francs pour trois mois, seize francs pour six mois, et trente francs pour l’année. Le sujet du second numéro était malheureusement tout trouvé. Un hameau voisin, le hameau de Fontaine-Riante, venait d’être brûlé. Voulant venir en aide à tant de misère, Moreau déclara que sa poésie se vendrait au profit des incendiés. Mais dans89 cet appel à la générosité, dans ce cri d’émotion perçait un singulier conseil. Donnez, disait-il, en s’adressant aux riches :

       Donnez, pour que la foule
Oublie, en le baisant, que votre pied la foule ;
Pour que votre or, sué par tant de malheureux,
Étouffe leurs soupirs en retombant sur eux…
Donnez, car, agitant des torches funéraires,
Le spectre de Babœuf prêche des lois agraires.
Le sol volcanisé fermente ; et, comme Dieu,
La Raison vous dira : L’aumône éteint le feu.

Comme s’il sentait que sa poésie incendiaire avait besoin d’excuse et qu’il fallait expliquer que l’âme du poète était aigrie, Moreau publiait sa pièce de l’année précédente : Un Souvenir à l’hôpital.

Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Une violente apostrophe au parti bonapartiste et une chanson intitulée La Princesse devenaient le texte du troisième numéro. C’est alors qu’il écrivait à mon père cette lettre datée du 4 août :

A monsieur Vallery-Radot.
« Provins, 4 août 1833.

« Vous dites que vous m’aimez, et vous ne le prouvez guère. Au nom de tous les saints du Parnasse, écrivez-moi donc un peu plus souvent. Votre charmante et unique épître me faisait espérer une correspondance, et depuis ce moment, rien. Ma réponse vous aurait-elle déplu, et auriez-vous pris au sérieux quelques plaisanteries ? Ou bien ma lettre ou la vôtre se seront-elles égarées ? Dans tous les cas, un mot, je vous en conjure.

« Votre ami

« H. Moreau.

« Je publie à Provins, en attendant mieux, des poésies hebdomadaires. En échange de quelques lignes de prose, je vous enverrai tous les vers qui ont paru, à condition que, jusqu’à nouvel ordre, vous ne m’en direz pas votre avis. »

Cet avis que Moreau ne demandait pas, mon père le lui donna quand même : il s’efforça en outre de lui signaler les in-91convénientsinconvénients de toute nature attachée à une publication pareille dans une petite ville. Ces inconvénients, Moreau les augmentait encore par ses professions de foi politique. Aussi le préfet de Seine-et-Marne, le baron de Saint-Didier, avait-il envoyé au sous-préfet de Provins ce petit mot : On m’assure que vous portez de l’intérêt à M. Moreau. Je dois vous prévenir confidentiellement qu’il s’expose à des poursuites. Engagez ce jeune écrivain à la modération et à se tenir dans les bornes de la sagesse. Moreau ne tint pas grand compte de cet avis. Une chanson, qui remontait à 1829, intitulée Les Noces de Cana, et publiée dans le quatrième numéro, semble être la gaminerie d’un enfant de chœur qui, seul, dans un coin de sacristie, s’amuserait à boire à pleines burettes le vin de la messe. Mais, malgré la provision de petites poésies déjà anciennes comme celle des Noces de Cana qu’il écoulait dans ses livraisons, Moreau, obligé à des sujets un peu plus actuels, prévoyait qu’il ne pourrait tenir avec ses souscripteurs ses engagements de régularité. Elle dut coûter à son92 amour-propre, cette annonce imprimée au bas de la quatrième livraison :

Cet ouvrage, qui formera chaque année deux volumes in-4º, paraît par livraisons d’une feuille à des époques indéterminées. Quatre jours après, il adressait à mon père cette lettre étrange, qui porterait atteinte à l’estime littéraire que l’on doit à Moreau, s’il ne montrait pas dans cette page une inquiétude, un trouble d’esprit tel qu’il oublie le sursis qu’il vient de s’accorder. Il semble être encore poursuivi par l’idée fixe de l’exigibilité de sa créance à la fin de chaque semaine.

A monsieur Vallery-Radot.
« Provins, 10 août 1833.

« Mon cher ami,

« Il me serait impossible de composer en huit jours une lettre semblable à celles que vous improvisez.

« La nécessité seule m’engage à vous griffonner quelques mots à la hâte. Je suis malade et pauvre, mon ami, faites-moi l’aumône. Ce93 n’est pas de l’argent que je vous demande. Nous n’en avons ni l’un ni l’autre ; mais moi, je puis m’en passer. Dans mon pays, l’amour et l’amitié entourent ma misère de toutes les commodités du luxe. Mais j’ai pris des engagements avec mes souscripteurs ; je leur dois toutes les semaines deux cents vers ; et depuis un mois, je végète dans un état d’idiotisme, rarement interrompu par des moments lucides. Vous en aurez une preuve dans les vers que je vous envoie. Mais vous avez sans doute des lambeaux poétiques que vous ne vous donnerez jamais la peine de recoudre. Pour m’aider à faire mon livre, envoyez-moi vos rognures. Je rafistolerai si bien toute cette brillante friperie que mes abonnés myopes n’en verront pas le fil.

« Ce qui ne vous empêchera pas de me faire passer, s’il est possible, vos pièces complètes, telles que la Mort de Bailly, que j’attends avec impatience. Pour celles-là, je n’ai pas besoin de vous dire que vous n’aurez pas à craindre le plagiat. Je crois que j’aurai bientôt le plaisir de vous embrasser à Paris et de réparer dans une longue causerie le laconisme de ma lettre. Je viens de passer quelques jours avec une dame d’Avallon. Je vous donnerai des nouvelles de votre père, qu’elle connaît un peu, et de votre94 jeune frère, qu’elle connaît beaucoup et qu’elle trouve charmant.

« Sans adieu.

« Votre ami.

« H. Moreau. »

Moreau se débattait au milieu de ces difficultés lorsqu’un incident vint entraver encore sa vie. Il eut un duel. L’affection de Louise Lebeau en fut la cause. A force de vanter son poète et de lui venir en aide, — ce qu’il acceptait trop aisément, — Louise Lebeau avait risqué de se compromettre. On le disait tout bas. Quelqu’un se permit de le dire un peu plus haut. C’était le beau-frère de l’imprimeur Lebeau, Victor Plessier, ce même Victor Plessier qui, dans ces dernières années, fut député de Coulommiers et mourut en 1886. Il trouvait imprudents ces témoignages d’une amitié trop remplie de sollicitude. Moreau l’apprit et en fut indigné. Un soir, entrant dans un café de la place Saint-Ayoul, le café Dalisson, il aperçut à une table voisine Plessier. Il l’apostropha violemment et le souffleta. Plessier, bon-95dissantbondissant sous l’insulte, se précipita sur Moreau. Les personnes présentes se jetèrent entre eux deux. On les sépara.

J’exige une réparation, s’écria Plessier.

Les témoins furent constitués. Rendez-vous fut pris le lendemain dans un fossé des fortifications de la ville, au pied de la tourelle du Trou-au-Chat. Comme Moreau n’avait jamais tenu une épée, les témoins avaient décidé que l’arme de combat serait le pistolet. Vainement un des témoins de Victor Plessier voulut-il, sur le terrain même, arranger les choses. Ni Moreau, ni Plessier, ne pouvant convenir du motif réel de la rencontre, n’acceptèrent cette tentative de conciliation. Les pas furent comptés, les adversaires placés. Les armes s’abaissèrent. Les coups partirent et, comme dans presque tous les récits de duels de ce genre, deux balles furent échangées sans résultat. Après cet esclandre, la situation de Moreau devenait si délicate dans la maison hospitalière qui l’avait accueilli que M. Lebeau dut lui dire de quitter momentanément Provins. Moreau se soumit en frémissant. Qu’on96 en juge par cette lettre qu’il écrivit dès son retour à Paris.

A monsieur Dusautoy, brasseur,

Pour remettre à monsieur Lebeau fils, imprimeur,

a lui seul

« Paris, lundi 2 septembre 1833.

« Monsieur, après ce qui s’est passé, il ne doit plus y avoir entre nous aucun rapport. Quand même aujourd’hui vous me tendriez la main, j’aurais le courage de la repousser. Vous m’avez chassé de chez vous, et vous devez savoir que je suis trop fier pour l’oublier jamais. Ce préambule m’était indispensable : j’ai besoin de vous faire mes adieux, et je ne veux pas qu’on puisse attribuer ma lettre à des motifs d’intérêt, à l’espoir d’une réconciliation désormais impossible.

« Monsieur, beaucoup de gens m’ont fait du bien, mais personne autant que vous. Le fardeau de la reconnaissance m’était léger, car je vous aimais d’instinct avant de vous aimer par raison. Vous m’aviez adopté pour frère, et me voilà orphelin une seconde fois ; mais vous aviez le droit de m’ôter gratuitement ce que97 vous m’aviez donné de même. Je ne me plains pas. Mon affection sera moins volage que la vôtre ; et si, comme j’ai lieu de le craindre, vous êtes malheureux un jour, puissiez-vous trouver quelque consolation en pensant qu’il est de par le monde quelqu’un qui vous aime sincèrement, et qui sera malheureux de vos peines s’il ne peut être heureux de votre bonheur.

« H. Moreau.

« Je vous prie de ne montrer ma lettre à personne. »

Moreau essaya de continuer à Paris son Diogène, ses boutades cyniques, comme il le dit en sous-titre d’un des numéros, imprimés à Paris. Mêlant les souvenirs de sa petite ville aux préoccupations de politique générale, il passait d’une pièce de vers adressés à un vieux conventionnel de quatre-vingts ans, habitant Provins, M. Opoix, aux funérailles d’un autre conventionnel, le célèbre adversaire de Robespierre, Merlin de Thionville. C’est une lecture très curieuse que celle de ces poésies où s’avivent les plaies de son âme. On a là le contraste d’un poète tendre98 qui ne rêvait au fond que le sort d’Alain Chartier, — un baiser de sœur sur son front, — et que la misère irrite au point de le transformer en faiseur de barricades.

Ne va-t-il pas jusqu’à dire, lui, le rêveur de la Voulzie :

J’ameuterai le peuple à mes vérités crues,
Je prophétiserai sur le trépied des rues.

Il est une pièce surtout où éclate, mieux que partout ailleurs, le désaccord entre le talent de l’homme et la vie qui pèse sur lui. C’est la pièce L’Hiver. Après avoir peint dans une antithèse facile ce que l’hiver apporte d’angoisse aux pauvres et ce qu’il donne de plaisir aux riches, il souhaite, au lendemain du grand pillage par le peuple, que Paris soit détruit, que la colère du ciel sur le terrain fumant fasse grêler du sel. Et moi, dit-il,

Et moi, j’applaudirai : ma jeunesse engourdie
Se réchauffera bien à ce grand incendie.

Puis sa vraie nature reprend le dessus. Après avoir laissé typographiquement un99 grand blanc, comme si un long espace de temps s’était écoulé entre ces imprécations et ce qui va suivre, il écrit ces vers :

Je haïssais alors, car la souffrance irrite ;
Mais un peu de bonheur m’a converti bien vite.
Pour que son vers clément pardonne au genre humain,
Que faut-il au poète ? un baiser et du pain.

Et cette pièce, qui a débuté par un cri de révolte, se termine par cette prière qui rappelle l’hymne de l’enfant à son réveil. Moreau s’adresse à Dieu :

Nourris toutes les faims ; à tout dans la nature
Que l’hiver soit léger ; et, son règne fini,
Le poëte et l’oiseau chanteront : Sois béni.

Cet apaisement dura peu. Retombant dans la détresse, Moreau écrivait cette lettre à M. Gervais.

A monsieur Gervais.
« Paris.

« Monsieur, j’ai besoin de rencontrer quelque part une main large et un noble cœur, et je m’adresse à vous, parce que M. Laffitte est100 pauvre. Le début de cette lettre doit vous étonner sans doute, et je crains que la signature ne vous étonne bien davantage. Car je ne puis me dissimuler que je n’ai aucun titre à votre bienveillance. Je ne puis offrir pour garantie de remboursement que ma jeunesse et mon courage, et l’on ne prête guère cent francs là-dessus. C’est la somme qu’il me faudrait. Ce qui me fait espérer cependant que ma démarche ne sera pas aussi malheureuse qu’elle est indiscrète, c’est que vous avez déjà, un des premiers, encouragé mes tentatives poétiques, c’est qu’on m’a rapporté de vous des paroles si bienveillantes pour moi, que je vous aurais fait une visite de remerciement, si j’avais su comment on fait une visiste ; enfin, c’est que j’ai eu indirectement, à ce qu’il paraît, quelque tort envers vous, et que vous ne laisserez pas échapper, j’en suis sûr, l’occasion de compléter une vengeance que vous avez si bien commencée. J’ose espérer une réponse et me déclarer pour la vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

« H. Moreau.

« Rue du Faubourg-Saint-Denis, nº 56, Paris.

« T. s. v. p.101

« Quelle que soit votre réponse, Monsieur, je désire que M. Guérard ne sache rien pour le moment de ma démarche auprès de vous. Il m’en voudrait de réclamer d’autres secours que les siens et que j’aie cru devoir ménager la bienfaisance qu’il ne ménageait pas assez lui-même. »

M. Gervais lui envoya deux cents francs. Mais une fois la somme dépensée, Moreau commit un acte singulier que tous les biographes, sauf Sainte-Beuve, ont passé sous silence. Ce qu’on peut dire pour excuser Moreau, c’est qu’il était dans la misère, dans cette misère noire de Paris, où le bohème abandonné traîne sur les bancs et guette de quoi manger, comme un moineau un jour de neige guette une miette de pain. Berthaud, le poète lauréat des clubs, arrivait de Lyon. Moreau, se cachant sous le nom de Bertin, offrit au Préfet de police de combattre en vers, ce Berthaud, qui devait être un jour le patron littéraire du Myosotis. C’est là une triste page de l’histoire de Moreau, et que l’on voudrait déchirer. Mais une notice littéraire ne doit être ni un plaidoyer ni un102 réquisitoire. Ce doit être simplement le résultat d’une enquête faite en pleine sincérité. Ce qui se passa alors dans l’âme humiliée de Moreau, les lettres à Mme Guérard le disent et provoquent presque la compassion.

A madame Guérard, à Saint-Martin.
« Paris, 7 janvier 1834.

« Madame, quoique depuis longtemps je n’aie pas donné signe de vie, je vous prie de croire que je ne suis pas mort et que mon existence est même assez active. Permettez-moi de reprendre mon histoire moderne d’un peu haut. Je n’ai vu qu’une fois mes compatriotes de Paris et l’accueil que j’en ai reçu m’a ôté l’envie d’en tenter un nouveau ; en revanche j’ai eu le plaisir de me voir recherché par quelques jeunes gens (de grand ton !) et les caresses parisiennes m’ont fait oublier les grimaces champenoises. Un jeune créole entre autres m’a rendu service en se chargeant pour moi de quelques démarches indispensables et qui me répugnaient. Je veux parler des sollicitations aux journaux.103 Et plût à Dieu que je ne m’en fusse pas mêlé ! Ils avaient tout promis à mon noble ambassadeur ; mais, fatigué d’attendre, j’allai moi-même réclamer leur parole. Ils éludèrent toujours la question, et je me résignai à la patience, persuadé que ces messieurs, préoccupés de graves intérêts politiques, n’avaient pas de temps à donner à la littérature. Mais voilà tout à coup que l’homme rougeIl s’agit de Berthaud. de Lyon arrive et s’installe à Paris, et que les journalistes à qui j’avais parlé lui prodiguent des éloges aussi bêtes que ses vers. A ma réclamation, ils répondirent qu’il sautait aux yeux que mes confrères étaient beaucoup plus forts que moi. Je répliquai ce qui sautait aux yeux à moi, c’est qu’ils étaient des imbéciles. Après avoir rompu ainsi avec les seuls hommes qui pouvaient me servir, et, par conséquent, avec mes premiers projets, je restai longtemps indécis et découragé. Enfin un hasard me décida (bien ou mal) : ces messieurs (dont les vers sont si forts) venaient de publier une satire très forte en effet d’injures et de barbarismes, contre le Préfet de police. On m’informa que ce brave M. Gisquet avait pris la chose au sérieux, et cherchait partout quel-104qu’unquelqu’un qui se chargeât de venger son honneur (L’honneur de M. Gisquet !). Je me proposai à l’essai. Ma pièce est faite, et jeudi je dois la lire moi-même à Monseigneur dans son cabinet, et j’espère devenir le poète lauréat de la Police. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne vise pas à la gloire. Je plaisante, mais je vous assure que je souffre beaucoup ; ce qui me console un peu, c’est que j’espère gagner de l’argent, beaucoup peut-être, et pouvoir vous donner ainsi vos étrennes en vous faisant cadeau de ce que vous aviez l’intention de me donner encore. Je vous souhaite à tous deux et aux deux enfants une bonne année.

« Dites-moi donc ce que je dois faire de mes abonnés de Provins. S’ils s’adressaient à vous par hasard, dites-leur que je suis malade, vous ne mentiriez qu’à moitié.

« Je n’ai qu’à me féliciter de mes rapports avec Vaché ; il est beaucoup plus votre frère que je ne croyais.

« Faut-il que je souhaite la bonne année à quelqu’un ?

« H. Moreau. »105
(A la même.)
« Paris, 1834.

« Madame, quand j’ai reçu votre dernière lettre, où vous me faites plusieurs questions sur Vaché, j’avais déjà envoyé l’autre, comme vous avez dû le remarquer en n’y trouvant pas de réponses à vos demandes. Vaché se porte assez bien, il m’a l’air très content, mais, comme il n’est pas très expansif, je puis me tromper dans mes observations.

« Je vais vous envoyer un exemplaire de la pièce de vers que j’ai faite pour la Police. Il serait bon de ne la communiquer à personne. D’ailleurs, cela ne vaut rien. L’inspiration a manqué où manquait la conscience. Je crains bien maintenant d’avoir fait une mauvaise action gratuite. Les vers, quels qu’ils soient, à moins de porter le nom de Lamartine ou de Victor Hugo, n’ont absolument aucun débit à Paris. Un journal qui les insérerait me ferait plutôt payer l’insertion qu’il ne me la payerait à moi-même. J’ai fait un article en prose pour une revue. S’il est publié, on me payera le second. Je vous enverrai le numéro. Je vais présenter le106 plan d’un vaudeville à Ancelot et celui d’un drame à A. Dumas, ce sont trois numéros que je prends à la loterie littéraire. Si aucun d’eux ne sort, il est temps de renoncer au jeu et j’y suis décidé ; avant quinze jours je saurai à quoi m’en tenir.

« Je vous remercie et je vous embrasse.

« H. Moreau.

« Vous m’avez défendu expressément les formules respectueuses.

« P.-S. — Comme c’est vous qui m’écrivez ordinairement en m’envoyant mon linge, c’est votre nom qui tombe naturellement sur l’adresse de mes réponses, cependant mes lettres, cela va sans dire, s’adressent de moitié à M. Guérard, que je ne nomme pas. »

Nouvelle interruption dans la correspondance de Moreau. Qu’a-t-il fait ? Comment a-t-il vécu ? Nous perdons sa trace jusqu’au moment où il adresse cette lettre à M. Gervais :107

A monsieur Gervais.
« Paris, 16 juillet 1834.

« Monsieur, le souvenir de vos offres m’enhardit à m’adresser encore à vous. C’est la seconde et dernière fois. J’ajoute ces mots, non que je craigne de vous lasser déjà, mais parce que j’espère que vous apprendrez avec plaisir qu’une heureuse révolution s’est opérée dans mon sort. Je viens de trouver enfin ce que j’ai toujours cherché : un emploi qui me donne du pain en échange de la moitié de mon temps. Je suis chargé de la compilation quotidienne des journaux pour une revue nouvelle. Douze cents francs par an, c’est le Pactole ! J’ai commencé au 1er juillet, et quinze jours seulement me séparent de la fin du mois ; mais si j’ai bonne mémoire, il y a dans la vie des quinzaines dont la longueur donne un démenti au calendrier. Je pensais à cela tout à l’heure au bureau, et j’avais grande envie de dire à M. le Directeur : Si vous m’avanciez la moitié, ou seulement le quart du mois courant, vous m’obligeriez beaucoup. Mais je me souvins108 à temps que la pauvreté est une maladie honteuse dont il ne faut parler à personne… qu’à son médecin, et je vous écrivis.

« J’ai l’honneur d’être, avec respect et reconnaissance, Monsieur, votre très humble et très dévoué serviteur.

« H. Moreau.

« P.-S. — Je travaille pour moi. J’ai fait une pièce de vers sur la mort de La Fayette. Malheureusement, cela ne valait rien. Je forme dans ce moment un recueil de chansons que j’espère faire imprimer.

« Si vous me faites l’honneur de me répondre, la lettre peut m’être adressée Poste restante. J’ai changé et je puis changer encore de domicile. »

Moreau changeait si souvent de domicile, en effet, que c’était, pour des amis comme mon père, décidés à le retrouver toujours, une série de recherches désespérantes à travers les hôtels les plus misérables. Ce gîte même, ce sombre gîte dans un quartier perdu, Moreau n’avait pas toujours de quoi le payer : il lui arriva de109 demande crédit à son logeur pour acheter du pain. L’anecdote suivante, qui remonte à 1835, donne une idée de ce qu’ont pu être certaines heures de sa vie :

« Il y avait peut-être un an que je ne l’avais pas vu, raconte mon père, lorsqu’une après-midi, par une pluie fine et froide qui tombait depuis le matin (je note à dessein l’heure), se croise avec moi, dans le faubourg Saint-Honoré, un jeune homme marchant fort vite et que je ne reconnais, comme il arrive aux gens distraits, qu’après l’avoir laissé passé. C’était Moreau. Je me retourne, je le cherche des yeux ; il avait disparu. Comme la rue d’AngoulêmeAujourd’hui rue de la Boétie débouche en cet endroit dans le faubourg, je suppose qu’il vient de la prendre et j’y cours. Je regarde au loin devant moi : point de Moreau. Je commençais à perdre espoir, quand tout à coup je le vois sortir de la rue des Écuries-d’Artois, qui coupe à angle droit celle d’Angoulême. Il m’aperçoit, vient à moi et me serre cordialement la main.110

« Ah ! me dit-il, je suis bien aise de vous voir.

« Et moi de même, mon cher Moreau. Mettez-vous sous mon parapluie et nous irons où vous voudrez.

« Je n’ai aucun but.

« Ni moi.

« Alors promenons-nous ensemble. »

« Je lui raconte comment je l’ai reconnu après coup, comment j’ai couru sur sa trace et mon étonnement de sa disparition soudaine.

« Mais où alliez-vous donc si vite ?

« Chez Alfred de Vigny.

« Vous le connaissez ?

« Non, mais j’ai fait cette nuit des vers sur Chatterton, et je les lui portais. »

« M. de Vigny venait de donner au Français son drame, dont le héros devait intéresser Moreau d’une façon particulière.

« Il paraît que vous n’avez trouvé personne, puisque vous êtes revenu sur-le-champ.

« Je n’ai pas demandé s’il était chez lui. J’ai remis mes vers à son portier.

« Pourquoi pas à lui-même ?111

« Je n’aurais pas osé me présenter à lui vêtu comme vous me voyez. Il m’aurait pris pour un mendiant. »

« Le pauvre garçon avait passé toute la nuit et probablement la meilleure partie de la journée à composer des vers pour Alfred de Vigny, et il venait, par un temps affreux, du fond de son quartier Latin jusqu’à l’extrémité du faubourg Saint-Honoré les déposer chez un portier, sans peut-être songer à mettre son adresse au bas ! Mais écoutez la suite. La pluie, décidément, devenait insupportable. Je proposai à Moreau d’entrer dans un café pour causer à notre aise.

Aimez-vous le thé ? lui dis-je ?

« Il me répondit qu’il n’en avait jamais pris.

« Eh bien, voulez-vous en faire l’essai ?

« Volontiers. »

« Puis, après un moment de réflexion :

« Du thé, me demanda-t-il, combien fait-on payer cela dans un café ?

« C’est selon le café où l’on va ; mais, ajoutai-je en souriant, ne vous inquiétez pas du prix. »112

« Il tint bon.

« Je voudrais savoir combien cela va vous coûter.

« Je ne peux pas vous le dire au juste.

« Mais encore ?

« Une trentaine de sous, au plus. »

« Il hésita une minute ; puis, prenant son parti :

« Vous allez trouver fort singulière la demande que je vais vous faire. Ne prenons pas de thé et donnez-moi les trente sous. »

« Je crus d’abord qu’il plaisantait. Je le regardai : je vis que c’était sérieux, trop sérieux. Dans quelle position, mon Dieu, se trouvait-il donc pour me faire une pareille demande ?

« Je n’ai pas dîné hier et je n’ai pas mangé ce matin. »

« Il était quatre heures.

« Est-il possible ! m’écriai-je. Entrons vite chez le premier restaurateur. »

« Je le suppliai d’accepter la petite somme que j’avais sur moi. Il fit des difficultés, il ne voulait que les trente sous ; enfin il se décida. Nous passions devant la rue de la Madeleine.113

« Venez par ici, lui dis-je, on vous y servira un bon roastbeef.

« Tout à l’heure du thé, à présent du roastbeef, dit-il en s’efforçant de sourire ; me prenez-vous pour un Anglais ? Sérieusement, si vous voulez bien me permettre de disposer à mon gré de la fortune que vous me faites, je vais tout simplement prendre un bouillon, car j’ai un repas assuré pour ce soir. Je dîne avec des vaudevillistes pour qui j’ai rimé un couplet sur lequel ils comptent beaucoup. J’espère que leur dîner sera meilleur que mon couplet. »

« En achevant ces mots, il entra dans le restaurant et s’y fit servir un bouillon.

« Ainsi, lui dis-je, pendant qu’il le prenait, non pas avidement comme un affamé, mais à petites gorgées, comme un gourmet, vous faisiez des vers cette nuit, souffrant de la faim ?

Souffrant ? non ; mais la faim me tenait éveillé. Ne croyez pas d’ailleurs qu’elle amortisse l’imagination ; c’est tout le contraire, quand elle ne dépasse pourtant pas un certain degré. La faim me tient souvent lieu de café.

« Avant de le quitter, je lui demandais son adresse ; il me la donna, et je le prévins que j’irais lui faire une visite le lendemain matin ; il m’assura qu’il ne sortirait pas que je ne fusse venu, me remercia très vivement, et nous allions nous séparer, quand tout à coup :

« Auriez-vous, me dit-il, couru après moi, si vous aviez prévu que je vous demanderais de l’argent ?

« Mon cher Moreau, lui répondis-je tranquillement, voilà peut-être le mot d’un philosophe, mais ce n’est pas celui d’un ami.

« Je suis convaincu qu’il n’avait aucune mauvaise intention en me jetant cette question pour adieu. C’était une réflexion qui lui venait, une réflexion de moraliste misanthrope, comme je le lui dis, toute générale d’ailleurs, et qu’il faisait à haute voix, tant il la croyait naturelle. Malheureusement, Moreau en laissait trop souvent échapper de semblables, et bien des gens s’en sont fâchés.

« Le lendemain j’allai chez lui pour lui porter un peu d’argent, hélas ! bien peu ; c’était, sinon le denier de la veuve, l’épargne de l’étudiant.

115

« Voici, lui dis-je, ma souscription à la première édition qui sera faite de vos œuvres. »

Il ne me répondit rien, et me remercia d’un regard. Ce regard me rappela celui qu’il m’avait jeté la veille au moment où je lui avais mis ma petite bourse dans la main : j’y vis l’orgueil blessé luttant contre la reconnaissance. Chaque fois qu’il m’a été donné de lui rendre un léger service, j’ai retrouvé la même expression dans sa physionomie. Vous eussiez dit aussi par moments qu’il vous en voulait de ce que vous faisiez pour lui ; c’était le charger d’une obligation, et une obligation lui pesait tant, que sa reconnaissance dégénérait presque en rancune. Bien des mains secourables lui ont été tendues ; il les a prises un instant, puis lâchées pour aller où le vent le poussait. On l’aurait vingt fois tiré de la misère, s’il avait voulu, je ne dis pas seconder, mais ne point contrarier ni faire manquer comme à plaisir tout ce que l’on tentait pour lui. Dans les personnes qui pouvaient lui être utiles, Moreau ne voyait bientôt plus en elles des amis, mais des protecteurs, et ne tardait pas116 à les fuir, en s’arrangeant pour qu’on ne sût où le rejoindre. S’il a fini par être délaissé, ce n’est pas que ses protecteurs, puisqu’il voulait les nommer ainsi, l’aient abandonné ; c’est au contraire lui qui a abandonné, dépisté, découragé ses protecteurs.

Pendant la longue conversation qu’ils eurent ensemble dans une chambre de l’hôtel du Calvados, place Cambrai, Moreau raconta sa vie, sa lugubre vie, les nuits passées, faute d’abri, soit dans un fourré du bois de Boulogne, soit encore dans les plâtras d’une maison en démolition ; puis une tentative de suicide avec un pistolet rouillé qui fit long feu ; son arrestation comme vagabond, un soir qu’il était couché sur les marches de la Sorbonne ; ses vingt-huit heures au dépôt de la préfecture, enfin toute l’odyssée d’un pauvre diable plus à plaindre qu’un chien perdu.

Mon père ajoutait, après cette histoire d’un vaincu de la vie :

« Malgré l’insouciance et même la gaieté que montrait Moreau en parlant de sa position,117 un pareil dénûment n’était vraiment pas tolérable, et il était urgent d’y apporter remède. Je me mis aussitôt en quête d’une occupation qui pût lui assurer du pain, sans être en désaccord trop grand avec ses goûts. A quelques jours de là, j’appris que M. Mennechet, se trouvant surchargé de travaux littéraires, cherchait un secrétaire capable de l’aider. Voilà, me dis-je, une place que remplirait très bien Moreau, s’il le voulait. Je ne connaissais pas M. Mennechet, mais je connaissais une personne dont la recommendation pouvait avantageusement suppléer à la mienne. Malheureusement elle était absente de Paris où elle ne devait revenir que la semaine suivante, et, pour surcroît de contre-temps, je ne savais en quel lieu lui écrire. Attendre son retour pour la première démarche, c’était nous exposer à ce que la place fût prise durant l’intervalle. Je cours chez Moreau, et je lui demande s’il lui répugnerait d’être le secrétaire de M. Mennechet, qui, en qualité d’ancien lecteur de Charles X, avait voué sa plume à la cause de la légétimité. Je craignais et j’aurais compris quelques objections de la118 part de Moreau ; mais il n’en fit aucune, il me parut au contraire enchanté. Je modère sa joie en lui aprenant que l’affaire est beaucoup moins avancée qu’il ne le croît, je la lui expose telle qu’elle est, et, malgré ce qu’il pouvait y avoir d’irrégulier dans une démarche ainsi faite, je lui conseille de se présenter tout de suite chez M. Mennechet, pour prendre date.

« Dites-lui que vous savez qu’il cherche un secrétaire, que vous seriez charmé d’en remplir l’emploi auprès de lui ; hâtez-vous d’ajouter que si vous venez sans introducteur, c’est que la personne qui aurait pu vous présenter à lui est absente, et nommez-la ; je vous assure que vous ne serez point désavoué ; promettez-lui enfin, dans le cas où son choix serait encore libre, de lui fournir, avant huit jours, les plus favorables témoignages.

« Partons, » s’écria-t-il avec un entrain du meilleur augure.

« Puis, une réflexion lui vient ; il jette sur sa toilette un regard désappointé :

« Je ne peux pas me montrer, dit-il, dans un équipage semblable. Je vais solliciter l’emploi de secrétaire intime, et je119 suis fait comme un voleur ! Ne trouvez-vous pas que cette redinguote et ce chapeau me donnent une vague ressemblance avec Serre dans le rôle de Bertrand ?

« Qu’à cela ne tienne, lui répondis-je, passons chez moi ; nous sommes à peu près de la même taille, vous trouverez dans ma garde-robe de quoi vous composer un costume moins pittoresque. »

« Il accepte ; nous allons directement à mon logis ; il se rhabille de pied en cap, et, quoiqu’il n’eût choisi que mes habits les plus usés, sa tenue lui semble si belle qu’il irait, dit-il, maintenant demander une place d’attaché d’ambassade. Il se pavanait devant la glace, il s’admirait de la tête aux pieds, mais ce qu’il regardait peut-être avec le plus de complaisance, c’étaient ses mains gantées.

« Comme des gants vous refont un homme, » s’écria-t-il avec un sérieux comique.

« Je fus obligé de l’arracher à sa contemplation. En le conduisant jusqu’à la porte de M. Mennechet, qui demeurait alors, je crois, dans la rue Duphot, je lui répète ce qu’il faut qu’il dise, et comme,120 avec beaucoup d’esprit, il n’avait pas le moindre usage du monde, je tâche de le prémunir contre certains écueils où j’avais peur qu’il ne donnât. Il me promet d’éviter soigneusement toute excentricité de manière et de langage. Il monte, je l’attends en bas. Un quart d’heure après, il revient rayonnant.

« Eh bien ? lui-dis-je.

« Eh bien, cela s’est passé on ne peut mieux. M. Mennechet m’a parfaitement reçu ; il a paru d’abord un peu surpris que je vinsse de but en blanc m’offrir à lui pour secrétaire ; je lui ai nommé aussitôt la personne dont vous m’avez autorisé à invoquer le témoignage. Alors, il a été encore plus poli ; la conversation s’est engagée entre nous, et elle a duré jusqu’à présent.

« Et Moreau de me raconter toute cette conversation, dans laquelle il croyait avoir fait merveille, et où il s’était montré encore plus étrange que je ne pouvais le redouter. Il avait dit des choses inimaginables… celle-ci, par exemple, M. Mennechet lui ayant demandé de quels travaux il pourrait le charger. De tous,121 avait-il répondu, depuis un poème épique jusqu’au balayage de votre cabinet inclusivement.

« Moreau était ravi d’avoir trouvé cette gentillesse et s’étonnait que je n’eusse pas l’air de partager son ravissement.

« En définitive ? lui dis-je.

« En définitive, il ne sait pas bien encore s’il prendra un secrétaire ; s’il se décide, il m’écrira.

« Évidemment c’était une affaire manquée. En effet, quelques jours plus tard, j’appris que M. Mennechet avait jugé Moreau à moitié fou. »

D’autres tentatives eurent le même sort. Mais une éclaircie provoquée par une histoire singulière, bien parisienne, dirait un chroniqueur, apparut dans cette sombre existence. Un chien, un pauvre chien, malade, lépreux, était chassé de partout, repoussé à coups de bâton et à coups de pied. Une grande dame, émue de ce spectacle, appela ce chien, le fit monter dans sa voiture et l’ammena chez elle. Guéri, soigné, fêté, le chien fut du jour au lendemain un de ces chiens mondains122 à faire regretter à la plupart des hommes de ne pas marcher à quatre pattes. Chien parvenu, donne-moi ton secret, écrivait Moreau dans une chanson mélancolique où, comparant leurs deux sorts, il se trouvait plus malheureux que ce chien :

Tombé, dit-on, dans un pays de fées,
Dont la laideur mit le peuple en émoi,
On essuya tes pattes réchauffées,
De blanches mains te bercèrent ; mais moi !…
Chien trop crotté pour que la beauté m’aime,
Si j’entrais là, le pied me balaîrait,
Hué de tous et mordu par toi-même :
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Lue dans les salons de l’hôtel Castellane, la chanson eut un grand succès. De toutes parts on s’intéressa à l’auteur. Qui était-ce ? Il fallait le connaître. Un peu par sensibilité, beaucoup par curiosité et plus encore par oisiveté, le monde eut la fantaisie sentimentale de témoigner quelques sympathies à Moreau : Nous aurons le poète Moreau, lisait-on sur un billet d’invitation, un homme qui n’a pas de gants ni de dessous de pieds. Moreau123 fut un instant dupe de cette hospitalité et il écrivait :

A madame Guérard de Saint-Martin-Chennetron.
« Paris, 9 juin 1836.

« Madame, j’ai tardé longtemps à vous écrire, quoique j’en eusse bien envie. J’étais si malheureux alors qu’une pareille démarche vous aurait paru intéressée et lâche. J’attendais que mon sort changeât pour vous donner de mes nouvelles. Le moment est arrivé. Cinq ou six dames, du grand monde, à qui mes vers et mes chansons avaient plu, ont opéré ce miracle. Je suis maintenant bien accueilli partout, prôné, caressé, occupé, presque heureux … Je le serais tout à fait, Madame, si vous vouliez ; il suffirait pour cela de m’envoyer par la poste une phrase, une seule, ainsi conçue : Moreau, nous te pardonnons et nous t’aimons toujours.

« H. Moreau.
Rue Montorgueil. Hôtel des Postes.

Faisant allusion à je ne sais quelle demande adressée dans les jours précédents de désespoir, il écrivait :

A monsieur Vaché,
rue de l’Échiquier, nº 23, Paris.

« Mon cher ami, tu t’es mépris étrangement sur le sens de mes paroles. C’était une confidence, une plainte, mais pas une demande. Cela est si vrai qu’il me serait matériellement impossible de quitter mon logement actuel d’ici à plusieurs mois. En général, mon ami, je te préviens qu’il ne faut jamais chercher d’intention cachée dans ce que je dis, à moins que mes paroles n’aient évidemment le ton de l’ironie. Cependant je dois me féliciter de la méprise qui m’a fourni une nouvelle preuve de ta vieille et infatigable amitié pour moi, et me donne par conséquent le droit de t’en remercier encore. Tout ce que je réclame de toi, c’est la permission de te voir le plus souvent possible, non pas les jours où tu sors, car je n’aime pas sortir, moi, mais pendant les rares et courts instants que tu pourras dérober à tes travaux.

« J’irai à ton bureau dimanche à une heure. Merci.

H. Moreau.

Qu’avait donc répondu Mme Guérard pour que la susceptibilité de Moreau, susceptibilité toujours en éveil, prête à prendre alarme, s’emportât jusqu’à écrire ce commencement de lettre ?

A madame Guérard.
« Paris, lundi, jour de l’Assomption 1836.

« Madame,

« Je n’ai pas bien compris ce que vous me dites dans votre dernière lettre à propos de Vaché. J’ai cru entrevoir cependant que ma fréquentation pouvait lui être nuisible en quelque chose. Rassurez-vous, Madame ! si je lui ai exprimé l’intention de le voir souvent, c’était dans l’espoir d’entendre parler souvent de vous ; maintenant que vous me faites l’honneur de m’écrire, ce motif n’existe plus, et Vaché ne court pas plus le risque de gagner mes défauts que moi de m’inoculer ses vertus, dont pourtant j’aurais grand besoin, car je vous l’avoue sincèrement, et plaisanterie à part, si j’avais eu le choix de ma destinée, j’aurais préféré peut-être le rôle de commis à celui d’écrivailleur : l’argent, pour moi comme pour Vaché, est tout, puisque j’ai des besoins à satisfaire et qu’il n’y a (malheureusement !) que ce moyen pour y arriver.

« Ceci est une phrase de vous.

« Je ne comprends pas trop non plus pourquoi vous vous étonnez de ce que je n’écrive pas à M. Guérard. Je vous ai écrit pour vous demander pardon des torts dont vous avez eu à vous plaindre, l’un comme l’autre. Si votre nom est tombé de préférence sur l’adresse, c’est l’affaire du hasard, et peut-être, à mon insu, de ce sentiment commun à tous les hommes qui fait que l’on pressent plus d’indulgence chez un sexe que chez un autre. Si je vous adresse une lettre pour vous confier mes peines, mes plaisirs et mes espérances, je ne conçois pas pourquoi je ferais une copie de cette lettre pour exprimer à M. Guérard mes plaisirs, mes peines, etc… Pourtant, si vous y tenez, dites-le… Vous me demandez quels sont mes moyens d’existence ? Ma plume, mon espérance, la mort (car je vous avoue que l’existence, fût-elle pour moi ce que l’on appelle heureuse, m’est insupportable). Vous m’interrogez aussi sur le but de mes protecteurs ; vous auriez mieux fait de dire mes protectrices, car, à une seule exception près (M. Busset de Dijon), toutes les personnes qui me veulent et qui me font du bien, sont des femmes ! Je dois placer en tête Mme Emma Ferrand de Bordeaux, celle à qui j’ai adressé les vers que j’ai envoyé à votre adresse. Quand l’espace ne me manquerait pas, les expressions me manqueraient pour vous dire combien cette dame m’a rendu de services. Elle vient de partir, mais elle doit revenir bientôt. Ces protectrices ont reconnu que je n’étais bon qu’à une chose, à écrire. Leur but (et elles l’ont déjà presque atteint) est d’inspirer à tout le monde la haute opinion qu’elles ont de mon talent et de me faire écrire dans toutes les publications, périodiques ou autres, qui s’éditent à Paris. Malheureusement, il y avait à ce projet un obstacle qu’elles n’avaient pas prévu ; cet obstacle, c’est moi. Je suis presque accablé d’ouvrage dans ce moment-ci, et je ne fais rien. — Je vous aimais beaucoup, et je vous aime encore davantage, s’il est possible, depuis que je sais que vous aimez ma sœur… Si vous m’écrivez, Madame, dites-moi donc ce que vous avez reçu de ma part, vous, M. Guérard ou Mme Jeunet. J’ai tout lieu de croire que quelque chose s’est égaré.

« Je vous salue avec respect et reconnaissance.

« Hégésippe Moreau.

« J’ai pris le parti de signer mon prénom à cause de la foule innombrable des Moreau ; ce qui a causé déjà plusieurs quiproquos fort désagréables pour moi. Je vais donner à Vaché des vers manuscrits faits pour Mme Jeunet et à son adresse ; ils ont dû lui être envoyés imprimés dans le Journal des demoiselles ; mais d’après une lettre de ma sœur, qui ne m’en parle pas, je crois qu’on ne les a pas reçus.

« Je n’ai pu voir Alexandre, bien que j’aie rendu deux visites au collège Rollin ; on m’a même répondu qu’on ne connaissait pas ce nom-là. Y aurait-il à Paris plusieurs collèges du même nom ?

Ne semblait-il pas que le jour où il aurait la certitude de toucher des droits d’auteur, Moreau composerait surtout des ïambes et des pamphlets, que tout ce qu’il avait amassé de haine débordante se traduirait par ce cri de guerre à la société : A nous deux ! Eh bien, et c’est là où apparaît une fois de plus la vraie nature de ce poète dont on a fait par besoin de légende un poète de combat, au lieu de chercher à se venger littérairement de tant de souffrances supportées, de tant d’humiliations subies, il se laisse aller à la pente de son esprit rêveur et de son cœur aimant, il compose des contes que l’on croirait écrits à petits paragraphes, ciselés peu à peu, avec amour, par quelque homme de loisir qui se piquerait de citations heureuses. Puis, avec ce sentiment fixe qui est l’honneur et le charme de sa vie, il reporte toute sa joie à cette sœur qui la première l’a aimé, qui a cru en lui. Il écrit presque triomphant :

A madame Guérard.
Pour remettre à Madame J.
« Jeudi, 18 août 1836.

« Chère sœur, je vous ai déjà écrit ; mais, par malheur, ma lettre était suivie d’un morceau de poésie qui en faisait un paquet trop volumineux pour la poste. J’attends, pour vous le faire passer, que Vaché ait quelque chose à envoyer à Mme Guérard, puisqu’elle a eu la bonté de me servir de truchement auprès de vous. Merci de votre lettre, chère sœur (bien qu’elle ne m’apprenne rien). Et si Mme Guérard n’avait pas réparé cet oubli, j’ignorerais absolument quelle est votre position de sœur (de sœur charnelle) et de mère. Vous êtes presque heureuse, dit-elle ; ce presque est bien vague et j’ai peur. Elle m’a fait éprouver la sensation la plus pure et la plus douce que j’aie eue depuis longtemps ; depuis ce temps, il vous en souvient encore, n’est-ce pas, où vous me disiez à neuf heures, quand je passais devant la porte de votre chambre : Bonsoir, monsieur Moreau ! Seulement vos félicitations ont quelque chose d’ironique. C’est un peu ma faute, à la vérité. Le mot heureux qui s’est glissé dans ma lettre précédente n’a pas été bien compris… Je me sens heureux, ma sœur, parce que ma plus grande souffrance était le mépris qui me suivait partout, et qu’aujourd’hui les éloges seuls m’importunent. Je me sens heureux, parce que plusieurs personnes de beaucoup d’esprit ont répété ce que votre cœur vous avait révélé avant elles : Ce jeune homme est vraiment un poète ! Je me sens heureux, parce qu’hier on pouvait jeter mon nom comme un opprobre à la sainte femme qui m’a tant aimé, et qu’aujourd’hui, dussé-je mourir de chagrin, elle peut se parer de mon amour et de mes vers. (Ces deux phrases sentent bien l’orgueil, mais, écrivant pour vous seule, je mets devant vous mon cœur à nu. Je ne me crois pas un grand poète, tant s’en faut ! Mais Dieu m’est témoin que je suis un vrai poète ; malheureusement je ne suis que cela.) Et comment voulez-vous que je sois heureux dans l’acception vulgaire de ce mot. Seul, tout seul ; moi, vieil enfant à qui il faudrait non seulement un père ou un tuteur, mais encore une mère, une nourrice, une garde-malade, ou bien… une sœur ?

« Dernièrement une dame bien connue et bien spirituelle à qui j’avais confié mes peines, m’a conseillé de me marier. Elle me désignait même une personne qui, disait-elle, me convient sous tous les rapports, et vous ne devineriez jamais quelle est cette personne… C’est vous. Voici le fait. Elle avait voulu savoir à qui j’avais adressé La Sœur du Tasse, et, malgré mes réponses évasives, elle était parvenue à savoir que c’était Mme J… de Provins. La personne qui l’avait si bien informée avait oublié de lui dire que la sœur du Tasse était mariée, et je souriais, la larme à l’œil, quand je l’entendais me répéter sérieusement : Vrai, monsieur Moreau, je crois que cette dame ferait votre bonheur. N’est-ce pas, ma sœur, que c’est une personne bien bonne et bien spirituelle ? Malheureusement, s’il y a des personnes qui s’inquiètent de mes affections et de mes douleurs, il y en a plusieurs autres qui, en estimant beaucoup mon talent, ne peuvent pas souffrir ma personne. Peut-être ferais-je bien de vous donner la liste des personnes qui s’intéressent à moi :

« La contesse de Bradi, qui a imprimé des choses à mon adresse que je n’ose vous répéter… Mme Fouqueau de Pussy, directrice du Journal des Demoiselles, qui prétend que j’ai gardé les vaches chez M. Guérard et qu’on m’a chassé un jour que j’avais perdu le troupeau. Mlle Eugénie Foa (l’auteur), bon garçon et bon camarade, qui dit naïvement : Mon cher, vous êtes un bavard ; allez-vous-en et laissez-moi écrire. Je fais un article de journal pour avoir un chapeau. Mme Doudey-Dupré, imprimeur-libraire, qui dit que je suis un scélérat. Chose singulière : la personne qui me traite ainsi maintenant est celle à qui j’ai cru devoir adresser autrefois l’élégie intitulée L’Isolement, que Mme G. vous aura prêtée sans doute. M. Busset, propriétaire, je crois, à Dijon, qui m’a offert tout ce qu’un homme riche peut offrir. J’ai cru ne devoir accepter que son amitié… Enfin, Mme Ferrand, la Girondine…, qui veut nous marier, ma sœur. C’est l’idole no 3… Pardonnez-moi de vous avoir parlé de moi et de moi seul si longuement, j’avais tant de choses à vous dire ! et puis la souffrance est égoïste, et quand je vous écris, je suis tout tremblant encore d’une émotion bien pénible : je viens d’avoir une scène terrible avec Lefèvre que j’accuse d’avoir inspiré mon ancienne bienfaitrice, Mme veuve* Doudey-Dupré, les sentiments que vous savez.

« Au revoir, bonne sœur !

« H. Moreau.

« *J’ai souligné ce mot à dessein, et vous comprendrez mon intention quand vous saurez que cette dame est fort riche et que L. est un intrigant capable de tout, excepté de se battre. Il vient de le prouver. »

(A la même.)
« Paris, 11 novembre 1836.

« Votre lettre m’a beaucoup suppris et affligé, ma sœur ; je ne conçois pas du tout l’aveuglement de votre famille, et pas du tout non plus l’injustice de la fortune qui vous maltraite. Moi, du moins, j’avais quelque peu mérité mon sort ; et puis d’ailleurs, maintenant, il est des choses qui ne m’épouvantent plus : j’y suis habitué. Mais vous…, et pourtant, je l’avoue, au premier moment de douleur causée par cette nouvelle en a succédé bientôt un autre bien différent : elle m’a comme réveillé en sursaut d’un long sommeil. Depuis quelque temps je ne travaillais plus ; je viens de reprendre un peu de courage et de force. Hélas ! ma sœur, je suis un être bien mal organisé ! Quand j’étais seul et malheureux, je me disais : Si quelqu’un me venait en aide, peut-être… Eh bien ! tout le monde me vient en aide maintenant, et, sauf les jouissances de l’amour-propre, je n’ai guère plus de bonheur qu’auparavant. Cela vient de ma profonde inintelligence des choses du ménage et d’une grande paresse naturelle, augmentée encore par une santé toujours mauvaise et par l’extrême difficulté que j’éprouve à écrire dans d’autres moments que ceux de l’inspiration. Cette dernière circonstance m’a seule déterminé à accepter le petit emploi humble et pénible, mais fixe, qui me nourrit maintenantIl venait d’entrer comme maître d’étude à l’institution Chapuis. Depuis deux mois que je l’exerce je n’ai rien écrit de nouveau, bien qu’il me laisse des loisirs et que tout le monde me sollicite au travail. Je viens de voir hier la directrice du Journal des Demoiselles, Mme Fouqueau de Pussy, que j’avais négligée depuis longtemps. Mes relations avec cette dame ont un caractère singulier. Elle est très belle, très bonne, très spirituelle, et pourtant sa tournure d’esprit est si différente de la mienne que nous avons toujours des discussions qui deviennent quelquefois très amères. Une chose qu’elle m’a dite m’a étonné. Vous m’avez remercié de mes vers comme si vous les receviez pour la première fois, et pourtant cette dame m’assure qu’elle vous envoie chaque numéro de son journal, à l’adresse de M. Lebeau, imprimeur-libraire à Provins. Cet envoi ne vous engage à rien. Chaque rédacteur a droit à un numéro, et c’est le mien que vous recevez.

« J’avais trouvé un éditeur pour mon volume de poésies ; je crois cette affaire manquée… J’en ai grand regret. Ce recueil n’eût pas eu bien certainement une vogue populaire ; mais on en eût parlé dans un certain monde et cela m’eût acquis une position que je n’ai pas et que je n’aurai qu’après avoir publié un livre. Ce sera probablement un roman. — Tant d’obstacles, ma bonne sœur, s’opposent à la réalisation des espérances que vous m’offrez, que je ne puis m’empêcher de les traiter de chimères, et pourtant j’ai grand besoin d’y croire. Jusqu’à ce qu’un heureux hasard (ou plutôt un miracle) me réunisse à vous, jevous. Je pourrai cesser d’être misérable, mais non d’être malheureux. Je vous embrasse bien tendrement.

« H. Moreau.

« Si vous m’écrivez, il serait plus sûr de le faire à cette adresse : Institution Chapuis, rue du Faubourg-Saint-Martin. »

137
(A la même.)
« Paris, 28 décembre (midi) 1836.

« Bonne sœur, en réponse à une lettre de vous, je vous ai écrit il y a huit jours et vous n’avez (ici se trouvent une tache et un pâté qui ne sont pas de mon fait. Pardon ! en recommençant ma lettre je perdrais un jour) pas répliqué, du moins je n’ai rien reçu.

« En d’autres circonstances, ce retard ne m’étonnerait pas du tout (vous pourriez m’en reprocher bien d’autres !) ; mais je me souviens…, et j’ai peur ; j’ai peur que ma lettre n’ait été encore une fois interceptée, ce qui, je l’avoue, me contrarierait fort. Un mot s’il vous plaît ! Je vous disais dans ma lettre que si vous étiez huit jours sans me répondre, il serait plus sûr de m’adresser les vôtres poste restante. Le délai est expiré ou peu s’en faut, et cependant vous pouvez toujours m’écrire à cette adresse : Institution Chapuis, rue du Faubourg-Saint-Martin. Les gens que je quitte sont de bonnes gens et recevront mes lettres.

« J’ai vu Vaché qui est malade, mais pas dangereusement, du moins je l’espère ; il ne m’a pas138 confirmé ce que vous m’aviez dit de l’arrivée prochaine de Mme Guérard à Paris. Mme Emma Ferrand va revenir, et cela pourra contribuer à guérir la noire mélancolie dont je me plaignais dans la lettre en question. C’est une très bonne femme, et sans contredit la personne que j’aime le mieux après vous et Mme Guérard.

« Le Journal des Demoiselles a dû publier ces jours-ci un conte de moi : La Souris blanche. Cela est assez bien inventé, mais le style est négligé et trahit la précipitation. Je viens de déjeuner avec le propriétaire d’un journal de modes, La Psyché. C’est un ex-notaire, fort riche et fort brave homme, qui a très bonne opinion de moi et qui désire très fort m’être utile. Je lui ai donné déjà un petit conte, et j’en termine pour lui un plus long. Le premier est intitulé : Lolo et LoulouDans la collection complète de La Psyché on ne retrouve pas Lolo et Loulou., le second : Une dixième MuseIl s’agit de la nouvelle intitulée ensuite Thérèse Sureau. Elle parut dans La Psyché en janvier 1837.. Je tâcherai que vous voyiez cela. Je crois vous avoir déjà dit qu’une dame (Mme de Saint-Phul) avait fait la musique de deux romances que je lui avais récitées. En voici les paroles, en attendant la gravure :139

A mon âme
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !
A dix-huit ans, je n’enviais pas, certes,
Le frais bandeau qui presse mes yeux morts.
Dans les grands bois, dans les campagnes vertes,
Je me plongeais avec délice alors ;
Alors les vents, le soleil et la pluie
Faisaient rêver mes yeux toujours ouverts ;
Pleurs et sueurs depuis les ont couverts ;
Je connais trop le monde ! … et je m’ennuie !
Les pieds poudreux d’une route orageuse,
Nous chancelions sur le sable flottant ;
Repose-toi, pauvre âme voyageuse ;
Une oasis là-haut s’ouvre et t’attend.
Le ciel qui roule, étoilé, sans nuage,
Parmi des lis semble des flots d’azur :
Pour te baigner dans un lac frais et pur,
Jette en plongeant tes haillons au rivage !
Pars, sans pitié pour la chair fraternelle :
Chez les méchants lorsque je m’égarais,
Hier encor tu secouais ton aile
Dans ta prison vivante… et tu pleurais ;
140 Oiseau captif, tu pleurais ton bocage ;
Mais aujourd’hui, par la fièvre abattu,
Je vais mourir. Et tu gémis… Crains-tu
Le coup de vent qui brisera ta cage ?
Lorsque, à seize ans, veuf d’une sainte amie,
Des voluptés j’ai senti le besoin,
De mes erreurs, toi, colombe endormie,
Tu n’as été complice ni témoin.
Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,
Ma faim mordit la poussière (insensé !) ;
Mais toi, mon âme, à ton beau fiancé,
Tu peux demain te dire vierge encore.
Tu veilleras sur ta sœur en ce monde,
De l’autre monde où Dieu te tend les bras ;
Quand des enfants à tête fraîche et blonde
Auprès des morts joûront, tu souriras :
Tu souriras lorsque sur ma poussière
Ils cueilleront les saints pavots tremblants ;
Tu souriras lorsqu’avec mes os blancs
Ils abattront les noix du cimetière…
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers un monde inconnu !

Cette poésie diffère un peu de la pièce A mon âme, qui est dans Le Myosotis. Moreau avait retouché cette première version.

« L’espace ne m’a permis que de vous en transcrire une ; à une autre fois la seconde.

H. Moreau.

L’année 1836 est close. Nous voici arrivés141 à la lettre qui, littérairement, est la plus intéressante de toute la correspondance. Moreau parle de son livre de poésies qui va être publié et de la façon dont il aurait voulu qu’on le publiât. Ordonné par dates, dit-il, il formerait la biographie complète de l’auteur. C’est ce que nous nous efforcerons de faire en rééditant Le Myosotis. Après une reconstitution aussi précise que possible de la vie de Moreau, à l’aide de toutes ces lettres retrouvées, de ces documents, de ces récits, on aura en outre la physionomie mobile et changeante, selon le temps et l’humeur, du poète raconté par ses vers. Cette préoccupation nous a fait reproduire le texte même du Diogène qui avait été modifié, mutilé, rendu méconnaissable dans la première édition du Myosotis.

A madame Guérard
« Paris, 7 janvier 1837.

« En vérité, Madame, pour ne pas vous appeler mon bon ange, il faut que je me souvienne142 combien cette expression est banale et partant insignifiante, et puis encore que tout remerciement en ce mois est suspect, aux yeux de tous, de flatterie et de mensonge. Mme Jeunet a déchiré le voile (très diaphane) derrière lequel se cachait la main pleine qu’il vous plaisait de me tendre. J’avais grand’peur d’abord, je l’avoue, que cette main furtive ne se trouvât un peu rude quand je parviendrais à la saisir pour la baiser. Jugez de ma joie à présent que j’ai reconnu la vôtre. La nouvelle que mes vers vont être enfin imprimés a mis en grande joie tous mes amis, et moi aussi par contre-coup. Ce sentiment chez eux est bien naturel ; il y a si longtemps qu’ils vont criant partout mon talent à des sourds, qu’ils ne sont pas fâchés de trouver à leur opinion un appui, quelque faible qu’il soit. Aussi, les voilà tous copiant, arrangeant mes papiers qu’ils connaissent beaucoup mieux que moi. Nous venons de trouver un titre : Confessions poétiques. Ce n’est pas le plus sonore ; mais c’est, à coup sûr, le plus juste en tête d’un volume de poésies qui, ordonné par date, formeraient la biographie complète de l’auteur… Il y a longtemps que je n’ai vu Vaché ; lors de ma dernière visite, il était indisposé, mais légèrement, et je n’ai pas cru m’en devoir alarmer143 le moins du monde. — Je me garderai bien de vous souhaiter bêtement la bonne année : j’aurais peur, en faisant comme tout le monde, de paraître aimer et penser comme tout le monde. Dieu sait (et vous aussi peut-être) que je pense bien autrement et que j’aime bien davantage ! Je vous envoie, Madame, tous mes respects, tous mes amours, toutes mes pensées : je compte que vous serez assez bonne pour ne pas tout prendre et pour en faire passer un petit peu à ma sœur en manière d’étrennes.

« P.-S. — J’ai l’intention, et tout le monde m’approuve ici, de dédier mon volume à M. Guérard, s’il y consent…, et malgré lui, au besoin…

« Voici mon adresse : à M. Loison, quai Bourbon, 19, île Saint-Louis (pour Moreau). Ce jeune homme est mon ami, mon intendant, mon trésorier (cette dernière fonction est une sinécure) ; il jouit d’une grande aisance et d’une excessive probité. Il m’a toujours témoigné l’affection la plus vive et la plus désintéressée. »

(A la même.)
« Paris, mercredi 8 février 1837.

« Madame,

« J’ai reçu, il y a aujourd’hui quinze jours, une lettre où vous m’annonciez un envoi d’argent. M. Guérard, qui en était porteur, n’a parlé de rien à Loison. Vaché a répondu aux réclamations de ce jeune homme, qu’il ignorait tout ce que cela voulait dire, et M. Guérard, qui devait, disait-il, repasser et me voir à Paris dans la huitaine, ne m’a pas encore donné de ses nouvelles ; de plus, quand j’interroge Vaché, il me répond par des demi-mots. Certes, Madame, je n’ai rien à réclamer de vous, et pourtant je ne puis m’empêcher, en pareille circonstance, de solliciter de votre complaisance au moins un mot d’explication. Si vos intentions à mon égard sont changées ou modifiées, je ne comprends pas ce qui vous empêche de me le dire franchement. Si je n’ai à souffrir que d’un délai, vous auriez été bien bonne de m’en avertir d’avance. J’aurais donné sur-le-champ mon manuscrit à l’imprimerie, sauf à recourir, en cas de frais préliminaires, à la générosité145 mille fois éprouvée de Loison. Quelle que soit votre réponse, Madame, elle me sera précieuse ; car elle me tirera d’une incertitude fort pénible. J’espère que vous comprendrez bien ma position, et que vous me pardonnerez mes importunités.

« Je vous embrasse avec reconnaissance.

« H. Moreau.

« P.-S. — J’ai attendu deux jours avant de jeter ma lettre à la poste, et j’ai bien fait. J’apprends, aujourd’hui vendredi, que M. Guérard est repassé hier à Paris, sans avoir le temps de me voir. Vaché, de plus, m’a donné des explications auxquelles j’avoue que j’ai peu de foi. »

A madame Jeunet.
« Paris, 24 juillet 1837.

« Chère sœur,

« Vous demandez si bien pardon du retard que vous avez mis à me répondre, que je n’ai pas le courage de vous en vouloir ; et pourtant, je l’avoue, votre long silence m’avait beaucoup inquiété et affligé. Je croyais que vous n’aviez146 pas reçu ma lettre, ou que vous ne m’aimiez plus. J’accueillais cette dernière supposition avec plus de douleur que de surprise. Je sens fort bien, ma sœur, que la persévérance de la fortune à me poursuivre (lisez : à me maltraiter) peut décourager l’affection la plus sincère et la plus dévouée. Il paraît que vous non plus, vous n’êtes pas heureuse : tous les vôtres sont malades, dites-vous. Vous étiez née, bonne Louise, pour remplir le rôle de consolatrice des affligés, et l’on dirait que le sort s’amuse à accumuler les douleurs autour de vous pour ne pas laisser vos nobles facultés oisives. Vous craignez pour le physique de votre enfant, pauvre mère ! Mais si son moral est beau, comme on le dit, vous êtres plus heureuse que Mme G…, quoique Alexandre promette un assez joli garçon… Il m’a semblé entrevoir ces jours-ci votre frère Théodore dans une rue de Paris : me serais-je trompé ? A propos, vous ignorez sans doute un fait assez piquant. J’ai rencontré et abordé, il y a quinze jours environ, Mme Favier sur le Pont Neuf. Elle m’a embrassé. A ses questions sur mes petites affaires, j’ai répondu que tout allait bien et elle m’a répondu très poliment que je ne serais jamais aussi heureux qu’elle le désire. J’ignore147 jusqu’à quel point ce compliment est sincère. Quoi qu’il en soit, je pense comme vous, ma sœur : cette femme n’est pas une bonne femme. J’ai su depuis que M. Guérard était en même temps qu’elle à Paris. J’ai vivement regretté de ne pas l’avoir su plutôt, pour aller le voir et l’embrasser. Je ne savais pas que Vaché eût quitté la grande ville. Je l’aurais chargé, autrement, de donner de mes nouvelles à Mme Guérard. Mme Fouqueau de Pussy me boude un peu, parce que je ne travaille pas assez chez elle. — Mme Eugénie Foa, que j’ai eu le tort de vous indiquer d’une manière honorable, ne méritait pas du tout cette mention. Elle est juive et a le défaut dominant de sa race : de plus, quoiqu’elle écrive beaucoup, elle n’a pas l’ombre de talent. Après m’avoir invité à écrire des contes pour Le Journal des enfants…, elle en a retardé l’insertion tant qu’elle a pu, dans son intérêt personnel. Je déteste cette femme. Elle est pour moi la personnification de la sottise… Mme Emma Ferrand n’a pas beaucoup de talent non plus, mais elle n’écrit pas pour de l’argent, et puis, c’est une femme aussi honnête que bonne. Mme Foa, dont je vous parlais tout à l’heure, a fait tout ce qu’elle a pu pour être reçue chez elle, et n’y a pas réussi. Mme Ferrand148, dont je ne vous ai pas encore fait le portrait, je crois, est une petite femme de quarante ans environ, spirituelle, vive et même étourdie. Elle a dû être naturellement fort gaie ; mais elle a eu de grands malheurs ; elle a perdu à la fois une assez belle fortune et deux enfants de cinq à six ans. Depuis ce temps, elle parle comme on soupire et ses yeux deviennent quelquefois hagards comme ceux d’une folle ; elle a l’air de m’aimer beaucoup et je le lui rends bien. Pendant qu’elle était malade, je passais chez elle des journées entières à souffler son feu ou à lui lire quelque chose. Maintenant elle est guérie et partie. Elle a dû passer à Provins et saluer votre porte en passant. J’avais fait par elle la connaissance d’un certain M. Busset, dont je vous ai parlé. Ce monsieur s’est pris pour moi d’une amitié qui va jusqu’à l’engouement, et m’a rendu de grands services. C’est un homme du monde. Il doit avoir cinquante ans au plus, sa figure pleine de grâce et d’expression indique l’esprit et la bonté et ne ment pas. Il aime beaucoup les arts et surtout la musique, sur laquelle il vient de publier un ouvrage long et important. Malheureusement cet homme est d’une si grande sensibilité que la moindre émotion le rend malade. Il149 apporte dans l’amitié les exigences, les soupçons et l’exaltation de l’amour. Il a perdu son fils unique… Il a annoncé hautement et à plusieurs reprises l’intention de me traiter comme son fils. J’ignore ce qu’il en adviendra. Il vient aussi de quitter Paris, et nous nous sommes brouillés ; mais j’espère que Mme Ferrand nous réconciliera. Elle est habituée à ce rôle. Et pourtant, malgré de si vives protections, je ne suis pas heureux (tant s’en faut !). Il est des confidences que le caractère de mes relations avec ces personnes ne me permet pas de leur faire. Il faut qu’elles devinent, et elles ne devinent pas toujours .

« Vous avez été effrayée, dites-vous, de certaines paroles que renfermait ma dernière lettre. Et pourtant vous avez dû les regarder comme une plaisanterie, n’étant pas informée de ce qui me les inspirait… Voici, je vous le répète, quelle est ma position. Je suis convaincu par l’expérience que je ne suis bon à rien, sinon à écrire ; mais je ne suis pas assez habile pour subvenir à tous mes besoins. Je me suis assigné six mois pour temps d’apprentissage, et pour vivre pendant ce temps, je me suis résigné à donner des leçons particulières à des enfants (ressource provisoire et précaire sur laquelle150 on ne peut fonder son avenir). Le temps approche, et je n’ai pas encore fait beaucoup de progrès. Et puis, mes enfants, au rebours des hirondelles, se sont envolés loin de Paris à l’approche de l’été. — Je viens de vendre un volume de prose et de vers qui devait être composé à mon choix ; pour composer ce recueil, d’où la politique devait être exclue, j’ai été obligé de prendre une à une mes pièces de vers les moins mauvaises et de les mutiler misérablement, ce qui, je l’avoue, m’a fait mal au cœur. Il y a déjà dix feuilles tirées, il y en aura seize. Je vous enverrai cet ouvrage ; il vous est dédié : Le Myosotis, Petits contes et petits vers à ma sœur. C’est assez vous dire qu’il n’est plus temps de penser à faire imprimer mon volume de poésies. Les poésies sont maintenant en lambeaux. Si votre dessein (celui que vous me désignez vaguement) était d’intéresser quelqu’un à cette publication et d’en obtenir des avances, il vaudrait mieux employer les mêmes moyens pour intéresser cette personne à l’auteur. C’est toujours le manque du nécessaire qui a paralysé mes efforts en littérature. Pour gagner il faut avoir. Si j’étais un fils de famille au lieu d’être tout simplement H. Moreau, il y a longtemps, je crois,151 que j’aurais de la réputation. Un monsieur que je n’ai vu qu’une seule fois, chez Mme Ferrand, et qui a joué un rôle politique sous la Restauration, M. de Villebois, vient de m’adresser une épître de quatre cents vers, où il me flatte beaucoup, ce qui enchante Mme Ferrand. Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, après quoi il diront : C’est dommage, et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert. Ma sœur, ma bonne sœur, pardonnez-moi de vous entretenir si longuement de mes peines ; le malheur rend un peu égoïste. Si vous étiez là, je ne pourrais m’empêcher de poser ma tête sur votre épaule et de pleurer comme un imbécile, et je fais comme si vous étiez là : seulement, au lieu de parler, j’écris.

« Adieu, ma bonne Louise, j’embrasse avec ardeur l’espérance de vous voir avant la fin de l’année ; je crois que mon isolement est la source de tous mes maux ; je crois que si j’étais avec vous, ma vie, qui me semble un désert, me paraîtrait un jardin enchanté ; mais c’est un rêve !… Adieu, ma bonne petite sœur ; adieu et au revoir. Ayez la bonté de me répondre sans tarder longtemps. Si je n’ai pas reçu de vos nouvelles avant huit ou dix jours, je croirai que ce qui est arrivé une fois arrive152 encore, je croirai que ma lettre est tombée dans des mains étrangères.

« Voici mon adresse actuelle : Rue des Mathurins-Saint-Jacques, no 11.

« Votre ami

« H. Moreau. »

La tristesse de Moreau augmente. Comme chez tous les malades, sa sensibilité s’exaspère. Il doute de tout le monde ; il renverse même l’idole numéro 3. Correcteur à l’imprimerie Béthune et Plon, il mène la sombre existence d’un homme que le sourire passager de la célébrité ne fait qu’attrister davantage. Voici ses trois dernières lettres :

(A la même.)
« Paris, 11 février 1838.

« Bonne sœur,

« Il y a déjà longtemps que j’aurais dû vous écrire, mais vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, de cette nouvelle négligence, accoutumée que vous êtes à me pardonner. Je ne suis pas,153 d’ailleurs, tout à fait sans excuse : mes loisirs sont courts et rares. Je vais à mon bureau dès le matin à huit heures ; je n’en sors qu’à huit du soir, ou à six, quand je n’ai pas pris dans la journée les deux heures qu’on nous accorde pour dîner. Je rentre alors dans ma petite chambre nue, froide, sans meubles et sans feu, que l’on ne peut habiter que couché dans son lit ; ou bien je vais passer deux heures dans un café du quartier (ordinairement le café Voltaire), où je rencontre des jeunes gens la plupart fort spirituels, mais au cœur sec et à l’esprit moqueur, dont quelques-uns me craignent et sont mes ennemis, dont quelques autres m’estiment et se posent devant moi comme des protecteurs ; je n’ai pas d’amis, de véritables amis. Pourtant, je l’avoue, leur conversation piquante est un aimant pour moi. Et le moyen d’écrire une lettre, quand les paradoxes et les saillies bourdonnent à mes oreilles ! Ceci est difficile assurément, et pourtant, voilà ce que je tente aujourd’hui, car je trace ces lignes entre un poète et un journaliste sur un marbre taché de café. Vous m’avez fait plusieurs questions auxquelles je dois répondre : par où commencerai-je, ma sœur ? Votre sollicitude, je crois, va jusqu’à m’interroger sur154 le menu de mon dîner : La soupe, un plat de viande, un plat de légumes,… voilà. C’est une bonne vieille femme qui me prépare le repas quotidien, au prix modeste de un franc par jour. Vous vous enquérez aussi d’un notaire ou ex-notaire dont je vous ai parlé ; je n’ai plus rien de commun avec lui, et, si je ne me trompe, voici pourquoi : Ce monsieur, veuf et pas trop vieux encore, a jugé à propos de se donner une maîtresse (ce qui, je l’avoue, me scandalise médiocrement) ; par malheur, cette dame, avant d’atteindre au grade suprême du notariat, avait quelque temps rampé dans les plus basses régions ; un mien ami, clerc de notaire, en sait quelque chose. Or, cette dame a su que je savais tout ce que sait le jeune basochien…, et voilà comment j’explique le refroidissement dudit (style de notaire) à mon égard. Qant à M. Busset et à Mme E. Ferrand, tout porte à croire qu’ils m’ont aussi planté là. M. Busset, parce que mes idées choquaient les siennes. Je sais qu’il dit de moi : C’est un Jean-Jacques Rousseau manqué ; Mme E. Ferrand, je ne sais précisément pourquoi, mais je le soupçonne fort. Cette dame est esclave du respect humain, et ses amis, à qui sans doute je n’ai pas eu le bonheur155 de plaire, lui auront fait quelques plaisanteries à propos de moi… Vous comprenez de reste.

« L’engouement de Mme E. Ferrand pour moi m’avait toujours étonné, et un malheur prévu n’en est presque pas un.

« Il paraît que mon livre vous préoccupe beaucoup, car j’évitais de vous en parler, et toujours vous me ramenez sur ce sujet. Ce livre est mal fait, très mal fait, mauvais, très mauvais. Sa publication peut me faire le plus grand tort, et si elle a lieu, ce n’est pas ma faute. Ce n’est pas là du tout ce que je voulais imprimer autrefois, quand je comptais sur le crédit de Mme Guérard. Je vous expliquerai tout cela de vive voix, car j’espère bien en avoir l’occasion. L’ouvrage est en feuilles à l’imprimerie, l’éditeur est en voyage. Si vous le voulez, je vous enverrai quelques exemplaires en feuilles. Le produit de la vente (n’en vendissiez-vous que deux) couvrira les frais de brochage. Répondez-moi le plus tôt possible.

« Adieu, ma sœur, ma bonne sœur ; je souhaite que ma lettre vous trouve à l’adresse que je lui donne. Peut-être est-il trop tard, peut-être n’êtes-vous plus ou n’êtes-vous pas encore à Troyes. J’ai peur. Vous allez me répondre156 bien vite, n’est-ce pas ? afin de me tirer d’inquiétude.

« Je vous aime et vous embrasse bien tendrement.

« H. Moreau. »
(A la même.)

« Vous me trouvez sans doute bien coupable, chère sœur ; il y a si longtemps que vous n’avez reçu de mes nouvelles ; pardonnez-moi, et surtout ne prenez pas mon silence pour un signe d’oubli ou de froideur. Jamais je n’ai caressé votre image et évoqué mes souvenirs de bonheur avec plus d’amour, car jamais je n’eus plus d’occasions de sentir le vide que votre absence fait dans ma vie. Je m’ennuie, je m’ennuie ! Or, en vous écrivant, il eût fallu mentir ou bien vous affliger en vous répétant cette éternelle complainte. Je suis accablé de honte et de chagrin pour des causes dont vous ignorez la moitié. Mes confidences seraient tout à fait déplacées, car il vous serait tout à fait impossible de porter remède au mal, et il me faudrait de vous mieux qu’un entretien par lettre,157 pour me consoler. Cependant, je vous écris, je l’avoue, sous l’inspiration d’un moment de joie : je viens de voir Mme Guérard ; elle a passé près d’une heure avec moi, dans mon exécrable chambre, devant laquelle elle passait pour aller voir son fils. Elle m’a promis de revenir aujourd’hui. Je l’attends.

« Dimanche

« Ma lettre n’est pas encore partie. Je n’ai pas encore de nouvelles de M. Marcotte. Il vient de m’arriver, il y a eu jeudi dernier huit jours, ce que je pourrais appeler un grand bonheur, si j’avais encore un peu de jeunesse et de vigueur. Un journal grave (Le National), dont je ne connais aucun rédacteur, a parlé de moi et de mon talent avec enthousiasme, dans un feuilleton de neuf colonnes ; ce qui, je l’avoue, m’a profondément étonné, d’abord parce que j’étais loin d’espérer de pareils applaudissements, et ensuite parce que je ne croyais pas ces gens-là capables d’une admiration sincère et d’un sentiment naïf quelconque. Si vous ne connaissez pas cet article, dites-le moi : je vous l’enverrai.

« J’ai vu depuis ces messieurs, qui m’ont comblé d’éloges et de caresses. Je leur ai dit :158 Vous me flattez, ils m’ont répondu en souriant : Quel intérêt y aurions-nous ? Ils m’ont même offert de l’argent, mais mon bon ange (qui malheureusement n’a pas toujours fait aussi bien son devoir) m’a inspiré le courage de refuser. Je savais bien que j’étais un vrai poète, comme ils le disent, mais je ne croyais pas l’avoir prouvé clairement jusqu’aujourd’hui.

« Partagez mon orgueil, ma bonne sainte. Décidément, vous ne vous êtes pas trompée. Vous n’avez pas aimé un misérable, un fou. Il va sans dire que je m’ennuie beaucoup moins.

A monsieur Vallery-Radot.
« Paris, lundi 2 juillet 1838.

« Grand merci de votre sollicitude : je ne suis pas tout à fait mort. J’irai vous voir un dimanche matin. Bientôt.

« H. Moreau. »

Au commencement de l’autonme 1838, mon père, qui l’avait vainement attendu et soupçonnait quelque nouvelle phase159 de détresse, se mit en campagne pour le retrouver. Voici ce dernier récit :

« Je savais qu’il avait repris son ancien métier, et travaillait dans une imprimerie aux environs du Luxembourg, chez MM. Béthune et Plon. J’allai le demander ; on me dit qu’il venait justement de sortir. Quelques minutes après, je le rencontrai dans la rue de Vaugirard ; j’eus de la peine à le reconnaître, tant il était changé. Sa démarche était celle d’un vieillard ; le dos courbé, la poitrine rentrée, maigre à faire pitié ; son regard était vague et presque égaré, le timbre même de sa voix avait subi une altération profonde.

« Son aspect me causa une impression si douloureuse que je ne pus la lui cacher. Je l’interrogeai avec anxiété sur sa santé.

« Je ne suis pas malade, me répondit-il, mais je m’en vais.

« Que voulez-vous dire ? mon cher Moreau.

« Ce que vous avez pensé vous-même en m’apercevant. Encore un poète160 mourant ! A vous, ajouta-t-il, en marquant d’un triste sourire l’allusion qu’il voulait faire, à vous de décider s’il est plus mourant que poète ou plus poète que mourant.

« Comment ! m’écriai-je, vous n’avez que ving-huit ans, vous êtes né avec une bonne constitution, et, parce que vous êtes souffrant aujourd’hui…

« Je ne souffre pas.

« Qu’avez-vous donc, alors ? Est-ce chagrin ? est-ce besoin ?

« Ni l’un ni l’autre, je vous jure. Je n’ai aucun motif de chagrin à présent, et jamais je ne me suis trouvé si riche. Non seulement je gagne assez pour suffire à mon entretien ; mais je commence à me liquider. Vous êtes inscrit sur mon grand-livre ; cependant je vous avertis que votre nom n’arrive qu’au bout de ma liste, parce que je veux satisfaire d’abord mes créanciers besoigneux. Si je ne meurs pas trop vite, vous aurez votre tour. »

« Je le priai de ne pas se préoccuper de ma créance, et, comme nous étions devant le jardin du Luxembourg, je lui proposai d’entrer et de nous y asseoir.161

« Volontiers, me dit-il, car j’ai des jambes de roseau.« 

« Nous nous dirigeâmes vers un banc, et, quoiqu’il n’eût pas marché vite, il était tout essoufflé quand nous y arrivâmes. Je voulais absolument savoir ce qui l’avait réduit à un état si déplorable. Voyant qu’il évitait de répondre à toute question directe sur le sujet, je pris un autre tour ; j’amenai la conversation sur son genre de vie, et je le fis causer sur les motifs qui l’avaient déterminé à reprendre son premier état.

« Ce n’est pas, me dit-il, pour faire le petit Jean-Jacques ; mais le métier d’homme de lettres, si lucratif pour quelques-uns, ne me rendait pas à moi de quoi manger du pain. Je ne cherche pas pour cela querelle à mes contemporains ; je ne puis aujourd’hui me plaindre de personne que de moi-même. Je croyais autrefois que je serais sauvé quand je trouverais un éditeur. La fortune s’est plu à souffleter mon amour-propre. Des éditeurs, je n’ai plus besoin d’en chercher ; on m’a fait une sorte de réputation. Je puis mettre des articles dans une Revue,162 quand je voudrai, articles sur-le-champ et généreusement payés. Il y a des journaux tout prêts à insérer mes vers, qu’on trouve, ajouta-t-il avec un léger accent d’ironie, aussi bons que ceux de Berthaud. Vous n’appréciez peut-être pas suffisamment l’avantage dont je vous parle. Il faut que vous sachiez qu’il est de règle dans les journaux de refuser toute espèce de vers. Mais si, de loin en loin, pour des considérations toutes particulières, on en admet quelques douzaines, ces malheureuses lignes, qui ont la bizarrerie de s’affubler de rimes lorsque la mode en est passée, sont autant de surnuméraires qui n’ont rien à voir à la caisse. Par une double exception en ma faveur, non seulement on accepte mes vers, mais encore on les paie ; on les paie comme de la prose ! Et ce sont les journaux démocratiques, ceux qui font la plus rude guerre aux privilèges, qui m’ont accordé ces deux-là. Eh bien ! quoiqu’on me fasse la partie si belle, il m’est impossible de vivre du produit de ma plume. Soit en vers, soit en prose, j’écris avec une difficulté, avec une lenteur163 désolante. Encore si j’étais sûr de pouvoir mettre au net une pauvre page tous les jours ! Mais je resterai dix heures accoudé sur ma table, sans trouver une idée, un mot ! J’y resterai huit jours, j’y resterai un mois ; il suffit que j’aie la volonté d’écrire pour que rien ne me vienne à l’esprit ; rien ! Et cependant il faut que je mange ; le boulanger se lasse de me faire crédit. L’inquiétude me ronge, mon impuissance m’exaspère. Je sens bien, comme André Chénier, qu’il y a quelque chose là, mais cela ne veut point sortir, ou ne veut sortir qu’à son heure. Je vois des gens qui, au fond, sont plus bêtes que moi, et qui écrivent des volumes comme un tisserand fait de la toile. C’es mauvais ! Eh ! sans doute,

Mais ils trouvent toujours, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire…

« Ils vivent largement d’un métier qu’ils ne savent point ; heureux de ne point le savoir, ils sont comme des somnambules qui se promènent gaillardement sur un toit, où ils n’oseraient bouger s’ils étaient éveillés.164

« Enfin, je me suis bien tâté, et j’ai acquis la conviction que si la nature a fait de moi, comme je le pense, un vrai poète, elle ne m’a donné aucune aptitude à l’industrie littéraire. Voilà pourquoi je suis revenu à la profession manuelle que je n’aurais pas dû quitter. Ouvrier par état et poète par fantaisie, telle est ma vraie vocation… Je n’ai plus besoin d’attendre une disposition d’esprit particulière pour gagner mon pain quotidien. Le travail que je fais me vaut quatre ou cinq francs par jour ; c’est beaucoup plus qu’il ne m’en faut ; et, si ma santé dépérit, ce n’est pas qu’il me manque rien de ce qui est nécessaire à l’existence matérielle. Vous voulez savoir le mal qui me tue : pourquoi vous le tairais-je ? C’est l’ennui ! le mal des gens heureux, dit-on, comme si l’on était heureux quand cette lèpre vous attaque l’âme ! Ils en savaient plus long, nos pères, qui avaient fait du mot ennui un synonyme de douleur. Mais rien ne saurait vous donner l’idée d’un ennui tel que celui qui me dévore. Tant que je suis à ma besogne, cela va encore ; mais quand ma journée est finie, quand, hors de l’atelier,165 je me trouve dans ma chambre, seul, livré à moi-même, la nuit surtout… Ah ! c’est intolérable ! Aussi, depuis quelque temps, devinez ce que j’ai imaginé ? A la chute du jour je prends de l’opium pour me faire dormir jusqu’à l’heure où je dois revenir à l’imprimerie. Je suis arrivé par tâtonnement à savoir juste la quantité qu’il me faut pour cela, et j’ai soin de l’augmenter un peu tous les jours pour contre-balancer l’effet de l’habitude. Le samedi soir je triple la dose pour escamoter le dimanche et ne me réveiller que le lundi matin.

« Mais vous vous empoisonnez ! m’écriai-je. Je ne suis plus étonné maintenant de l’altération de vos traits. Vous vous tuez. C’est un suicide un peu plus lent que celui que vous avez déjà tenté, mais d’un effet immanquable.

« Je le sais bien, me répondit-il tranquillement.

« Comment, vous le savez ? N’aviez-vous donc pas renoncé à l’idée d’en finir avec la vie ? Ne m’avez-vous pas avoué vous-même l’effet que produisit sur vous, envisagée de près, la mort que vous vouliez166 vous donner ? L’expérience, les années, vos réflexions, vos souffrances ne vous ont-elles rien appris ou rappelé ?… Qui donc a écrit, il n’y a pas encore si longtemps, après une visite à Saint-Étienne-du-Mont, ces beaux vers que j’ai retenus ?

Je sentis (disiez-vous) que je gardais encore
Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,
Un peu de vieille foi, parfum évaporé…

« Oui, évaporé ! reprit-il en secouant tristement la tête.

« En ce temps-là, du moins, si vous étiez de ceux qui doutent, vous n’étiez pas de ceux qui nient.

« Je ne sais plus ce que je suis, me répondit-il ; je sais que je n’ai plus ni force ni courage ; je sais surtout que je m’ennuie, que je m’ennuie horriblement, répéta-t-il d’une voix désespérée. Je cherche à tuer le temps plutôt qu’à me tuer moi-même ; mais si le moyen que j’emploie avance mes derniers moments, le beau malheur, je vous le demande !

« Et vos amis ? et celle que vous appelez votre sœur ?167

« Mes amis, où sont-ils ? Ah ! Dieu me garde, s’écria-t-il, de révoquer en doute vos sentiments pour moi. Mais durant ces deux dernières années, je vous ai si bien fait perdre ma trace que ma mort ne sera dans nos relations qu’une lacune de plus. Quant à ma sœur, ma pauvre sœur, elle me pleurera mort avec moins d’amertume qu’elle ne m’a pleuré vivant.  »

« Il garda pendant quelques instants un silence que je respectai. Puis il reprit :

« Le mal est fait, maintenant, voyez-vous, et il est sans remède. Que mon régime actuel soit contraire à tous les principes de l’hygiène, je ne prétends pas le nier ; mais quand j’en prendrais un autre aujourd’hui, je ne ressaisirais pas la vie ; elle m’échappe, et franchement je ne la regrette point. Qu’est-elle au fond pour moi ? un vrai marché de dupe. Il faut que je me donne beaucoup de peine, et pourquoi ? pour soutenir une existence qui me pèse. N’est-ce pas absurde de me fatiguer pour vivre, quand je suis fatigué de vivre ? »168

« Je ne redirai pas tout ce que j’opposai à ces désolantes paroles, ni mes inutiles efforts pour le tirer d’un si profond découragement et l’amener à voir les choses de ce monde sous un jour plus vrai. Malade de cœur, malade d’esprit, malade de corps, Moreau, atteint pourtant, ne pouvait guérir. En lui disant adieu, j’eux un pressentiment funeste. Quelques semaines s’étaient à peine écoulées que je lus dans un journal qu’il venait de mourir à l’hôpital de la Charité. J’appris un peu plus tard, sans en être étonné, qu’il avait voulu mourir en chrétien. Au dernier moment, le parfum s’était fait sentir. »

C’était le 20 décembre 1838. Le voilà sur son lit de mort. Ses yeux battus d’un si long vent de misère sont fermés pour toujours. Ceux qui l’ont vu à ce moment ont dit que ses traits étaient empreints d’une profonde douceur. A peine était-il couché, immobile à jamais, que, comme il l’avait tristement prévu, éclatèrent les deux mots qui résument tout ce que peuvent renfermer les sympathies de ce monde : C’est dommage.169

Le National publiait, le soir même, cet article nécrologique :

« Un grand poète vient de s’éteindre sur un grabat d’hôpital. M. Hégésippe Moreau, l’auteur du Mysosotis, est mort ce matin à l’hospice de la Charité, à l’âge de vingt-huit ans, à la suite d’une longue maladie, fruit d’une longue misère. Hégésippe Moreau est, au moment où nous écrivons ces lignes, couché sur un lit d’amphithéâtre. Pauvre et modeste travailleur, il laisse pour tout bien quelques feuilles éparses, précieux héritage que l’amitié est allée soigneusement recueillir sous un chevet mortuaire. Nous invitons les amis d’Hégésippe Moreau, les jeunes gens des écoles, les ouvriers typographes dont il était le collègue, en un mot, tous les patriotes à qui sont consacrés la plupart de ses chants, à venir assister à ses modestes obsèques. Il est bien digne de funérailles populaires, l’humble et le simple génie dont le convoi sortira par une porte d’hôpital. On se réunira à la Charité, demain jeudi, à deux heures moins un quart. »170

Il y eut foule. Au milieu d’étudiants et d’ouvriers, on se montrait Béranger*, Armand Marrast, Félix Pyat. La sortie du cercueil fut retardée près de deux heures ; on avait voulu, avant la mise en bière, embaumer le poète. Et cependant, malgré ce retard, dit un récit du temps, paru dans Le Charivari, tous ont accompagné171 jusqu’au cimetière du Montparnasse le corps, qui a été déposé dans un caveau provisoire en attendant que les diligences nécessaires soient faites pour avoir la concession d’un terrain. M. Berthaud, qui fut longtemps le compagnon d’infortune et qui depuis a été l’un des parrains littéraires d’Hégésippe Moreau, a prononcé sur la fosse de son ami quelques phrases172 touchantes qui ont excité une vive émotion.

La nouvelle publication des œuvres de Moreau fut un prétexte à tirades violentes contre la société.

Croyez-vous donc, écrivait Félix Pyat, qu’il faille absolument des épines, des clous, une lance et des bourreaux pour faire une victime ? Croyez-vous qu’il faille exécuter un martyr pour qu’il en meure ? L’oubli, voilà la pierre dont vous l’avez lapidé ; l’indifférence, voilà la croix où vous l’avez attaché. Oui, j’ai le droit de le dire par-dessus les toits, et de vous accuser et de vous condamner. Vous avez tué cet homme…

Dans une péroraison à grand orchestre littéraire, Félix Pyat jetait ces mots de combat :

Cette mort du poète n’est-elle pas la protestation la plus flagrante, l’accusation la plus capitale contre une société qui en est coupable ? N’est-ce pas un de ces faits173 plus éloquents que tout discours, une preuve des plus concluantes, un témoignage des plus solennels, qu’il faut changer ce milieu où tout mérite est immolé au veau d’or ?

Quand on s’en prend à la société, il y a toujours quelqu’un qui demande la parole comme pour un fait personnel.

Moreau, disait, en 1840, dans un article de la Revue des Deux-Mondes, M. Dessales-Régis, Moreau ne sut point accepter la tâche humaine ; il ne voulut pas se résigner à la lutte qui est le devoir de chacun ici-bas. Il préféra maudire les obstacles que de les vaincre. Drapé avec orgueil dans son indigent manteau, il se tint immobile, au lieu de marcher d’un pied résolu et les bras tendus au travail.

Passe maintenant, petit livre de contes à une sœur, passe entre ces exagérations de toutes sortes, entre ces phrases de révolutionnaire flamboyant ou de bourgeois déclamateur ; cherche ton vrai public, ennemi des opinions absolues, curieux174 simplement de connaître la nature complexe d’un poète qui se débattit dans un milieu lugubre où tous ses efforts étaient paralysés, comme il disait avec une poignante amertume. Jamais il n’y eut un plus grand contraste entre le talent d’un homme et la vie qui lui fut faite. C’est miracle qu’il ait eu la force d’écrire le peu qui reste. Mais si petite que soit la place que tient Hégésippe Moreau dans la littérature française, cette place ne lui sera pas enlevée.

R. Vallery-Radot.



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