La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Le poète en province

Hégésippe retrouva le ménage Guérard dans une position tout à fait nouvelle. Il exploitait un domaine agricole appelé ferme du Château et vaste de plus de cinq cents arpents. Camille Guérard, notable et électeur, était devenu maire de la commune.

D’ailleurs, depuis la révolution de Juillet, l’organisation administrative de Seine-et-Marne avait comporté de nombreuses mutations de personnel, à commencer par le préfet. Celui de la Restauration, comte de Goyon, avait d’abord été remplacé par le Provinois Boby de la Chapelle, qui était resté en fonctions pendant deux ans. Le successeur de celui-ci à Melun était le baron de Saint-Didier. Dans Provins, on notait aussi des changements dont les principaux étaient le remplacement du maire Gervais, qui avait cédé la place à M. Bourquelot, et celui du sous-préfet Dupré, dont le successeur était un beau-frère de l’ex-préfet Boby de la Chapelle, M. Simon.

Ce M. Simon, propriétaire à Provins, était lui-même connu d’Hégésippe. Fils d’un notaire de100 l’ancien régime qui avait fait une longue carrière de législateur au Conseil des Cinq Cents et au Corps législatif, puis de magistrat au tribunal de la ville, il était entré dans l’administration préfectorale sans autre titre que d’être fils de son père et allié au préfet. De plus, il venait d’être fait chevalier de la Légion d’honneur, pour la même raison sans doute, car personne ne lui connaissait de titres exceptionnels à cette dignité. Mis au courant de ces détails, Moreau en plaisanta avec son entourage et se divertit à écrire une chanson dans laquelle le nouveau décoré se vantait en disant :

Amis, félicitez-moi vite
De par le roi, j’ai du mérite.
Vite, amis, félicitez-moi :
Je suis décoré par le roi.
L’esprit, les talents, l’éloquence
Sont une épidémie en France ;
Mais ce choléra, Dieu merci,
Ne m’a pas atteint jusqu’ici.
En vain l’on éclate en murmures,
Au croix comme aux sous-préfectures,
J’avais un droit d’hérédité.
Vive la légitimité !
Financiers, fonctionnaires,
Quand nous avons fait nos affaires,
Nous daignons tous, de père en fils,
Faire un peu celles du pays

Communiquée à la famille Lebeau, qu’Hégésippe visitait souvent, cette chanson, appelée La Simonette, se répandit en ville et parvint à la connaissance du sous-préfet. M. Simon avait l’épiderme sensible. Au lieu de la dédaigner comme une gaminerie qu’elle était, il s’en fâcha, et pis encore, il eut la petitesse de chercher à s’en venger. On savait dans ses bureaux qu’Hégésippe Moreau avait été omis sur la liste de recrutement de sa classe, chose qui, à cette101 époque, était loin d’être corrigée avec la même rigueur qu’aujourd’hui. Il signala le cas à l’autorité militaire, et l’omis retrouvé fut appelé à tirer au sort avec deux ans de retard, en même temps que les conscrits du canton de Provins, au printemps de 1833.

Indignés, Théodore Lebeau et Camille Guérard prirent la défense de leur ami. On sait qu’en ce temps-là, une partie seulement du contingent militaire annuel était appelée, soit une quarantaine de mille hommes pour la France entière. C’était peu si l’on considère l’effectif à incorporer, mais la durée du service était de sept ans, ce qui constituait une lourde servitude pour chaque conscrit tombé au sort. Avec la faculté de se faire remplacer, les jeunes gens jouissant de quelque aisance pouvaient éviter le service. Des industriels associés en compagnies d’assurance offraient aux familles, contre le versement de primes en argent, diverse combinaisons permettant d’acheter un homme. Théodore et Camille éliminèrent le risque couru par le conscrit Moreau, ou plutôt Roulliot, en souscrivant en sa faveur, à frais communs, une police d’assurance. D’ailleurs, le jour du tirage, cette précaution devint inutile, Hégésippe ayant été éxonéré par son numéro.

La ferme de Saint-Martin fut pour le convalescent un lieu de délices. Il y trouva pendant quelques mois ce qui lui avait manqué si souvent : le gîte, la nourriture et la présence d’êtres chers et affectueux. L’esprit détendu par la sensation du bien-être, et le corps revigoré par la bonne chère, il retrouva en peu de temps l’heureux équilibres de ses facultés. Il utilisa ses loisirs à de longues promenades et fit de fréquentes visites à Provins, où la maison Lebeau, dirigée maintenant par Théodore, lui restait toujours ouverte. Louise était là, avec ses deux fils un peu grandis, ets’il n’y avait eu dans cette famille amie un visage nouveau, celui de la jeune femme de Théodore, Hégésippe aurait pu se102 croire revenu aux jours tant regrettés de son apprentissage.

Son ancienne chambrette du second étage lui était rendue pendant ses fréquents passages à Provins, et il retrouvait son couvert mis à la table familiale. Le soir venu, il reprenait sa place sous la lampe, en face de sa Louise adorée dont maintenant il était sûr de posséder le cœur. Tous deux s’aimaient d’amour, d’un amour demeuré platonique, fait surtout de souvenirs intimes, de pensées inexprimées, de regards, de sourires, d’allusions et de rares et furtives privautés qu’il importait de cacher à la nouvelle maîtresse de maison. Celle-ci, en effet, ne voyait en Hégésippe que l’ami de son mari, et n’eût pas toléré sous son toit la présence d’un amant déclaré de sa belle-sœur légitimement marié.

Heureusement, l’auréole de poète qui nimbait le front du visiteur lui conférait une certaine immunité, lorsque ses sentiments trop longtemps comprimés devenaient malgré lui visibles. Après ses fréquents accès de gaieté, il avait la larme facile, et l’émotion sentimentale à laquelle il céda bien des fois, en récitant ou en chantant ses vers devant Louise, pouvait passer pour une effusion littéraire. Il en fut ainsi un soir où il ne put s’empêcher, à la fin d’une déclamation d’agir avec Louise comme s’ils eussent été seuls, et de poser le front sur son épaule pour pleurer, comme un imbécile, à gros sanglots.

Un événement flatteur pour lui devait le montrer aux Provinois sous un tout autre aspect. A la fin de mars, la troupe de comédiens dirigée par Théodore Chaloux fit halte à Provins et commença une série de représentations au théâtre de la ville. Elle joua, le 3 avril, le fameux vaudeville sur lequel Hégésippe avait si longtemps travaillé l’année précédente. Les habitants firent à L’amour à la hussarde les honneurs d’une salle comble, et cette première œuvre scénique de leur compatriote remporta un franc103 succès, dont cinquante ans plus tard le souvenir n’était pas perdu. C’était, affirmait-on encore, très gai et fort amusantLettre du docteur Michelin du 29 octobre 1880..

Cette période de renaissance physique et morale fit éclore chez Hégésippe un projet littéraire nouveau qui semblait n’avoir aucune chance d’aboutir, et qui cependant prit corps en fort peu de temps. L’année 1832 avait vu disparaître une feuille satirique hebdomadaire, rédigée en vers, qui pendant plus d’un an avait critiqué les actes du gouvernement de Louis-Philippe. C’était la Némésis, journal de Barthélemy, un poète marseillais associé à son compatriote Méry. Cette publication, que des admirateurs déclaraient rappeler Aristophane et Juvénal, paraissait tous les dimanches. De mars 1831 à juin 1832, Barthélemy et son collaborateur y flétrirent leurs adversaires, c’est-à-dire le gouvernenment, le roi, la majorité ministérielle, les préfets, la police, le clergé, le pape, même les puissances étrangères.

Le talent abondait dans les colonnes de la Némésis. Chaque semaine, c’était à peu près deux cents vers que les rédacteurs devaient fournir coûte que coûte. Ils y parvenaient grâce à une facilité d’improvisation rare, en se partageant la besogne. Barthélemy, porté par l’inspiration, donnait la trame des sujets à traiter, et Méry qu’il appelait son hémistiche vivant, était chargé des retouches pour ce qui concernait la prosodie et la rime. Ils étaient en plein esor et avaient magnifiquement réussi à capter les faveurs de l’opposition lorsque, après l’insurrection de jui, Barthélemy publia une ode magnifiant l’état de siège, qu’un arrêt de la Cour de cassation elle-même venait de condamner.

Cette palinodie avait probablement été payée très cher par la police, et le misérable écrivain devait en rester à jamais discrédité. En vain104 voulut-il donner le change. J’ai pitié, expliqua-t-il.

J’ai pitié de celui qui, fier de son système,
Me dit : Depuis trente ans ma doctrine est la même,
« Je suis ce que je fus, j’aime ce que j’aimais.

L’homme absurde est celui qui ne change jamais.

En vain protesta-t-il de sa bonne foi, et voulut-il établir que ses revenus étaient depuis un an supérieurs même au traitement d’un ministre. Il ne put jamais détruire le mauvais effet de son brusque changement d’attitude, qu’il traduisit lui-même par ces vers :

Comme un coup de tam-tam, un bruit inattendu
En signalant mon nom a dit : Il est vendu !

Barthélemy renié par l’opposition laissait une place libre. Moreau conçut le dessein téméraire de se l’approprier, mais, se rendant compte, presque aussitôt, de l’extrême difficulté qu’il aurait à publier, sans ressources propres et sans commanditaire, une feuille destinée à la France entière, il réduisit son projet aux limites du département. Sans quitter Provins, il prétendait tirer son inspiration des faits locaux commentés au jour le jour sur le ton de la satire. Plein de son sujet, il en parla à M. Lebeau qui lui promit de l’imprimer, et il commença dans la ville une propagande active pour attirer les souscripteurs d’abonnements. Sans se déclarer républicain, il se présenta comme un combattant des Trois Glorieuses, défenseur éprouvé de la liberté, résolu à flageller sans pitié les vices des hommes et les abus des institutions. D’avance, il se proclama cynique et baptisa son futur recueil le Diogène.

Ses amis se mirent en campagne pour lui procurer des abonnés, à commencer par le député Gervais, volontairement oublieux de la chanson sur les croix et les tabatières, et l’ancien préfet Boby de la Chapelle, maintenant retiré à Provins. Le docteur Michelin, parent des Lebeau, le compositeur Emile Genisson, l’ami Alphonse Fourtier, le bibliothécaire de la ville, Chardon,105 M. Lebrun, le vieux conventionnel Christophe Opoix, l’abbé Grabut, dans sa lointaine paroisse, lui adressèrent leurs souscriptions. Le sous-préfet Simon lui-même, malgré les piqûres encore sensibles de la Simonette, apporta la sienne, non par sympathie pour l’auteur, mais parce qu’il tenait à exercer, l’un des premiers, une critique attentive sur les écrits du nouveau pamphlétaire.

Quatre-vingts souscripteurs s’abonnèrent au Diogène au prix de trente francs par an. Son format, un in-4º de huit pages, et l’annonce qu’il paraîtrait chaque semaine, l’apparentaient aux écrits périodiques soumis à la déclaration préalable et au cautionnement exigés par la loi, mais ces formalités n’avaient pas été remplies, négligence regrettable pour un journal satirique. Pourtant, le premier numéro, tiré à deux cents exemplaires, parut sans encombre le 11 juillet, sous le titre : Diogène, fantaisies poétiques. La préface, dans laquelle l’auteur se présentait, contenait ces passages :

Pour semer de mes vers un sol vivace en friche,
J’ai choisi Seine-et-Marne, et mon domaine est riche
C’est Meaux, d’où les éclairs de l’aigle gallican
Effrayaient le hibou qui règne au Vatican ;
Provins, docte ruine où l’histoire s’épelle ;
La cité d’Amyot, veuve de la Chapelle.1
Fontainebleau qui dort à l’ombre de ses bois
Où ne résonnent plus le cor et les abois,
Et montre avec orgueil, dans ses cours féodales,
Le pied de l’empereur imprimé sur les dalles.
J’ai médité longtemps ces noms que je murmure ;
Qu’il me vienne un public : ma poésie est mûre.
Prêtez-moi donc secours, habitants riverains
Du sol qu’ont baptisé les deux fleuves parrains ;
Souffrirons-nous toujours que le proverbe rie
Des talents champenois comme des vins de Brie ?
Diogène aux railleurs porte un défi mortel :
Frères, j’attends vos noms pour signer le cartel.106
1. La ville de Melun, siège de la préfecture, veuve du préfet Boby de la Chapelle.

Cet appel fut répété le même jour, en public, par Moreau en personne, au théâtre de Provins. Le soir, la troupe de Chauloux, revenue à cette occasion, donna une représentation de Shakespeare amoureux, comédie qu’Alexandre Duval avait fait jouer au Théâtre-Français en 1804. Hégésippe, comédien amateur, tint dans cette pièce le rôle du grand dramaturge anglais.

Dans l’œuvre de Duval, William Shakespeare enseigne l’art de la déclamation à une jeune actrice appelée Clarence et s’éprend d’elle, mais il n’ose lui déclarer son amour que sous le couvert d’une leçon sur la manière de dire : Je vous aime. Il lui fait répéter cette phrase en lui suggérant une tirade magnifique d’éloquence, que son élève prend pour quelque fragment d’un nouveau drame. Tout s’arrange par la suite malgré les intrigues de lord Wilson, rival opulent du poète, et quand le rideau tombe, Clarence est heureuse dans les bras de son professeur.

Moreau-Shakespeare avait pour partenaire, dans le rôle de Clarence, Mme Chauloux, épouse de l’impresario. Tout se passa bien ce soir-là, Provins fêta comme il convenait son enfant adoptif, devenu en un jour artiste dramatique et journaliste, et devant un tel succès, on convint que la soirée serait renouvelée le surlendemain au théâtre de Nogent-sur-Seine, sous-préfecture de l’Aube, toute voisine.

Au jour dit, Hégésippe reprit donc pour une heure le nom et le costume de Shakespeare ; mais il eut la désagréable surprise de trouver à Nogent une Clarence toute différente de ce qu’elle avait été à Provins. Mme Chauloux était une actrice sans grand talent, passable néanmoins ; malheureusement, elle s’adonnait à la boisson, et son intempérance provoquait souvent à la scène comme en ville, des incidents domestiques. Shakespeare, ignorant ce détail, fut très froissé de rencontrer chez sa Clarence une froideur inaccoutumée, des distractions, des absences de mé-107moiremémoire qui résistaient à tous les encouragements du souffleur. C’est à peine si elle pouvait retrouver quelque présence d’esprit our répéter machinalement Je vous aime, sur les injonctions de son professeur. Enfin, arriva la scène de la déclaration pathétique où le poète livre son secret. Clarence en parut si pétrifiée d’étonnement qu’elle perdit définitivement la parole. En réalité elle avait oublié son rôle. Sur quoi son digne amant, outré d’indignation, la poussa vers la coulisse en n’ajoutant q’un mot, un seul, ce mot de cinq lettres qui dut faire tressaillir en sa lointaine retraite le valeureux Cambronne :

Merci !

De ce jour, le rédacteur du Diogène renonça aux planches pour se consacrer entièrement à son journal. L’accueil fait à la première livraison par le préfet n’était point encourageant. Dans un message daté du 13 juillet, il écrivit au ministre du Commerce et des Travaux publics (qui avait dans ses attributions le bureau de la librairie) un message signalant une contradiction entre les déclarations faites d’une part par l’imprimeur, de l’autre par l’auteur, la première disant que les livraisons paraîtraient à des époques indéterminées, la seconde étant un avis inséré dans la première livraison elle-même, pour annoncer que les numéros suivants paraîtraient chaque semaine. L’opinion du baron de Saint-Didier, assurément peu bienveillante, se formulait par cette insidieus conclusion :

Sur la question de savoir si cet ouvrage, qui est écrit dans un mauvais esprit et sans talent, doit être dès à présent rangé dans la classe des écrits politiques, et par conséquent passible de poursuites pour fausses déclarations et inexécution des formalités relatives aux déclaration des numéros subséquents… Archives nationales, F18, 153.108

Or, le destinataire de cette missive était Thiers, que les fluctuations de la politique avaient porté, le 31 décembre précédent, au ministère du Commerce. Le rival des Infernaux voulut se montrer bon prince pour ce confrère obscur et décida que jusqu’à nouvel ordre on userait de tolérance à l’égard du Diogène.

Le second numéro fut un acte de bienfaisance. Un hameau voisin de Provins, situé sur la roue de La Ferté-Gaucher et nommé Fontaine-Riante, venait d’être entièrement détruit en un incendie propagé par les toitures de chaume. Moreau conta le sinistre, qui avait causé la mort d’une jeune fille, et déclara que sa poésie se vendrait au profit des victimes. Puis, exhortant ses compatriotes les plus riches à la générosité, il conclut par ces conseils, évocateurs d’une guerre sociale possible :

Pour que votre Pactole, utile dans sa course,
Fasse, comme le Nil, perdre des yeux sa source,
Et pour que le passant vous tende un jour la main,
Si votre char doré se brisait en chemin,
Donnez, car, agitant des torches funéraires,
Babœuf ressuscité prêche des lois agraires,
Le sol volcanisé fermente, et comme Dieu
La Raison vous dira : L’aumône éteint le feu.

La publication du Souvenir à l’hôpital complétait cette livraison, suivie celle-là d’un troisième numéro daté du 27 juillet. Il était consacré au parti bonapartiste et contenait des adjurations à l’adresse du roi Joseph, frère aîné de l’Empereur, alors retiré aux Etats-Unis et dont on parlait beaucoup, depuis la mort du duc de Reichstadt, comme d’un prétendant à la couronne impériale. Heureux colon ! disait le poète dans une apostrophe finale,

Dans un riche désert, que peuplent à la fois
L’ostracisme du peuple et la haine des rois,
Tranquille au bord des mers, comme une écume immonde,
Tu repousses du pied le bruit de l’ancien monde,
Et si, frappant chez toi, les partis pèlerins
Pour leur pavois désert quêtent des souverains :109
« Insensés ! réponds-tu, quel espoir vous anime ?
« Pourquoi dans son jardin troubler Abdolonyme ?
« La couronne avant l’âge a blanchi mes cheveux :
« J’en connais trop le poids : il suffit à mes vœux
« Que mon pré soit en fleurs et que mon champ jaunisse.
« Peuples qui mendiez des rois, Dieu vous bénisse ! »

Comme le livraison précédente, celle-ci comportait l’insertion d’une pièce composée antérieurement. Ce fut la Princesse qui, on s’en souvient, décrivait la rencontre fortuite de Marie d’Orléans et de l’auteur, un an auparavant. Le quatrième numéro traita un sujet analogue, l’Apparition, tiré comme le précédent des fêtes commémoratives des journées de juillet. Mais cette fois-ci, la charmante rencontre avait eu lieu à Provins, et la belle inconnue, dont le nom devait rester ignoré, put lire dans le Diogène :

Si la presse demain, bruyante entremetteuse,
Te glisse, humide encor, mon épître flatteuse,
Hélas ! comme au hasard, ta main froide ouvrira
Cette page qui brûle, et rien ne te dira
Qu’un souffle de ta bouche a fait vibrer ma lyre,
Que ton regard créa les vers qu’il vient de lire ;
Et, peut-être, la feuille où je les ai semés
Bouclera sur ton front tes cheveux parfumés.

Avec les Noces de Cana, composées depuis longtemps déjà, ce quatrième numéro du Diogène s’écartait sensiblement du programme qu’Hégésippe s’était tracé. L’auteur commençait à se rendre compte de l’énormité de l’erreur qui lui avait fait entreprendre une publication périodique, lui si peu fait pour le travail de métier. L’inspiration lui manquant le plus souvent, il comprenait un peu tard qu’il lui serait difficile de soutenir ses engagements envers ses souscripteurs. Dans une heure de désarroi, le 10 août, il écrivit à son cher Vallery-Radot pour lui demander secours, par l’envoi de brouillons littéraires sur lesquels il espérait broder.110

La nécessité seule, lui disait-il, m’engage à vous griffonner quelques mots à la hâte. Je suis malade et pauvre, mon ami, faites-moi l’aumône. Ce n’est pas de l’argent que je vous demande… Vous avez sans doute des lambeaux poétiques que vous ne vous donnerez jamais la peine de recoudre. Pour m’aider à faire mon livre, envoyez-moi vos rognures. Je rafistolerai si bien toute cette brillante friperie que mes abonnés myopes n’en verront pas le fil.

Une autre difficulté lui venait de l’imprimeur Lebeau, à qui le sous-préfet avait fait savoir l’irrégularité de sa situation d’éditeur de journal sans cautionnement. Lebeau, craignant des ennuis après l’impression de la quatrième livraison, pria son ami de chercher un autre imprimeur pour la cinquième, et Moreau partit pour la capitale dans cette intention. C’est alors que M. Simon écrivit à son chef hiérarchique ce qui suit :

Provins, le 23 août 1833,
Monsieur le Préfet,

… Le jeune Moreau a quitté Provins pour aller à Paris. M. Lebeau n’a plus voulu imprimer le recueil de poésies de ce jeune étourdi, qui je l’espère pourra bien ne plus continuer son Diogène. Les abonnés en seront pour leur argent. Il a distribué o Provins un morceau sur les journées des 5 et 6 juin, imprimé à Paris chez un nommé Locquin. Dans cette pièce de vers le sieur Moreau considère ceux qui se défendaient à Saint-Merri comme des martyrs de la liberté, traite fort mal les amis de l’ordre et le gouvernement. Il appelle la République de tous ses vœux.

Je suis bien aise que l’arrondissement soit débarassé de ce jeune poète qui n’aurait ici pu se faire lire qu’en se jetant dans une opposition violente et dans des personnalités. C’est un sentiment inné, même chez les personnes les mieux pensantes, on trouve, tout en blâmant l’auteur, une sorte de plaisir à voir ce qui se trouve au-dessus de soi calomnié et rapetissé.

Je suis avec respect, Monsieur le Préfet,

Votre très dévoué serviteur,
C. Simon
Archives départementales de Seine-et-Marne, dossier Hégésippe Moreau.
111

Grande fut l’irritation du préfet à la lecture de cette lettre. Il enjoignit à son subordonné, par retour du courrier, de faire opérer sans délai la saisie de l’écrit séditieux et de le déférer au ministère public. Ce faisant, il allait un peu vite en besogne et M. Simon n’hésita pas à le lui faire respectueusement sentir. Le sous-préfet de Provins voulait faire expier à Moreau l’insolence de la Simonette. Il n’avait pas réussi à le faire tomber au sort ; il espérait maintenant le faire passer pour un dangereux révolutionnaire et demeurait convaincu qu’avec un peu de patience il y parviendrait. Voici donc ce qu’il répondit à l’injonction du baron de Saint-Didier :

Provins, le 28 août 1833,
Monsieur le Préfet,

Je vous envoie copie de la pièce de vers de M. Moreau, Les 5 et 6 juin. Je vous observe qu’elle ne fait pas partie des numéros du Diogène et que très peu de personnes l’ont reçue. J’ai fait prendre la copie sur un exemplaire que j’ai trouvé au cabinet de lecture de Provins.

Cette pièce n’a pas été imprimée à Provins, mais à Paris, chez Félix Locquin.

Le cabine de lecture n’est pas à Provins un lieu public. C’est une réunion de cinquante personnes qui paient trente-cinq francs par an pour faire toutes les dépenses, chauffage, éclairage, loyer et abonnement, etc. Les sociétaires ont droit seuls d’y entrer. C’est une société particulière.

Dans cet état de choses, je n’ai pu déférer cet écrit au Ministère public. Avec un peu de patience, on ne tardera pas à prendre M. Moreau en faute, mais il faut prendre garde de lui donner plus d’importance qu’il n’en a réellement, et ne pas le faire trop grandir, ces écrivains et auteurs ne demandent qu’une cour d’assises pour se faire connaître. A mon avis les saisies doivent être rares et frapper sur un écrit que le jury condamnerait nécessairement. Sans cela on fera plus de mal que de bien.

On attend d’ici à quelques jours une nouvelle publication du sieur Moreau faisant partie de son Dio-112gèneDiogène. On la dit forte. Elle sera imprimée à Paris, M. Lebeau ne voulant plus prêter ses presses à ce jeune étourdi.

Je n’ai pu me procurer un exemplaire imprimé de la pièce de vers sur les 5 et 6 juin 1832.

Aussitôt qu’un nouveau numéro du Diogène paraîtra, comme souscripteur je le recevrai sans doute et je m’empresserai de vous le faire passer.

Si malgré mes observations vous pensez devoir faire suivre sur ces deux affaires, je ferai exactement ce que vous me prescrirez.

Je suis avec respect, Monsieur le Préfet,

Votre très dévoué serviteur,
C. Simon

Après bien des recherches, je me suis procuré l’imprimé : Les 5 et 6 juin 1832. Il faut qu’il en existe bien peu en ville.

Archives départementales de Seine-et-Marne. Dossier Hégésippe Moreau.

La cinquième livraison du Diogène vit le jour à Paris, chez Félix Locqui, 16, rue Notre-Dame-des-Victoires, un mois entier après la précédente. Elle était consacrée à M. Opoix, l’ex-conventionnel, alors presque nonagénaire. Ce n’était qu’une sorte d’hommage du jeune démocrate de 1833 à l’un des fondateurs de la République en France. En outre, une note de l’auteur insérée à la fin de sa pièce de vers parlait de chicanes administratives, sans préciser autrement de quoi il s’agissait.

Malgré qu’il en eût contre Moreau, M. Simon ne vit rien dans ces textes qui pût donner lieu à saisie et le numéro parti pour Melun sans observation de sa part. Le sous-préfer savait que Moreau n’habitait plus à l’imprimerie et il le croyait reparti définitivement pour Paris. En fait, le rédacteur du Diogène était retourné vivre à Saint-Martin-Chennetron, d’où il faisait parfois des excursions vers la capitale. Mais, le plus souvent, il traitait ses affaires avec Locquin par le moyen113 de la poste, et quelquefos, mais rarement, par l’intermédiaire d’un frère utérin de Mme Camille Guérard, nommé Vaché, habitant Paris, que son métier de commis de roulage ramenait souvent en Seine-et-Marne. Hégésippe Moreau revenait d’ailleurs à Provins faire de courtes visites à ses amis, et surtout à la tendre Louise, dont tant de tribulations n’avaient pas amoindri l’attachement pour son poète.



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