MARIE
Un jour que nous étions assis au Pont Kerlô
Laissant pendre, en riant, nos pieds au fil de l’eau,
Joyeux de la troubler, ou bien, à son passage,
D’arrêter un rameau, quelque flottant herbage,
Ou sous les saules verts d’effrayer le poisson
Qui venait au soleil dormir près du gazon ;
Seuls en ce lieu sauvage, et nul bruit, nulle haleine
N’éveillant la vallée immobile et sereine,
Hors nos ris enfantins, et l’écho de nos voix
Qui partait par volée et courait dans les bois,
Car entre deux forêts la rivière encaissée
Coulait jusqu’à la mer, lente, claire et glacée
Seuls, dis-je, en ce désert, et libres tout le jour,
Nous sentions en jouant nos cœurs remplis d’amour.
C’était plaisir de voir sous l’eau limpide et bleue,
Mille petits poissons faisant frémir leur queue,
Se mordre, se poursuivre, ou par bandes nageant,
Ouvrir et refermer leurs nageoires d’argent ;
Puis les saumons bruyants, et, sous son lit de pierre,
L’anguille qui se cache au bord de la rivière ;
Des insectes sans nombre, ailés ou transparents,
Occupés tout le jour à monter les courants,
Abeilles, moucherons, alertes demoiselles,
Se sauvant sous les joncs du bec des hirondelles. –
Sur la main de Marie une vint se poser,
Si bizarre d’aspect qu’afin de l’écraser
J’accourus mais déjà ma jeune paysanne
Par l’aile avait saisi la mouche diaphane,
Et voyant la pauvrette en ses doigts remuer :
« Mon Dieu, comme elle tremble ! oh ! pourquoi la tuer ? »
Dit-elle. Et dans les airs sa bouche ronde et pure
Souffla légèrement la frêle créature,
Qui, déployant soudain ses deux ailes de feu,
Partit, et s’éleva joyeuse et louant Dieu.
Bien des jours ont passé depuis cette journée,
Hélas ! et bien des ans ! dans ma quinzième année,
Enfant, j’entrais alors ; mais les jours et les ans
Ont passé sans ternir ces souvenirs d’enfants ;
Et d’autres jours viendront et des amours nouvelles,
Et mes jeunes amours, mes amours les plus belles,
Dans l’ombre de mon cœur mes plus fraîches amours,
Mes amours de quinze ans refleuriront toujours.
J’aime dans tout esprit l’orgueil de la pensée
Qui n’accepte aucun frein, aucune loi tracée,
Par delà le réel s’élance et cherche à voir,
Et de rien ne s’effraie, et sait tout concevoir ;
Mais avec cet esprit j’aime une âme ingénue,
Pleine de bons instincts, de sage retenue,
Qui s’ombrage de peu, surveille son honneur,
De scrupules sans fin tourmente son bonheur,
Suit, même en ses écarts, sa droiture pour guide,
Et, pour autrui facile, est pour elle timide.
Souvent je me demande et je cherche en tout lieu
Ce qu’est Dieu sans l’amour, ou bien l’amour sans Dieu.
Aimer Dieu, n’est-ce pas trouver la pure flamme
Qu’on crut voir dans les yeux de quelque jeune femme ?
Dans cette femme aussi, n’est-ce point, ici-bas,
Chercher comme un rayon du Dieu qu’on ne voit pas ?
Ainsi, ces deux amours, le céleste et le nôtre,
Pareils à deux flambeaux, s’allument l’un par l’autre :
L’idéal purifie en nous l’amour charnel,
Et le terrestre amour nous fait voir l’éternel.
Quand le temps sur nos fronts efface par degré
L’enfance et les reflets de cet âge doré,
Arrive la jeunesse avec toute sa sève,
Et par un jet nouveau le corps monte et s’élève,
Et toujours monte ainsi, jusques à son été,
Au faite radieux de sa virilité :
Et la pensée aussi va croissant d’âge en âge ;
Mais un regret la suit à travers son voyage,
Hélas ! car rien ne vaut le peu qu’on a quitté :
Tout ce qu’on gagne en force, on le perd en beauté.