Le mois de janvier 1836 avait été marqué par une exécution capitale aussi mémorable que celle de Fieschi. Le coupable, cette fois encore, était un bohème, mais non plus un régécide victime de son fanatisme. Lacenaire, assassin de trente-cinq ans, était un dévoyé de la classe bourgeoise, fils d’un négociant de Lyon, qui avait fait de bonnes études secondaires, mais dont les goûts crapuleux et précoces étaient si prononcés que son père, traversant avec lui la place des Terreaux un jour qu’on préparait un supplice, lui dit en désignant la guillotine :
Tiens, regarde. Si tu ne changes pas, c’est par là que tu finiras !
Le fils Lacenaire ne changea pas, et la prédiction paternelle devait se réaliser. Ce jeune gredin, devenu commis de banque, quitta Lyon à la suite d’une indélicatesse que lui reprochait son patron, et vint à Paris dans l’intention d’y vivre de sa plume. Vite détrompé par l’expérience, il devint successivement soldat, commis voyageur et ponte à la roulette dans une maison de jeu. La malchance l’ayant ruiné, il fabriqua pour dix mille165 francs de traites fausses qu’il négocia, se réfugia en Italie, puis, après avoir tué un homme, passa en Suisse. Rentré en France et rengagé comme soldat, il déserta, revint à Paris avec la résolution de vivre de vols et d’assassinats, et prit d’abord la précaution de se faire condamner à une peine légère pour aller dans une prison où il ferait, avec les détenus, l’apprentissage nécessaire. Envoyé à la maison de la Force, il y fit connaissance avec le condamné politique Altaroche, directeur du petit journal leBon Sens. Altaroche s’intéressa à lui et promit d’insérer dans sa feuille quelques-uns de ses écrits ; mais l’année suivante, quand Lacenaire libéré lui apporta des manuscrits, altaroche ne tint qu’en partie ses engagements et eut le tort de publier, sous son propre nom, une chanson de son ancien compagnon de captivité. Lacenaire réclama par cette épître :
Poursuivi par Lacenaire, Altaroche fut condamné à l’amende, et son adversaire, exécutant son ancien projet, commit avec des complices une série de crimes qui l’amenèrent en cour d’assises. Accusé d’assassinat, il fut condamné à mort après des débats où il se montra spirituel et se posa en homme de lettres méconnu. Son procès terminé, il fut gardé à la Conciergerie, dans une cellule où il commença à écrire ses Mémoires, et la sottise publique fut telle qu’il reçut alors, de toutes parts, les marques d’intérêt les plus flatteuses du beau monde parisien. Les dames de la meilleure société allèrent le voir pour lui demander des vers, et une comtesse authentique, collec-166tionneusecollectionneuse d’autographes, tint à honneur d’obtenir sa signature. Bref, tant de niaiserie devint un scandale, qui persista après l’exécution, quand la publication des Mémoires, révélations et poésies de Lacenaire vint mettre le sceau à cette renommée de mauvais aloi.
Des littérateurs s’indignèrent, Jules Janin et Gozlan les premiers. Le doux Hégésippe les imita et tint à laver la véritable bohème des usurpations de ce criminel, dans une satire qui commençait ainsi :
Merveille !
Il est donc vrai, disais-je, un poëte voleur !hélas ! et ma douleur
Un poëte assassin !
Cette pièce parut dans le Charivari,
passé sous la direction d’Altaroche qui fut bien aise de prendre ainsi
une revanche posthume sur son ennemi. Moreau commençait une carrière de
petit journaliste
. Il venait d’être admis simultanément à la
Psyché, au Journal des Demoiselles et au Petit courrier des Dames, grâce à la
recommandation d’une Bordelaise émigrée à Paris, Mme Emma Ferrand, femme de lettres d’une
quarantaine d’années, au cœur sensible, veuve d’ailleurs et
mère de famille, qui s’était apitoyée sur le sort du poète de talent
rencontré si souvent dans les secrétariats de rédaction, et apparemment bien
mal préparé aux compétitions parisiennes. Au physique, Mme Ferrand était petite et brune ; au moral,
elle était naturellement vive et enjouée, mais le souvenir de malheurs
domestiques encore récents lui donnait souvent de la mélancolie. Du reste, sa
différence d’âge avec Hégésippe écartait d’eux toute
arrière-pensée167 d’intrigue amoureuse, et
l’attachement qu’il lui portait ressemblait à celui qu’il
avait voué à Sophie Guérard. C’était, disait-il dans l’épanchement
de sa reconnaissance, son idole numéro trois
.
Le premier article paru sous la signature d’Hégésippe rut le compte
rendu, fait dans la Psyché du
28 janvier, de la réception de Scribe à l’Académie
française. C’était un articulet, presque un écho, qui lui permit
cependant de persifler avec agrément les assistants, provenant tous,
disait-il, du public habituel des premières représentations. Les artistes
d’une part, les auteurs de l’autre, reçurent leur tribut
d’épigrammes, sans compter le récipiendaire qui, pour avoir voulu faire
l’éloge de la chanson, se vit rappeler qu’il était seulement
vaudevilliste et coupletier tout au plus
. Pur terminer, Moreau
annonçait en ces termes la reception d’un autre littérateur, grave
écrivain politique et futur ministre : Incessamment, la représentation
de M. Salvandy
.
Huit jours plus tard, la Psyché donna Une femme sensible, où le Provinois qu’Hégésippe était resté exerçait sa verve à l’encontre des gens de la Ferté-Gaucher, désignés par euphémisme comme des êtres ingénus, innocents et candides. C’était un petit tableau railleur, naïf et tendre des travers d’une belle provinciale, riche, courtisée, langoureuse, écrivant comme une femme de lettres de Paris…, et de plus, sachant l’orthographe ! Mais une indiscrétion fortuite, révélait à l’un de ses soupirants que la dame n’aimait personne, ou plutôt qu’elle s’aimait elle-même pardessus tout. Et c’était la fin d’une illusion…
Par sa nouvelle protectrice, Hégésippe avait fait connaissance avec une abonnée du Petit Courrier des Dames, qui elle-même avait un nom dans la littérature, la comtesse de Bradi. Cette personne eut un jour la fantaisie de recueillir un chien errant, qui en peu de temps devint gras et dodu au point d’être méconnaissable. Médor, c’était son nom, attira l’attention du poète et se168 vit dédier le troisième morceau paru dans la presse périodique sous la signature d’Hégésippe Moreau. Intitulé Le petit chien, il fut inséré en mars dans le Petit Courrier, et conquis d’emblée la faveur des élégantes et sensibles lectrices.
Mesdames Ferrand et de Bradi aidant, on parla dans les salons d’un jeune poète malheureux et plein de talent, nommé Moreau, dont le sort était digne d’intérêt. On voulut le voir, le connaître, entendre la lecture de ses œuvres, et ce désir ne fit qu’augmenter à l’apparition d’une autre poésie, La Sœur du Tasse, et de deux nouvelles en prose, Les petits souliers et Jeanne d’Arc, insérées, sous son nom, aux mois d’avril et de mai dans le Journal des Demoiselles.
Du coup, la vogue d’Hégésippe Moreau fut si bien reconnue dans les faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré, que deux dames de la bonne société, la baronne de R. et la marquise de C. se mirent d’accord avec Mme de Bradi pour faire une célébrité au poète de Seine-et-Marne. Grâce à elles, il fut convenu qu’Hégésippe en personne viendrait dire sa pièce à l’hôtel de CastellaneCet hôtel, situé 12, rue de l’Arcade, a été démoli sous le second Empire. La rue de Castellane actuelle est tracée sur son emplacement., et en effet il eut l’honneur d’être reçu dans la maison du sévère et vétilleux lieutenant-général, grand-officier de la Légion d’honneur, futur maréchal et pair de France, qui exerçait alors un commandement à Perpignan. En son absence, sa famille et les invités de celle-ci daignèrent écouter ce qui suit :
Hué de tous et mordu par toi-même ! L’élégante assistance eut à cœur de montrer à l’auteur combien peu son pessimisme était justifié. Il fut au contraire fêté et complimenté à l’envi par un auditoire enthousiaste que, d’ailleurs, il était fort capable d’émouvoir autrement que par le spectacle de sa pauvreté. Moreau avait le don du bien dire, et les vers déclamés par lui paraissaient doublement mélodieux, tant il en augmentait le charme par le ton musical de sa voix. Après les couplets sur Médor, il récita ses odes et chansons avec le même bonheur, si bien qu’à son départ la sympathie de ce public choisi lui était entièrement acquise.
Dès lors, les invitations se multiplièrent. Les maîtresses de maison se
firent un devoir d’exhiber le poète à la mode, et certaines
particularités qui en d’autres cas auraient pu lui nuire furent170 présentées comme des attraits supplémentaires, des
piments pour aviver la curiosité. Ainsi, Hégésippe était venu à l’hôtel
de Castellane en habit, mais sans gants. On s’abstint de lui faire
remarquer cet oubli, qui cadrait si bien avec sa position de pauvre hère sans
ressources et sans usage. Mieux encore, on voulut voir dans cette négligence
une piquante originalité, et le billet d’invitation d’une
douairière porta cet avis : Nous aurons le poète Moreau, un homme qui
n’a pas de gants ni de dessous de pieds.
Ces heureux changements dans le train de vie d’un bohème qui, peu de
temps auparavant, craignait d’être balayé du pied
, méritaient
d’être annoncés à Saint-Martin ; mais une fois de plus, Moreau se
trouvait en froid avec Camille et sa femme. La chose était d’autant plus
gênante qu’il avait besoin du concours de Sophie pour correspondre avec
Louise Jeunet, qui, bravant la surveillance de sa belle-sœur, était
rentrée en correspondance avec lui. Enfin, las d’attendre une occasion
qui tardait par trop à se présenter, il reprit brusquement contact par ce
billet à Mme Guérard :
Madame, j’ai tardé longtemps à vous écrire, quoique j’en
eusse bien envie. J’étais si malheureux alors qu’une pareille
démarche vous aurait paru intéressée et lâche. J’attendais que mon
sort changeât pour vous donner de mes nouvelles. Le moment est arrivé. Cinq
ou six dames, du grand monde, à qui mes vers et mes chansons avaient plu,
ont opéré ce miracle. Je suis maintenant bien accueilli partout, prôné,
caressé, occupé, presque heureux… Je le serais tout à fait, Madame,
si vous vouliez ; il suffirait pour cela de m’envoyer par la
poste une phrase, une seule, ainsi conçue : Moreau, nous te
pardonnons et nous t’aimons toujours.
Il est à peine besoin d’ajouter que la prière fut exaucée sans délai. On pardonna. On assura le pêcheur repentant qu’on l’aimait toujours. On171 fit passer de nouvelles lettres à la tendre Louise restée à Provins et on annonça au poète qu’il pouvait aller voir à Paris le jeune Alexandre Guérard, entré depuis peu en qualité d’interne au collège Rollin.
Rassuré par ces témoignages de confiance, Hégésippe n’en fut que mieux disposé à poursuivre sa voie poétique. Un nouvel événement public, le troisième en date des attentats perpétrés contre la vie du Roi, vint donner un nouveau stimulant à son inspiration.
C’était le 25 juin, Louis-Philippe, quittant les Tuileries en voiture, passait au tournant des guichets du Louvre, près du Pont-Royal, quand un homme déchargea sur lui une canne-fusil. Ma balle manqua son but, mais la bourre resta dans le faux toupet que le Roi portait en guise de chevelure. Maîtrisé séance tenancetenante par la foule, l’assassin voulut se frapper d’un coup de poignard, mais il en fut empêché, et la garde accourue l’arrêta. C’était un républicain nommé Alibaud, ancien sous-officier d’infanterie, possédant une certaine instruction, fils d’un aubergiste de Perpignan, qui était venu de cette ville six mois auparavant. Il voulait tuer le Roi à qui il faisait remonter la responsabilité des malheurs de sa famille. D’aspect prévenant, de maintien réservé, beau de visage, sympathique en un mot dans toute sa personne, Alibaud avait d’avance renoncé à la vie et expliquait son acte comme un suicide pouvant être utile aux peuples par le meurtre d’un roi.
Son procès fut promptement ouvert devant la cour des pairs, et rapidement mené. A la question du président Pasquier lui demandant depuis combien de temps il méditait son crime :
Depuis, répondit Alibaud, que le roi a mis Paris en état de siège ; qu’il a voulu gouverner au lieu de régner ; depuis qu’il a fait massacrer les citoyens dans les rues de Lyon et au claître de Saint-Merri. Son règne est un règne de sang, un règne infâme. J’ai voulu tuer le roi.172
Cet aveu sans un mot de regret décida de son sort. L’accusé fut condamné à mort et amené au lieu d’exécution, le 11 juillet, avec le cérémonial usité pour la peine des parricides, revêtu d’un peignoir blanc et la tête couverte d’un voile noir.
Hégésippe, qui malgré sa défaillance de l’affaire Berthaud demeurait
républicain de principe, écrivit pendant le procès une pièce consacrée à
Alibaud, sous le titre Mil huit cent trente-six, avec
l’épigraphe tirée du Décalogue : Tu ne tueras point.
Il
avait, nous l’avons dit, le travail pénible et lent ; les
quarante-huit heures que durèrent les audiences du Luxembourg ne lui suffirent
point pour finir son ouvrage, dix strophes octosyllabiques, où il blâmait le
crime de régicide, tout en demandant grâce pourl’assassin. Il commençait
par cette invocation :
Dans une série de comparaisons et de métaphores, il remarquait que la peine de mort s’effaçait par degrés du code pénal, et il protestait contre le droit de tuer revendiqué par les régicides. Il condamnait le meurtre des rois au nom d’une morale éternelle, et préconisait leur renversement par l’action pacifique :
Enfin, il rendait hommage au courage du meurtrier attendant la mort qu’il avait prévue et mé-173ritéeméritée. Il rappelait des actes de dévouement accomplis par lui dans sa jeunesse, et le montrait aujourd’hui résigné comme un martyr. Mais, disait-il dans son zèle à le secourir, il aurait voulu faire de son hymne funéraire une parure pour le coupable encore vivant et le soustraire par ce moyen au supplice. Il terminait ainsi :
L’engouement des salons pour Hégésippe Moreau dura jusqu’au milieu de l’été, autrement dit jusqu’à l’époque de la moisson, date à laquelle les riches propriétaires partaient de Paris pour se livrer dans leurs terres au plaisir de la chasse. Le poète retomba dans un isolement qui lui sembla bien dur après les joies des premiers succès. Plus que jamais il s’abandonna à la paresse. Trop d’infortunes avaient bouleversé sa vie, l’avaient ballotté entre des contradictions, faisant de lui un solitaire alors qu’il était avide d’épanchements, un révolté quand il se sentait l’âme douce et paisible, un auteur libertin au double sens du terme, lorsque son âme honnête n’aspirait qu’aux joies permises d’un foyer absent et au chaste amour d’une femme élue. Partagé entre le regret de sa quiète jeunesse et l’irritation que lui causait la dureté du temps présent, incapable, au surplus, de s’imposer et de suivre une ligne de conduite, il finissait toujours par s’abandonner174 au désespoir. Ces accès de lypémanie, comme disaient les médecins du temps, lui étaient difficiles à surmonter. Il s’y essayait parfois, non sans mérite, car l’effort était grand, et c’est ainsi que le 15 août, par une journée de chaleur caniculaire ajoutant encore à son accablement, il écrivit à Sophie cette longue missive où l’énervement, perçant malgré lui, alternait avec le souci de rester correct :
Je n’ai pas bien compris ce que vous me dites dans votre dernière lettre à propos de Vaché. J’ai cru entrevoir cependant que ma fréquentation pouvait lui être nuisible en quelque chose. Rassurez-vous, Madame ! si je lui ai exprimé l’intention de le voir souvent, c’était dans l’espoir d’entendre parler souvent de vous ; maintenant que vous me faites l’honneur de m’écrire, ce motif n’existe plus, et Vaché ne court pas plus le risque de gagner mes défauts que moi de m’inoculer ses vertus, dont pourtant j’aurais grand besoin, car je vous l’avoue sincèrement, et plaisanterie à part, si j’avais eu le choix de ma destinée, j’aurais préféré peut-être le rôle de commis à celui d’écrivailleur : l’argent, pour moi comme pour Vaché, est tout, puisque j’ai des besoins à satisfaire et qu’il n’y a (malheureusement) que ce moyen pour y arriver.
Ceci est une phrase de vous.
Je ne comprends pas non plus pourquoi vous vous étonnez de ce que je n’écrive pas à M. Guérard. Je vous ai écrit pour vous demander pardon des torts dont vous avez dû vous plaindre, l’un comme l’autre. Si votre nom est tombé de préférence sur l’adresse, c’est l’affaire du hasard, et peut-être, à mon incu, de ce sentiment commun à tous les hommes qui fait que l’on pressent plus d’indulgence chez un sexe que chez un autre. Si je vous adresse une lettre pour vous confier mes peines, mes plaisirs et mes espérances, je ne conçois pas pourquoi je ferais une copie de cette lettre pour exprimer à M. Guérard mes plaisirs, mes peines, etc… Pourtant, si vous y tenez, dites-le… Vous me demandez quels sont mes moyens d’existence ?175 Ma plume, mon espérance, la mort (car je vous avoue que l’existence, fut-elle pour moi ce qu’on appelle heureuse, m’est insupportable). Vous m’interrogez aussi sur le but de mes protecteurs ; vous auriez mieux fait de dire mes protectrices, car, à une seule exception près (M. Busset de Dijon), toutes les personnes qui me veulent et qui me font du bien, sont des femmes ! Je dois placer en tête madame Emma Ferrand de Bordeaux, celle à qui j’ai adressé les vers que j’ai envoyés à votre adresse. Quand l’espace ne me manquerait pas, les expressions me manqueraient pour vous dire combien cette dame m’a rendu de services. Elle vient de partir, mais elle doit revenir bientôt. Ces protectrices ont reconnu que je n’étais bon qu’à une chose, à écrire. Leur but (et elles l’ont déjà presque atteint) est d’inspirer à tout le monde la haute opinion qu’elles ont de mon talent et de me faire écrire dans toutes les publications, périodiques ou autres, qui s’éditent à Paris. Malheureusement, il y avait à ce projet un obstacle qu’elles n’avaient pas prévu ; cet obstacle, c’est moi. Je suis presque accablé d’ouvrage en ce moment-ci et je ne fais rien. Je vous aimais beaucoup et je vous aime encore davantage, s’il est possible, depuis que je sais que vous aimez ma sœur… Si vous m’écriviez, Madame, dites-moi donc ce que vous avez reçu de ma part, vous, M. Guérard ou Mme Jeunet. J’ai tout lieu de croire que quelque chose s’est égaré.
Je vous salue avec respect et reconnaissance.
J’ai pris le parti de signer mon prénom, à cause de la foule innombrable des Moreau, ce qui a causé déjà plusieurs quiproquos fort désagréables pour moi. Je vais donner à Vaché des vers manuscrits faits pour Mme Jeunet et à son adresse ; ils ont dû lui être envoyés imprimés dans le Journal des Demoiselles ; mais d’après une lettre de ma sœur, qui ne m’en parle pas, je crois qu’on ne les a pas reçus.
Je n’ai pu voir Alexandre, bien que j’aie rendu deux visites au collège Rollin ; on m’a répondu qu’on ne connaissait pas ce nom-là. Y aurait-il à Paris plusieurs collèges de ce même nom ?
Hégésippe avait assez souvent envoyé des vers à Louise, soit directement, soit par l’intermédiaire de Sophie. Même, l’année précédente, il avait craint sérieusement d’alarmer son amie par une176 élégie intitulée L’Isolement, et dédiée à Mme Dondey-Dupré, qui, en sa qualité de propriétaire d’une maison d’édition, l’avait félicité de son talent et encouragé à écrire. La pièce comportait de tels transports d’enthousiasme et de reconnaissance qu’une amante pouvait s’y tromper et y découvrir l’expression de l’amour pour une rivale. Moreau l’avait donc transmise à Sophie seule, la laissant libre de la faire passer à Louise si elle le trouvait à propos.
Mais, au cours de sa double correspondance à Saint-Martin et Provins, le poète crut remarquer, à de menus indices, que des lettres destinées à sa chère Louise ne lui étaient point parvenues, soit qu’elles se fussent égarées, soit plutôt, il le craignait, qu’elles eussent été interceptées par Mme Théodore Lebeau. C’est sous cette appréhension qu’il fit parvenir à Louise, sous le couvert de Sophie Guérard, ce long message :
Chère sœur, je vous ai déjà écrit ; mais, par malheur, ma
lettre était suivie d’un morceau de poésie qui en faisait un paquet
trop volumineux pour la poste. J’attends, pour vous le faire passer,
que Vaché ait quelque chose à envoyer à madame Guérard, puisqu’elle a
eu la bonté de me servir de truchement auprès de vous. Merci de votre
lettre, chère sœur (bien qu’elle ne m’apprenne
rien)… Et si madame Guérard n’avait pas réparé cet oubli,
j’ignorerais absolument quelle est votre position de sœur (de
sœur charnelle) et de mère. Vous être presque heureuse,
dit-elle ; ce presque est bien vague et j’ai peur. Elle
m’a fait éprouver la sensation la plus pure et la plus douce que
j’aie eue depuis longtemps ; depuis ce temps, il vous en souvient
encore, n’est-ce pas ? où vous me disiez à neuf heures, quand je
passais devant la porte de votre chambre : Bonsoir, Monsieur
Moreau ! Seulement vos félicitations ont quelque chose
d’ironique. C’est un peu ma faute, à la vérité. Le mot heureux
qui s’est glissé dans ma lettre précédente n’a pas été bien
compris… Je me sens heureux, ma sœur, parce que ma plus grande
souffrance était le mépris qui me suivait partout, et
qu’aujourd’hui les éloges seuls177
m’importunent. Je me sens heureux, parce que plusieurs
personnes de beaucoup d’esprit ont répété ce que votre cœur vous
avait révélé avant elles : Ce jeune homme est vraiment un
poète !
Je me sens heureux parce qu’hier on pouvait
jeter mon nom comme un opprobre à la sainte femme qui m’a tant aimé,
et qu’aujourd’hui, dussé-je mourir de chagrin, elle peut se
parer de mon amour et de mes vers. (Ces deux phrases sentent bien
l’orgueil, mais, écrivant pour vous seule, je mets devant vous mon
cœur à nu. Mais Dieu m’est témoin que je suis un vrai
poète ; malheureusement je ne suis que cela.) Et comment voulez-vous
que je sois heureux dans l’acception vulgaire de ce mot. Seul, tout
seul : moi, vieil enfant à qui il faudrait non seulement un père ou un
tuteur, mais encore une mère, une nourrice, une garde-malade, ou
bien… une sœur ?.
Dernièrement une dame bien connue et bien spirituelle à qui j’avais
confié mes peines, m’a conseillé de me marier. Elle me désignait même
une personne qui, disait-elle, me convient sous tous les rapports, et vous
ne devineriez jamais quelle est cette personne… C’est
vous. Voici le fait. Elle avait voulu savoir à qui j’avais adressé
La sœur du Tasse, et, malgré mes
réponses évasives, elle était parvenue à savoir que c’était madame
J… de Provins. La personne qui l’avait si bien informée avait
oublié de lui dire que la sœur du Tasse était mariée, et je
souriais, la larme à l’œil, quand je l’entendais me
répéter sérieusement : Vrai, monsieur Moreau, je crois que cette
dame ferait votre bonheur.
N’est-ce pas, ma sœur, que
c’est une personne bien bonne et bien spirituelle ?
Malheureusement s’il y a des personnes qui s’inquiètent de mes
affections et de mes douleurs, il y en a plusieurs autres qui, en estimant
beaucoup mon talent, ne peuvent pas souffrir ma personne. Peut-être
ferais-je bien de vous donner la liste des personnes qui s’intéressent
à moi :
La comtesse de Bradi, qui a imprimé des choses à mon adresse que je
n’ose vous répéter… Mme Fouqueau de Pussy, directrice du Journal des Demoiselles, qui prétend que
j’ai gardé les vaches chez M. Guérard et qu’on m’a
chassé un jour que j’avais perdu le troupeau. Mlle Eugénie Foa (l’auteur), bon garçon et
bon camarade, qui dit naïvement : Mon cher, vous êtes un
bavard ; allez-vous-en et laissez-178moi
écrire. Je fais un article de journal pour avoir un chapeau
. Mme Dondey-Dupré, imprimeur-libraire, qui dit que
je suis un scélérat. Chose singulière, la personne qui me traite
ainsi maintenant est celle à qui j’ai cru devoir adresser autrefois
l’élégie intitulée l’Isolement,
que madame Guérard vous aura prêtée sans doute. M. Busset,
propriétaire, je crois, à Dijon, qui m’a offert tout ce qu’un
homme riche peut offrir. J’ai cru ne devoir accepter que son
amitié… Enfin Mme Ferrand, la
Girondine… qui veut nous marier, ma sœur. C’est
l’idole nº 3. Pardonnez-moi de vous
avoir parlé de moi et de moi seul si longuement, j’avais tant de
choses à vous dire ! et puis la souffrance est égoïste, et quand je
vous écris, je suis tout tremblant encore d’une émotion bien
pénible. Je viens d’avoir une scène terrible avec Lefèvre que
j’accuse d’avoir inspiré à mon ancienne bienfaitrice, Mme veuve*
Dondey-Dupré, les sentiments que vous savez.
Au revoir, bonne sœur !
*J’ai souligné ce mot à dessein, et vous comprendrez mon intention quand vous saurez que cette dame est fort riche et que Lefèvre est un intrigant capable de tout, excepté de se battre. Il vient de le prouver.
Moreau découragé ayant cessé de produire, deux contes antérieurement écrits par lui parurent encore en 1836 : le Gui de chêne, au mois d’août, dans le Journal des Demoiselles, la Dame de cœur dans le Petit Courrier des Dames, le 20 septembre suivant.
Le premier conte porta d’abord le titre de Macaria ou les Héraclides, et fut dédié à ma sœur. Il emprunte le ton du récit familier d’un frère à une sœur pour raconter l’histoire d’Ixus et de Macaria, enfants d’Hercule et d’Iole. Ixus, c’est le gui, faible rameau parasite enté sur le robuste tronc de la lignée herculéenne. Il est faible, et ses frères les Héraclides le dédaignent, le repoussent et le battent. Mais Ixus est poète et sa sœur Macaria, qui a pris compassion de lui, écoute ses chants et les admire. Or, il advient que la pythie de Delphes, consultée sur l’issue de la guerre du179 moment, déclare qu’Apollon réclame comme holocauste un des Héraclides. Ixus se glisse fièrement parmi ses frères pour courir le risque du sacrifice en mettant son nom dans l’urne ; mais ils le repoussent et partent seuls pour subir l’épreuve, le laissant en garde à Macaria. Aucun d’eux ne doit pourtant mourir, car le lendemain, quand un prêtre de Minerve ballotte leurs noms dans l’urne pour le tirage au sort, Macaria elle-même apparaît et va se présenter au sacrificateur. Ixus vient de trépasser après avoir composé lui-même son chant de mort, et elle va, désespérée, mourir à son tour sur l’autel, oubliant qu’un fiancé l’attend pour l’épouser.
Ce récit comportait sous un titre spécial la Chanson d’Ixus, que voici :
I
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir. Un jour, il y a douze ans, un pygmée tomba de la peau de lion d’Hercule : ce pygmée, c’était moi. Mon père ne m’aimait pas parce que j’étais faible et petit ; et lorsque, enfant, je me heurtais à ses genoux, j’entendais sur ma tête une voix gronder comme l’orage. Mes frères me battent quand je les appelle tout haut mes frères, et pourtant je veux vivre, car j’ai une sœur, une sœur qui m’aime… Elle est si bonne, Macaria !
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
II
Mes frères m’ont dit un jour : Sois bon à quelque
chose ; apprends à élever des statues et des autels, car nous serons
dieux peut-être
. Et j’essayai d’obéir à mes frères ;
mais le ciseau et le marteau étaient bien lourds ! Et puis des visions
étranges passaient, passaient sans cesse entre moi et le bloc de
Paros ; et mon doigt distrait écrivait sur la poussière un nom,
toujours le même, le doux nom de Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.180
III
Alors mes frères m’ont dit : Nous avons pour hôte au palais
un blanc vieillard de la Chaldée, qui sait lire dans le ciel les choses à
venir : écoute ses leçons, et dis-nous si tu vois dans les nues venir
des trésors ou des victoires
. Et j’ai écouté le vieillard,
j’ai passé de longues nuits sereines à regarder le ciel ; mais je
n’ai vu ni victoires ni trésors, je n’ai vu que des étoiles
humides et brillantes qui me regardaient avec amour… comme les yeux
de Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
IV
Alors mes frères m’ont dit : Prends un arc et des flèches,
et va chasser dans les bois
. Et j’ai couru par les bois avec un
arc et des flèches ! mais j’oubliai bientôt la chasse et mes
frères. Pendant que j’écoutais chanter les vents et les rossignols,
une biche mangea mon pain dans ma robe ; et un petit oiseau, fatigué
d’un long vol, vint s’endormir dans mon carquois. Je l’ai
porté à Macaria.
Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.
V
Alors mes frères m’ont dit : Tu n’es bon à rien
,
et m’ont battu ; mais je n’ai pas pleuré, parce que je
pensais à ma sœur, et demain, quand Macaria, assise au banquet
nuptial, dira : Quelle est donc cette fumée bleue qui monte là-bas
derrière ce bois de lauriers ? - Oh ! ce n’est rien, diront
les convives. C’est le bûcher d’Ixus, le pauvre gui de chêne
qu’un coup de vent a fait mourir
.
Est-il besoin d’indiquer le sens caché de ce conte ? Il est clair que Moreau s’est représenté dans le faible, inoffensif et généreux Ixus, que les Héraclides figurent la foule des puissants et des heureux du monde, indifférents ou hostiles. Quant à Macaria, c’est à n’en pas douter la tendre et pure Louise Jeunet.
La Dame de cœur, publiée un mois plus tard fut d’un tout autre ton. Elle portait ce sous-titre :181 Extrait des confessions d’un vieil enfant, ouvrage inédit. On comprenait, à la lecture, que ce vieil enfant était un tout jeune homme, pauvre, poète, vivant à Paris et en commerce galant avec une actrice. Mais les abonnées ignoraient sans doute que la personne en question était Mlle Léontine Fay, et le vieil enfant Hégésippe Moreau lui-même. Quant au conte, d’allure facétieuse, il roulait sur un quiproquo au sujet d’un rendez-vous, dont le dénouement était à la confusion du conteur.
Nous effleurons ici un article délicat, traité incidemment par les compagnons d’Hégésippe lorsqu’ils se mêlèrent de rassembler leurs souvenirs sur lui. Il n’est pas croyable qu’un poète, menant la vie de bohème à Paris, n’ait noué aucune intrigue d’amour et s’en soit tenu, sur ce chapitre, à un sentiment très réel, mais platonique, entretenu par une correspondance écrite. La vérité est que Moreau, fidèle en esprit à son chaste amour d’adolescent, eut de nombreuses faiblesses, dont les mieux décelées sont ses relations avec deux femmes de théâtre, Mlles Fay et Fargueil, toutes deux actrices en renom, la première au Théâtre-Français, la seconde au Vaudeville.
Dès son arrivée à Paris, Moreau avait admiré au Gymnase Léontine Fay, comédienne, fille de comédiens, une enfant de la balle qui, dès 1816, à l’âge de cinq ans, avait débuté au théâtre de Francfort dans Adolphe et Clara. Brune et jolie, douée d’une voix claire, elle possédait une diction admirable, mise au service d’un jeu passionné auquel on ne reprochait qu’un excès de vigueur. Ses yeux d’un noir profond, qui semblaient lancer des éclairs, ses épais et sombres sourcils, sa chevelure de jais, son talent impétueux lui avaient valu d’être choisie par Casimir Delavigne, Victor Hugo et Alexandre Dumas pour interpréter leurs œuvres. Elle avait épousé, à vingt-huit ans, l’acteur Molnys et passait pour être très malheu-182reusemalheureuse en ménage, son mari étant d’une jalousie féroce.
Hégésippe, devenu très tôt coupletier
de vaudevilles, s’était
mêlé peu à peu aux comédiens gens plus riches de poux que de sous
,
disait le sarcastique Henry Monnier. Il était là dans un élément sympathique,
et il lui arriva de passer des coulisses à la scènes, en amateur, comme on
l’a vu faire à Provins et à Nogent. Malgré le danger d’un
esclandre avec Molnys, il eut l’audace de courtiser sa femme et de lui
envoyer, pour entrée en matière, le madrigal suivant :
Oh ! se dit-il en l’envoyant, je vois d’ici ses grands yeux noirs flamber de colère… Eh bien, ma foi, tant mieux ! J’entrerai, bon gré mal gré, dans sa loge… Elle me donnera des soufflets… et ce sera charmant.
On ne sait ce qu’il en advint, la chronique étant restée muette sur cette avanture, mais le soupirant, son amourette passée, se défendit dans une lettre à Louise contre le soupçon d’infidélité qu’elle semblair manifester.
Les femmes que je connais, lui dit-il, d’ailleurs
aimables et spirituelles, sont dans leurs rapports d’une immoralité,
d’un égoïsme désespérant : nos amours les feraient rire, et leurs
plaisirs me font pitié. Pour moi, je n’ai encore éprouvé
d’émotion d’amour qu’à la vue de certaines actrices ;
mais il ne faut pas s’y méprendre ; si j’aime un instant le
personnage qui m’arrache des larmes avec les sentiments que
l’auteur lui prête, je ne garde que du mépris pour la femme…
qui dépouille à la fois dans les coulisses son costume et ses
vertus.
Pourtant, ces opinions sceptiques ne l’empêchèrent pas de retomber sous le même charme lorsqu’il fut appelé par le directeur du Vaude-183villeVaudeville, Etienne Arago, à lui fournir des pièces non signées dont il est impossible de parler davantage, car elles sont perdues sans retour. Arago lui présenta un jour Anaïs Fargueil, la jeun Toulousaine de dix-sept ans, enfant de la balle elle aussi, qui venait de quitter l’Opéra-Comique après avoir perdu sa voix. Engagée à titre de comédienne, elle débuta dans ce genre avec le rôle de Mathilde du Démon de la nuit et conquit du même coup, avec la faveur du public, l’admiration durable d’Hégésippe Moreau.
Fut-il payé de retour ? Cette question n’est pas mieux résolue pour la Fargueil que pour la Fay. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne fut point repoussé, sans trop croire de sa part à des prouesses de don Juan. Berthaud engage à cette réserve lorsque, dans l’ode consacrée à la mémoire de son ami, il le dépeint comme un amant sentimental, de belle figure, timide et pauvre :
Quel dommage !
Si Moreau paraissait inconstant dans ses amours qu’un caprice du
sort faisait voler toujours
, il demeurait d’une exemplaire fidélité
au souvenir de Louise. Le destin de Mme Jeunet
et de ses enfants était l’un de ses principaux soucis, surtout depuis
qu’il savait son amie soumise à la surveillance hostile de la jeune
Mme Lebeau. Il avait recommencé à lui écrire
régulièrement, et depuis quelque temps avec une certaine inquiétude, à la
suite de dissentiments de famille dont l’écho lui était parvenu. On
approchait de la Saint-Martin, échéance habituelle des baux et loyers dans la
région briarde, et Louise avait reçu de son frère le conseil de chercher en
ville un appartement où elle serait plus libre de poursuivre une
correspondance qui déplaisait à toute sa famille. Mme Jeunet, loin de se soumettre devant cette
tentative d’intimidation, s’était empressée de suivre le conseil
et venait de s’installer avec ses fils en un appartement de la rue du
Pont-Pigy, dans la partie de Provins où Balzac méditait, à cette époque
précisément, les fictions de son roman Pierette. Le déménagement terminé, Louise en avisa
Hégésippe qui répondit :
Votre lettre m’a beaucoup surpris et affligé, ma sœur ;
je ne conçois pas du tout l’aveuglement de votre famille, et pas du
tout non plus l’injustice de la fortune qui vous maltraite. Moi, du
moins, j’avais quelque peu mérité mon sort ; et puis,
d’ailleurs, maintenant, il est des choses qui ne m’épouvantent
plus ;185 j’y suis habitué. Mais
vous… et pourtant, je l’avoue, au premier moment de douleur
causé par cette nouvelle en a succédé un autre bien différent : elle
m’a comme réveillé en sursaut d’un long sommeil. Depuis quelque
temps, je ne travaillais plus ; je viens de prendre un peu de courage
et de force. Hélas ! ma sœur, je suis un être bien mal
organisé ! Quand j’étais seul et malheureux je me disais :
Si quelqu’un me venait en aide, peut-être…
Eh bien, tout
le monde me vient en aide maintenant, et sauf les jouissances de
l’amour-propre, je n’ai guère plus de bonheur
qu’auparavant. Cela vient de ma profonde inintelligence des choses du
ménage et d’une grande paresse naturelle, augmentée encore par une
santé toujours mauvaise et par l’extrême difficulté que
j’éprouve à écrire dans d’autres moments que ceux de
l’inspiration. Cette dernière circonstance m’a seule déterminé à
accepter le petit emploi, humble et pénible, mais fixe, qui me nourrit
maintenant. Depuis deux mois que je l’exerce je n’ai rien écrit
de nouveau, bien qu’il me laisse des loisirs et que tout le monde me
sollicite au travail. Je viens de voir hier la directrice du Journal des Demoiselles, Mme Fouqueau de Pussy, que j’avais
négligée depuis longtemps. Mes relations avec cette dame ont un caractère
singulier. Elle est très belle, très bonne, très spirituelle, et pourtant sa
tournure d’esprit est si différente de la mienne que nous avons
toujours des discussions qui deviennent quelquefois très amères. Une chose
qu’elle m’a dite m’a étonné. Vous m’avez remercié de
mes vers comme si vous les receviez pour la première fois, et pourtant cette
dame m’assure qu’elle vous envoie chaque numéro de son journal,
à l’adresse de M. Lebeau, imprimeur-libraire à Provins. Cet envoi
ne vous engage à rien. Chaque rédacteur a droit à un numéro, et c’est
le mien que vous recevez.
J’avais trouvé un éditeur pour mon volume de poésies : je crois cette affaire manquée… J’en ai grand regret. Ce recueil n’eût pas eu bien certainement une vogue populaire ; mais on en eût parlé dans un certain monde et cela m’eût acquis une position que je n’ai pas et que je n’aurai qu’après avoir publié un livre. Ce sera probablement un roman. Tant d’obstacles, ma bonne sœur, s’opposent à la réalisation des espérances que vous m’offrez, que je ne puis m’empêcher de les traiter de chimères, et pourtant j’ai grand besoin d’y croire. Jusqu’à ce qu’un heureux hasard (ou plu-186tôtplutôt un miracle) me réunisse à vous. Je, je pourrai cesser d’être misérable, mais non d’être malheureux. Je vous embrasse très tendrement.
Si vous m’écrivez, il serait plus sûr de le faire à cette adresse : Institution Chapuis, rue du Faubourg-Saint-Martin.
Hégésippe était au service de la pension Chapuis depuis la rentrée des classes. Redoutant un nouvel hiver sans abri et sans pain, il avait, pour l’éviter, recouru au moyen si médiocre dont il avait fait l’essai cinq ans auparavant, à la pensin Labbé. Mais, outre son persistant défaut d’aptitude pour le rôle de surveillant, il était maintenant malade, bien malade d’une phtisie favorisée par de trop longues privations. L’expérience renouvelée lui démontra au bout d’un trimestre qu’il avait trop présumé de ses forces. C’était d’ailleurs l’avis du chef d’institution. Ils se séparèrent d’un commun accord à l’approche des fêtes du nouvel an, et Moreau informa Louise de sa déconvenue par cette autre lettre :
Bonne sœur, en réponse à une lettre de vous, je vous ai écrit il y a huit jours et vous n’avez (ici se trouve une tache et un pâté qui ne sont pas de mon fait. Pardon ! en recommençant ma lettre je perdrais un jour) pas répliqué, du moins je n’ai rien reçu.
En d’autres circonstances, ce retard ne m’étonnerait pas du tout (vous pourriez m’en reprocher bien d’autres !) ; mais je me souviens et j’ai peur ; j’ai peur que ma lettre n’ait été encore une fois interceptée, ce qui, je l’avoie, me contrarierait fort. Un mot s’il vous plaît ! Je vous disais dans ma lettre que si vous étiez huit jours sans me répondre, il serait plus sût de m’adresser les vôtres poste restante. Le délai est expiré ou peu s’en faut, et cependant vous pouvez toujours m’écrire à cette adresse : Institution Chapuis, rue du Faubourg-Saint-Martin. Les gens que je quitte sont de bonnes gens et recevront mes lettres.
J’ai vu Vaché qui est malade, mais pas dangereusement, du moins je l’espère ; il ne m’a pas confirmé ce que vous m’aviez dit de l’arrivée prochaine de187 Mme Guérard à Paris. Mme Emma Ferrand va revenir, et cela pourra contribuer à guérir la noire mélancolie dont je me plaignais dans la lettre en question. C’est une très bonne femme, et sans contredit la personne que j’aime le mieux après vous et Mme Guérard.
Le Journal des Demoiselles a dû publier ces jours-ci un conte de moi : La souris blanche. Cela est assez bien inventé, mais le style est négligé et trahit la précipitation. Je viens de déjeuner avec le propriétaire d’un journal de modes, La Psyché. C’est un ex-notaire fort riche et fort brave homme, qui a très bonne opinion de moi et qui désire très fort m’être utile. Je lui ai donné un petit conte, et j’en termine pour lui un plus long. Le premier est intitulé : Lolo et Loulou, le second : Une dixième Muse. Je tâcherai que vous voyiez cela. Je crois vous avoir dit qu’une dame (Mme de Saint-Phul) avait fait la musique de deux romances que je lui avais récitées. En voici les paroles, en attendant la gravure :
L’espace ne m’a permis que de vous en transcrire une ; à une autre fois la seconde.
On aura remarqué, dans la belle pièce qui précède, l’aveu des erreurs
commises par le veuf d’un sainte amie
. C’était, après bien
d’autres confessions faites à Louise Jeunet et à Sophie Guérard, la
demande implicite d’un pardon terrestre, en attendant l’absolution
définitive qu’il espérait dans l’autre monde. L’indulgente
Louise, n’en doutons pas, octroya vite son pardon au189 mortel qui, se sentant perdu, faisait par avance
l’apologie de son âme.
Je vais mourir !
disait déjà Hégésippe. Pas encore. Le ciel
qu’il implorait lui procura le secours imprévu d’un ami. Loison,
son ancien condisciple du séminaire, informé de sa détresse, alla le voir, le
trouva plus malade encore qu’il ne craignait et le ramena chez lui, dans
son confortable appartement de l’île Saint-Louis, quai Bourbon, où il
l’installa. Selon sa propre expression, le nouveau venu trouvait là un
ami, un trésorier, un intendant, tout ce qui lui manquait pour le délivrer des
incessants tracas de la vie.
Une fois de plus, Moreau se trouvait providentiellement tiré d’une situation tragique, et soustrait pour un temps à la misère. A tout prendre, cette année 1836 qui finissait avait été, de beaucoup, plus satisfaisante que les précédentes. Il comptait parmi les rédacteurs attitrés de la petite presse. Son nom était maintenant connu dans les salons aristocratiques. De belles romances, dont plusieurs avaient tenté des compositeurs, allaient augmenter sa notoriété par l’efficace moyen de la musique. L’espoir lui était permis de se faire jouer au théâtre autrement que comme salarié anonyme. Malgré tout cela, il dut se rendre à l’évidence et convenir de cette vérité : devant les multiples chances de réussite qui se précisaient, il restait incapable de vivre de sa plume.190
Biographies, études …;