La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Adieux à Provins

Dans sa lettre du 10 août au confident Vallery-Radot, Hégésippe s’était complu à révéler certaines misères dont il souffrait intimement. Ainsi, pour expliquer son insolite demande de rognures poétiques, il disait : J’ai pris des engagements avec mes souscripteurs ; je leur dois toutes les semaines deux cents vers ; et depuis un mois je végète dans un état d’idiotisme rarement interrompu par des moments lucides. Il ne disait pas la cause de ce triste état mental. Elle était simple et venait en grande partie des difficultés éprouvées à conserver les relations quotidiennes avec Louise Jeunet.

La jeune femme de Théodore Lebeau, issue d’une honorable famille d’artisans, avait un frère, Victor Plessier, employé comme clerc dans l’étude de l’avoué Briois. De trois ans moins âgé qu’Hégésippe, ce jeune homme le connaissait pour l’avoir rencontré parfois dans les cafés ou lieux de réunion fréquentés par les célibataires de la ville. D’opinions libérales comme lui, Plessier avait vu avec sympathie Moreau revenir à Pro-115vinsProvins, mais après quelque temps, quand l’auteur du Diogène eut repris ses anciennes habitudes, il lui témoigna une certaine froideur.

Depuis le mariage de sa sœur qui remontait à un an, Plessier venait fréquemment visiter la famille Lebeau et en était traité aussi amicalement que pouvait l’être le poète. Il avait donc eu l’occasion d’apprendre sur Hégésippe bien des choses insoupçonnées en ville. L’intérêt que lui portait Louise, par exemple, ne lui avait pas échappé et, s’il faut en croire d’indiscrets témoins, il avait deviné avec dépit les sentiments intimes de la jeune femme. Avec dépit, disons-nous, car les mêmes commentateurs avancent que le charme de la blonde Mme Jeunet avait agi sur Victor de la même façon que sur Hégésippe. Mais, en proie ou non à la jalousie, le clerc d’avoué avait une autre raison de blâmer sans indulgence l’attitude des deux amants.

Comme dans toutes les localités provinciales, les âmes vertueuses et vigilantes sur le chapitre des mœurs du prochain étaient nombreuses à Provins. Aussi, par une conséquence naturelle des observations faites au service de la bonne cause, les jugements téméraires allaient leur train en toute occasion. Une jeune et jolie femme comme Louise Jeunet prêtait d’autant mieux aux propos des honnêtes gens qu’on la savait séparée en fait de son mari. Sept ans auparavant, à l’arrivée de l’apprenti Moreau, aucune rumeur désobligeante n’avait été soulevée par l’attitude du jeune homme à son égard, attitude d’ailleurs parfaitement respectueuse. Mais le nouveau séjour à l’imprimerie du poète, devenu homme et entouré d’un certain renom local, se déroulait dans une atmosphère toute autre. La cohabitation prolongée de deux amants fortement épris, même platoniques, n’est pas sans comporter quelques circonstances où la pudeur alarmée, mais toujours aux aguets, ne trouve à redire. Les regards, les gestes, certaines paroles même de Louise et d’Hégésippe donnèrent l’éveil aux gens bien in-116tentionnésintentionnés qui résolurent, pour leur salut, de les séparer.

Or, Mme Lebeau la jeune était accessible à ce genre d’altruisme et, de plus, très soumise aux respectables préjugés du monde. Gênée par la situation nouvelle de sa belle-sœur, sa confidente peut-être avant le retour d’Hégésippe, elle trouva bientôt choquante, puis intolérable, une intimité innocente certes, mais bien faite pour provoquer la critique des esprits droits. Moreau dut s’en apercevoir et essaya de réagir. On se demande si la publication d’une pièce telle que l’Apparition, où il se déclare comme frappé d’un amour mystique et durable, pour une inconnue rencontrée par hasard, n’était pas destinée à donner le change à l’opinion. Quelle qu’en soit la raison, la belle-sœur de Louise poussa son mari à prier leur hôte de chercher un autre asile ; mais Théodore, peu soucieux de déplaire à son meilleur ami, résista et finit par opposer un refus formel.

Mme Lebeau, alors, s’adressa à son frère et le chargea de porter à la connaissance de Théodore, en les lui présentant habilement, tous les propos qui couraient en ville sur les relations condamnables des deux amants. Victor Plessier intervint en ce sens et, cette fois, Lebeau fut ébranlé. C’était le temps où Moreau, à la recherche d’un éditeur pour son cinquième numéro, était reparti pour Paris. Quand il revint à Provins, son ami lui fit entendre que sa présence trop prolongée sous le même toit que Louise avait des inconvénients et qu’il ferait bien d’aviser, de crainte de la compromettre. Moreau, peu endurant comme on le sait, fut à la fois peiné et humilié des sévères paroles de celui qu’il considérait comme un frère. Il refréna pourtant, quoique avec effort, la rudesse de ses manières et promit de partir à bref délai.

On était parvenu au milieu du mois d’août. Le poète vivait maintenant dans l’inquiétude continuelle de ne pouvoir pas faire face à ses engagements envers les abonnés du Diogène. Vallery-Radot n’avait pas pu répondre à sa demande de117 rognures et il entrevoyait un nouvel et considérable retard à la publication de la sixième livraison. La perspective d’avoir à se séparer de Louise, sur l’injonction de ce Victor qu’il considérait comme un petit fat, lui causa un chagrin tel qu’il n’en fut même pas tiré par une réjouissance entre amis à laquelle il était convié pour le lendemain dimanche. Il s’agissait de pendre joyeusement la crémaillère dans une maison nouvellement construite en balnlieue provinoise, à Saint-Syllas, pour le compte du jeune compositeur de musique Emile Génisson.

Cette propriété, sise dans un bosquet de sapins, était sur une côte dominant le hameau incendié de Fontaine-Riante, près de la sente du Mont-Jubert. La vue sur la campagne et sur la ville y était étendue, des plus agréables, et par la chaleur caniculaire de cette fin d’été, la fête promettait aux invités un délicieux délassement dans la fraîcheur du soir.

Moreau trouva là réunis M. Babée, oncle quinquagénaire de l’amphitryon, bon vivant, ami de la jeunesse, qui avait accepté la présidence du dîner, et une dizaine de jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans, parmi lesquels figuraient Alphonse Fourtier, les inséparables frères Deroy, le basochien Housseaux, Ruel de Forges, futur sous-préfer de la République de 1848, et Adolphe Legendre, qui devait devenir receveur municipal de Provins. Tout ce monde se mit à table avec entrain et fit honneur à un repas excellent, arrosé des meilleurs vins. Seul, Hégésippe ne put conserver l’apparence de bonne humeur qu’il s’était donnée en arrivant. Vers le milieu du banquet, il tomba dans un mutisme rêveur dont ses voisins voulurent le tirer en l’obligeant à boire des rasades répétées. Ce fut en vian, et le dessert arriva, puis le champagne, sans rendre la gaieté au poète. Pourtant, il était d’usage, à la fin des agapes de ce genre, de le mettre à contribution pour un refrain. On n’y manqua pas cette fois encore, et des cris s’élevèrent :118

Allons, Moreau, une chanson !

Hégésippe se leva sans hâte, et d’une voix mélancolique entonna ce couplet jusqu’alors inconnu :

L’œil au loin tendu dans l’espace,
Je cherche pour mon âme lasse
Encore un tendre souvenir
   Qui passe ;
Et puis je laisse l’avenir
   Venir

Mais ce chant détonnait avec la juvénile allégresse de la plupart des auditeurs. L’un d’eux l’interrompit.

Assez, assez, cria-t-il, pas de sentiment ! Moreau a le vin triste ce soir. Emile, encore un peu de cette divine brioche pour faire diversion !

Génisson redemanda de la brioche au cuisinier, qui apparut pour s’excuser. Il ne restait plus la moindre provision de bouche. Toutes ses réserves étaient consommées !

D’un commun accord on décida de terminer la soirée en ville, et toute la bande redescendit, sous le ciel étoilé, jusqu’à Provins où elle entra par la porte Courloison. Quelque minutes plus tard, elle envahissait la grande salle du café Dalisson, sur la place Saint-Ayoul.

Sous l’influence de la marche en plein air, Moreau avait repris un peu d’entrain, non pas de cette innocente ardeur à rire et à plaisanter, qui rappelait à ses camarades le collégien du temps jadis, mais de la gaieté agressive et sarcastique qui avait cours, aux jours de dèche, dans la Bohème parisienne. Lorsqu’il entra au café, fort excité maintenant, il divertissait tout son auditoire par des saillies bruyantes où abondait l’esprit, mais où il était facile de voir l’effet des boissons généreuses de Saint-Syllas.

Tout d’un coup il s’interrompit, les yeux fixés sur un client assis à une table voisine. C’était Victor Plessier, qui se trouvait là par hasard. Moreau se dirigea vers lui, se pencha, lui parla à voix basse. Puis il se releva brusquement, et119 l’assistance le vit avec stupeur lever la main et souffleter à tour de bras le clerc d’avoué.

Attaqué à l’improviste, Plessier voulut riposter et se jeta en avant, mais les témoins de la scène s’interposèrent. Déjà l’un d’eux, nommé Sotholin, ex-brigadier des chasseurs de la garde, disait avec autorité :

Arrière ! Arrière donc ! Entre gens d’honneur, on ne se collette pas comme des portefaix,. Un soufflet est une insulte qui ne se lave qu’avec du sang !

Eh bien ! j’exige la réparation ! s’écria le clerc.

A vos ordres, répondit simplement Hégésippe, qui selon sa coutume avait repris son calme aussi vite qu’il s’était emporté.

Des témoins furent constitués. Ceux de Moreau étaient Sotholin, l’ancien grognard, et Adolphe Legendre : ceux de son adversaire, Ruel de Forges et Adolphe Schérer. Leurs tenants s’abstinrent, l’un et l’autre, de faire connaître les vrais motifs de la querelle et se refusèrent à tout arrangement. La rencontre, inévitable, fut décidée et fixée au lendemain lundi.

A cette époque où les combats singuliers étaient chose courante dans les mœurs militaires, Provins, ville de garnison, possédait un champ clos consacré par l’usage. C’était dans le fossé des remparts de la ville, au-dessous de la poterne Faneron, un endroit où la muraille portait la trace d’une brèche faite au moyen âge par une machine de guerre appelée chat, et nommée pour cette raison le Trou-au-Chat. Les combattants s’y réunirent à l’heure prévue, accompagnés de leurs témoins.

Après une dernière et vaine tentative de réconciliation faite par Ruel des Forges, l’ex-brigadier Sotholin, directeur du combat, mesura la distance convenue, fixée à quinze pas seulement sur la demande de Plessier qui était myope. Puis, après la mise en place des adversaires et le traditionnel120 Allez, messieurs ! Sotholin frappa dans ses mains en comptant : Un, deux, trois !

Deux détonations retentirent. Moreau, qui avait le dos tourné à la contrescarpe gazonnée du fossé, fut frôlé à l’épaule par la balle de son adversaire. La sienne alla s’aplatir contre le mu d’enceinte, à quelques pouces du visage de Plessier. Quand la fumée fut dissipée et lorsqu’on eut constaté qu’il n’y avait aucun blessé, l’un et l’autre s’avancèrent, se tendirent la main, et Plessier déclara :

L’insulte que vous m’avez faite est suffisamment effacée par cette rencontre ; je n’ai d’ailleurs jamais douté de votre courage !

Moreau garda le silence, serra la main du clerc et s’éloigna avec ses témoins.

Sa position chez les Lebeau devenait intenable. Le jour même, il eut avec Théodore une orageuse explication au cours de laquelle celui-ci lui reprocha d’avoir compromis la réputation de sa sœur et le somma de quitter sa maison. Moreau, dit-on, s’éloigna la rage au cœur, sans même avoir pu dire adieu à Louise. Il partit our Paris, où Locquin attendait le bon à tirer du Diogène ; libre de ce souci, il remit à un messager bénévole cette lettre, qui dans sa pensée consommait la rupture avec son ancien ami :

A monsieur Dusautoy, brasseur,
Pour remettre à monsieur Lebeau fils, imprimeur,
     A lui seul.
Paris, lundi 2 septembre 1833.

Monsieur, après ce qui s’est passé, il ne doit plus y avoir entre nous aucun rapport. Quand même aujourd’hui vous me tendriez la main, j’aurais le courage de la repousser. Vous m’avez chassé de chez vous, et vous devez savoir que je suis trop fier pour l’oublier jamais. Ce préambule m’était indispensable : j’ai besoin de vous faire mes adieux et je ne veux pas qu’on puisse attribuer ma lettre à des motifs d’intérêt, à l’espoir d’une réconciliation désormais impossible.

Monsieur, beaucoup de gens m’ont fait du bien, mais personne autant que vous. Le fardeau de la recon-121naissancereconnaissance m’était léger, car je vous aimais d’instinct avant de vous aimer par raison. Vous m’aviez adopté pour frère, et me voilà orphelin une seconde fois ; mais vous aviez le droit de m’ôter gratuitement ce que vous m’aviez donné de même. Je ne me plains pas. Mon affection sera moins volage que la vôtre, et si, comme j’ai lieu de le craindre, vous êtes malheureux un jour, puissiez-vous trouver quelque consolation en pensant qu’il est de par le monde quelqu’un qui vous aime sincèrement, et qui sera malheureux de vos peines, s’il ne peut être heureux de votre bonheur.

H. Moreau.

Je vous prie de ne montrer ma lettre à personne.

On ne saurait manier plus clairement l’allusion au sujet du caractère impérieusement tenace de Mme Lebeau et de son influence sur son mari. Mais notre poète ne resta pas à Paris. Il revint à Saint-Martin-Chennetron au bout de quelques jours. Il y fut accueilli par Camille et Sophie Guérard, avec la même cordialité qu’auparavant, et reprit auprès d’eux la vie qu’il avait menée dans sa convalescence. Le passe-temps préféré du fermier, en cette saison, était la chasse aux canards dans les marécages de la Voulzie, où il possédait un moulin. Il envoyait ces volatiles à des amis de Paris, qui leur trouvaient un fumet très délicat et une chair plus fine que celle des autres variétés connues. Mais Hégésippe n’avait pas de goûts cynégétiques et ne s’intéressait vraiment à ces palmypèdes que pour les observer au cours de ses promenades, car il circulait beaucoup, en rimeur passionné toujours en quête de solitude.

Il poussait quelquefois ses pas jusqu’au bourg de Villiers-Saint-Georges, chef-lieu du canton dont dépendait Saint-Martin. C’était un gros village, qui tirait son importance surtout de la résidence d’un groupe de fonctionnaires de l’Etat, juge de paix, percepteur, receveur de l’enregistrement, et de la présence d’une brigade de gendarmerie dont le chef venait précisément de recevoir ordre de surveiller le nommé Moreau (Hégésip-122peHégésippe), républicain notoire et auteur d’écrits séditieux.

L’inconvénient principal pour l’écrivain de résider hors de Provins, était la difficulté des correspondances par lettres. La commune de Saint-Martin, et même le canton de Villiers-Saint-Georges tout entier, ne possédaient aucun bureau de poste. Les paquets et les plis étaient acheminés, chaque jour, du bureau de Provins par des facteurs ruraux, des piétons comme on les appelait, pauvres gens qui s’acquittaient de leur mieux, mais avec lenteur, de leur ingrate et pénible besogne. Le piéton desservant Saint-Martin était un nommé Chapoteau, ayant femme et enfants en ville, qui eut vite fait connaissance avec l’auteur du Diogène, son meilleur client après M. le Maire, disait-il. Hégésippe recevait non seulement les épreuves de ses livraisons, mais des prospectus et imprimés divers comme il était d’usage, à Paris, d’en envoyer aux hommes de lettres et auteurs de profession. A cette époque où l’emploi de la poste n’était pas très courant dans les campagnes, et où la réception d’une lettre était un événement dans les chaumières, Hégésippe fut bientôt connu pour l’abondance de son courrier. Il eut un jour la surprise d’y trouver un carton imprimé qui l’intrigua. C’était une invitation à assister à la soirée du mariage de Mlle Berthier avec M. Curé, jeune magistrat qui devait devenir le président du tribunal de Provins. Il n’y répondit que par ces couplets où perçait sa rancune contre les indiscrètes gens de la basoche :

Réponse à une invitation
Sur l’adresse de cette lettre,
Quelle erreur fit tomber mon nom ?
Est-ce bien moi qu’on daigne admettre
Aux plaisirs brillants d’un salon ?
Où la mode commande en reine,
Hélas ! on m’accueillerait mal.
Je suis moins heureux que Sedaine…
Non, non, je n’irai pas au bal.
123
Aurai-je assez de patience
Pour souffrir, sans les bafouer,
Ces beaux esprits dont la science
Se borne à l’art de saluer ?
Contre les clercs qui font merveilles,
Un bon mot peut m’être fatal ;
Tous ces messieurs ont des oreilles :
Non, non, je n’irai pas au bal.
voir le poème.

Il n’alla point au bal en effet. Il avait mieux à faire, c’était de préparer la sixième livraison du Diogène. Elle devait contenir, sous la forme d’une ode intitulée Le poète en province, le récit de ses mésaventures depuis qu’il avait entrepris cette publication. Provins et ses habitants y étaient traités de la belle façon, à l’exception de trois personnes nommément désignées :

Honneur ! honneur surtout à ces âmes ferventes,
Dans notre Béotie antithèses vivantes,
Qui de leurs conseils d’or m’ont payé le tribut ;
Honneur à vous, Chardon, Michelin et Grabut !

Le bibliothécaire Chardon, le docteur Michelin et l’abbé Grabut ainsi pourvus d’un satisfecit, Moreau ne se gênait pas pour présenter ses autres concitoyens comme un ramassis de niais, de poltrons et de sots prétentieux. Le ton cynique dont il revendiquait l’usage absolvait d’avance, pensait-il, ces exagérations, le lecteur devait le comprendre et ramener lui-même ses critiques à leur juste mesure. Mais cette fois il poussait trop loin la charge, et le résultat fut déplorable. Quand le numéro parvint à Provins, le sous-préfet Simon lut avec soin son exemplaire et l’envoya à Melun avec un rapport où l’on lisait ces lignes, traduisant la dernière impression des souscripteurs du Diogène à l’égard de son rédacteur :

Lorsqu’on connaît M. Moreau, son superbe dédain est par trop risible. Sa position sociale est nulle. C’est un simple ouvrier sans fortune, qui à cause de son talent, car il en a, se serait fait estimer s’il ne se fût jeté à corps perdu dans la débauche et les cabarets. C’est ce qu’on appelle un mauvais sujet, mais de bas lieu.124

L’arrivée en Seine-et-Marne du sixième numéro du Diogène sembla coïncider avec une distribution de prospectus (nous dirions aujourd’hui tracts) intitulés Les droits et devoirs du républicain. Le 18 octobre, le préfet-baron de Saint-Didier, étant dans son cabinet à Melun, reçut du capitaine de gendarmerie communication d’un de ces écrits, remis par la servante d’un cabaret où était venu Chapoteau, le piéton de Saint-Martin-Chennetron. Sur une demande d’explications faite aussitôt, le lieutenant de gendarmerie de Provins fit une enquête rapide, dont il rendit compte en ces termes :

Provins, le 21 octobre 1833.
Mon capitaine,

Je n’ai pas perdu de vue un seul instant l’affaire du prospectus républicain. Maintenant tout est connu. Voici les faits.

Le nommé Chapoteau, facteur, étant allé pour son service à Saint-Martin-Chênetronc, a donc trouvé là M. Moreau, rédacteur du Diogène, qui lui a remis, au facteur, plusieurs lettres, exemplaires de son dernier numéro, pour les affranchir à la poste de Provins. Les derniers numéros du Diogène étaient ployés dans le prospectus républicain que je vous ai adressé. Le facteur Chapoteau a pris le tout, et il est venu payer à la poste vingt-neuf sous pour l’affranchissement de l’envoy de M. Moreau, rédacteur du Diogène. Cette opération terminée, le facteur Chapoteau a retiré l’enveloppe du paquet et a mis le prospectus républicain dans sa poche sans savoir que c’était un prospectus des droits et devoirs du républicain. Voilà ce qu’a dit le sieur Chapoteau. Cette version du facteur paraît claire et précise, tout paraît suffisamment expliqué ; ensuite Chapoteau étant allé chez Belmanière et faire sa partie, a perdu le prospectus, qui a été ramassé par la servante et remis au gendarme Watmer qui est venu me l’apporter. Si M. le procureur du Roi veut suivre cette affaire après avoir reçu le prospectus, il trouvera tous les renseignements sans aucune difficulté, car c’est le facteur Chapoteau qui les a donnés. Le rédacteur du Diogène est dans ce moment chez M. Guérard, à Saint-Martin-Chênetronc, son bienfaiteur qui a pris soin de son enfance.125 Point de doute que c’est bien lui, Moreau, qui a remis un paquet de lettres à affranchir à Provins, lesquelles lettres étaient enveloppées dans le prospectus républicain, que Chapoteau, facteur, était chargé de l’affranchissement, et que ledit facteur a perdu le prospectus chez Belmanière, marchand de vin à Provins. Je pense donc que cette affaire est coulée, et que les renseignements sont entièrement complets ; reste à la Justice à en faire surgir les résultats.

Agréez l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis, mon capitaine, votre tout dévoué serviteur.

G. d’Aubigny.
Archives départementales de Seine-et-Marne. Dossier Hégésippe Moreau.

De son côté, le sous-préfet Simon s’était mis en campagne. Une distribution d’écrits séditieux dans sa circonscription lui était chose désagréable, mais le fait d’y touver mêlé le nom de Moreau n’était pas pour lui déplaire. Contrairement à tous les usages, il voulut s’informer sur place des détails de l’affaire, et descendit, pour un jour, de son empyrée bureaucratique, pour aller entendre, à Villiers-Saint-Georges, les notables du canton. Il en revint persuadé que l’affaire était insignifiante, mais n’en conclut pas moins à l’encontre de l’auteur de la Simonette. On en jugera par cette nouvelle missive :

Provins, le 24 octobre 1833.
Monsieur le Préfet,

Je ne pense pas qu’il ait été distribué aucun écrit séditieux dans le canton de Villiers par le sieur Moreau. Celui trouvé par la gendarmerie à Provins est le seul dont j’ai eu connaissance. J’ai déjà pris des informations ; j’en ai demandé d’autres ; je vous en ferai connaître le résultat.

L’officier de gendarmerie étant en ce moment indisposé, je n’ai pu conférer avec lui sur cet objet. J’ai recommandé au brigadier de Villiers-Saint-Georges la plus grande surveillance sur le sieur Moreau et ses écrits qu’il colporterait ou ferait colporter.126 Je ne pense pas que les facteurs ruraux consentent à le servir.

Hier j’étais à Villiers, j’ai été étonné d’y rencontrer le sieur Moreau qui y était arrivé de la veille pour voir le sieur Nisolle, huissier. J’ai su de lui que le sieur Moreau était venu le visiter comme ancien camarade de collège, qu’il lui avait communiqué le prochain numéro du Diogène, qui venait de lui être renvoyé par son imprimerie pour changer deux vers injurieux au roi. Le sieur Moreau a fait le changement.

Cette pièce de vers, que l’on dit contenir des choses fortes, est sur la mort d’un conventionnel décédé il y a peu de temps. Aussitôt que j’aurai reçu ce numéro je vous l’adresserai.

Le sieur Nisolle disait au sieur Moreau comment il se faisait que lui, qui prétendait partager les opinions du juste milieu, part ainsi se jeter à corps perdu dans les extrèmes. Il lui répondit que le juste milieu n’était nullement poétique et qu’il ne pouvait faire quelque chose de bien qu’en donnant dans l’exagération des idées républicaines.

Le sieur Nisolle m’assurait que son camarade ruinait sa santé par des excès et qu’il ne trouvait ses inspirations poétiques que dans les fumées du tabac et du punch.

Je suis avec respect, monsieur le Préfet, votre dévoué serviteur.

C. Simon
Archives départementales de Seine-et-Marne. Dossier Hégésippe Moreau.

Le sujet du prochain Diogène, si imprudemment révélé par Moreau à Nisolle, avait trait au conventionnel Merlin de Thionville, mort septuagénaire le 14 septembre, à Commenchon, près de Chauny, dans l’Aisne. Cette rapsodie de près de deux cents vers ne justifiait vraiment pas l’intérêt mêlé d’appréhension dont l’honorait le sous-préfet. Quand la septième livraison parut au début de novembre, l’ode à Merlin de Thionville sembla tellement inoffensive que M. Simon la transmit accompagnée d’une lettre de cinq lignes, sans commentaire.

Il en fut de même pour les deux dernières li-127vraisonslivraisons du Diogène, imprimées comme la précédente à Paris, non plus chez Locquin, mais chez Everat, son concurrent. L’une contenait un morceau mélancolique sur L’Hiver, où l’auteur opposait, cela va de soi, le sort du pauvre à celui du riche pendant les rigueurs de la mauvaise saison. L’autre, consacrée à Henri V, alias le comte de Chambord, était une diatribe contre les débiles partisans de la branche aînée. On y lisait :

Parmi ces noms obscurs, il en est un brillant,
Un que nous t’envions, un seul : Chateaubriand !

Il n’y avait point là de flatterie, car Hégésippe était sincère dans son admiration pour l’auteur d’Atala. Celui-ci le comprit sans doute, et de la modeste retraite où il vivait depuis sa disgrâceChateaubriand s’était retiré avec sa femme à l’Infirmerie Marie-Thérèse, fondée par eux sous la Restauration et installée rue d’Enfer (devenue en 1879 rue Denfert-Rochereau), il répondit par une lettre contenant cette phrase élogieuse : Vous avez été touché de la langue de feu.

Ce fut la seule satisfaction d’amour-propre que le Diogène valut à son rédacteur. Elle venait à point pour le consoler de ses nombreux déboires, car la courte existence du recueil cynique prenait fin avec la neuvième livraison. M. Simon en prévint triomphalement le baron de Saint-Didier, par une lettre du 23 novembre disant que le sieur Moreau avait quitté Saint-Martin-Chennetron et Provins depuis quelques jours.

La victoire de ce fonctionnaire quinteux était complète. Hégésippe Moreau allait reprendre à Paris son collier de misère, mais les impardonnables couplets de la Simonette étaient bien vengés.



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