Pendant les mois d’hiver qu’il passa chez Loison, Hégésippe
Moreau vit se réaliser la publication des derniers écrits distribués par lui,
l’année précédente, à divers journaux. Ainsi parurent deux contes en
prose, la Dixième Muse dans la Psyché, la Souris
blanche dans le Journal des
Demoiselles, et un conte en vers dédié à son jeune ami Paul B.
qui fit les délices des lecteurs du Journal des
enfants sous le titre l’Enfant
maudit. Hégésippe, dès lors, renonça à composer et mit à profit les
loisirs que lui procurait la générosité de son hôte, pour donner corps à une
projet conçu depuis quelque temps. Il s’agissait de publier en librairie
un recueil de ses œuvres, vers et prose, présentées dans l’ordre
chronologique sous le titre : Confessions
poétiques. Il en avait glissé un mot à Sophie Guérard dans une de ses
dernières lettres, et il fut tout heureux d’apprendre que cette amie
fidèle était disposée à lui avancer les fonds nécessaires pour la
publication. Il se mit avec ardeur à cette préparation, faisant auprès de ses
amis le récolement de tous ses écrits, distribués avec tant d’ins-191soucianced’insouciance
que le plus souvent il n’en avait conservé aucun double. Mais les amis
du poète étaient aussi zélés que fidèles ; la nouvelle que ses vers
seraient imprimés les mit en joie, et ils se disposèrent à qui mieux mieux à
copier ou à retrouver de mémoire les pièces en déficit.
De son côté, l’auteur crut devoir compléter son œuvre par l’achèvement de plusieurs morceaux qu’il gardait sur le chantier. Il tira de cet ancien fonds une demi-douzaine de pièces nouvelles dont la principale, appelée La Voulzie, devait être son chef-d’œuvre. Tous ces soins le menèrent jusqu’aux premiers beaux jours, qui lui rendirent un peu de santé apparente et de vigueur. Ne voulant pas abuser des bienfaits de son hôte et nanti d’un peu d’argent reçu de Provins, il quitta le quai Bourbon pour reprendre logment au quartier Latin, rue des Mathurins-Saint-Jacques.
Il était de nouveau en froid avec la famille Guérard, pour des raisons assez malaisées à préciser mais qui avaient trait aux promesses faites par Sophie au sujet de l’édition des Confessions poétiques. Ces promesses n’avaient point été tenues, très probablement par suite de l’opposition de Vaché, de Mme Favier, peut-être même de Camille Guérard. Un jour, chez Loison, en l’absence d’Hégésippe, Camille avait apporté une lettre de sa femme annonçant un envoi d’argent, mais n’avait laissé aucune somme, se bornant à dire qu’il repasserait dans la huitaine. Ce délai écoulé, Vaché se présenta à son tour de la part de sa sœur, en l’absence de Moreau, et répondit aux questions de Loison au sujet de l’argent qu’il ignorait ce que cela voulait dire. Peu de temps après, ayant fini par trouver le poète au gîte, Vaché interrogé fit des réponses containtes et embarrassées qui mécontentèrent fort son ami. Enfin, quelques jours après, dans une nouvelle visite, le frère de Sophie Guérard annonça que Camille était revenu à Paris la veille, sans avoir le temps de repasser au quai Bourbon.
Froissé de tant de désinvolture, Hégésippe écri-192vitécrivit à Sophie un billet aigre-doux, sollicitant d’elle au moins un mot d’explication. Certes, disait-il, aucune réclamation de la part d’un obligé tel que lui n’était possible. Mais si les intentions de sa bienfaitrice se trouvaient changées, il ne comprenait pas ce qui l’empêchait de le dire clairement. Après tout, il ne s’agissait peut-être que d’un retard ; mais dans ce cas, on aurait été bien avisé de l’en avertir, car il eût donné sans plus attendre son manuscrit à la composition, sauf à demander au généreux Loison une avance d’argent pour les arrhes. Quant aux raisons données par Vaché dans sa dernière visite, Hégésippe déclarait y apporter peu de foi.
Moreau avait alors l’intention de dédier son volume à Camille, s’il y consentait, et au besoin malgré lui, si par modestie il refusait cet hommage. En cela, il était approuvé de ses amis, Loison en tête, qui tous connaissaient les titres de la famille Guérard à sa gratitude. Cependant, non seulement cette famille se désintéressa de l’édition projetée, mais elle cessa, depuis cette époque, toute relation épistolaire avec le poète. Pour parler net, il y eut entre le ménage Guérard et Hégésippe une brouille prolongée, brouille dont il faut bien attribuer la cause principale à la déception et au mécontentement d’un auteur réduit brusquement à la nécessité d’abandonner son projet, faute de quelques centaines de fracs.
Y eut-il d’autres raisons à cette rupture ? C’est probable. Remarquons d’abord que, lorsqu’elle survint, Hégésippe et Camille, ne s’écrivaient plus et restaient en relations seulement par l’intermédiaire de Sophie, à qui étaient adressées toutes les lettres de Moreau. Ensuite, les rapports d’amitié que le poète entretenait avec Vaché étaient jugés trop intimes à Saint-Martin, où l’on blâmait cette fréquentation comme étant nuisible au jeune commis. Enfin, les visites d’Hégésippe à Alexandre Guérard, l’élève du collège Rollin, manquaient de cordialité, le visiteur ayant découvert au jeune homme des défauts d’ordre moral, qu’il193 lui reprochait avec la franchise dont il était coutumier. Cet ensemble de faits défavorables, aggravés sans aucun doute d’autres griefs tirés de la vie déréglée du bohème, avait décidé Camille, lors de son dernier voyage, à revenir sur les promesses faites par sa femme. Pour avoir été moins bruyante que la rupture avec Lebeau, la retraite du ménage Guérard n’en était pas moins patente, malgré le sentiment de reconnaissance qu’Hégésippe lui gardait.
Tombé de haut, et ses espérances anéanties une fois de plus, Moreau renonça pour un temps au journalisme. Il se donna un délai de six mois pour trouver un éditeur bénévole à son volume, et afin de subsister pendant ce temps, il entreprit de donner des leçons particulières dans des familles riches. L’idée était praticable, et ses amis l’employèrent à la réaliser. Vallery-Radot, Sainte-Marie Marcotte, Loison, Alexandre Leduc, vieux camarade d’Avon devenu professeur libre, et d’autres, lui procurèrent les élèves dont il avait besoin. Mais cela n’alla pas toujours sans difficultés de sa part, témoin cet incident montrant combien il était difficile de s’entendre avec lui.
Vallery-Radot connaissait un général de l’Empire en retraite, M. de C…, dont la maison était tenue par sa nièce, femme du monde très distinguée, qui elle-même avait un fils en âge d’apprendre la grammaire française et latine. Vallery proposa comme professeur Moreau, qu’il annonça comme un homme honnête, patient, instruit et capable, ajoutant que c’était un original, un poète ayant eu des malheurs, et réclamant d’avance l’indulgence pour ses manières parfois bizarres. Tout étant ainsi préparé, Moreau se présenta un jour où le général et son petit-neveu étaient sortis.
Reçu par la maîtresse de maison, le bohème, fort embarassé, dut subir le tête-à-tête imprévu de cette femme jolie et spirituelle, qui s’efforça de le mettre à l’aise en lui tenant les propos d’usage dans tous les salons du monde. Tant de grâce ne parvint pas à dérider le candidat pré194cepteurprécepteur, qui prit congé après avoir appris que son futur élève portait le titre de baron. Rentré chez lui, il écrivit au général une lettre chagrine, lui exprimant très correctement le regret de l’avoir manqué, mais ajoutant que sa nièce, charmante patricienne fort aimable sans doute, s’était un peu moquée de lui et lui avait fait comprendre qu’il n’était point fait pour hanter des personnages de haut parage ; que d’ailleurs, le petit-neveu du général étant baron, il ne se sentait point les qualités voulues pour lui enseigner la syntaxe !
Le général de C…, plein de mansuétude, répondit en termes conciliants à cette singulière lettre. Il excusait auprès de Moreau sa nièce, contristée de ce qu’il se fût à ce point mépris sur ses sentiments, car elle avait conservé de son visiteur une impression flatteuse. Quant au titre de l’enfant, il ne pouvait à aucun point de vue motiver d’objection sérieuse. Tant d’insistance ne servit de rien, et l’obstiné ne consentit point à reparaître devant la trop aimable patricienne, ni à enseigner la grammaire à M. le baron.
Le profit qu’Hégésippe tira de ses leçons fut très faible, tout juste suffisant pour assurer sa subsistance. Quand arrivèrent les vacances de Pâques, il avait à peu près arrêté la composition de son livre, mais la dispersion de ses élèves partant pour la campagne le rejeta dans la misère. Il ressentit de nouveau les affres de la faim, et, privé cette fois des secours de ses amis Guérard, se trouva confiné dans sa chambre avec la perspective, ou de se laisser subjuguer par le désespoir, ou de retourner chez Loison pour mendier son pain.
De son lointain séjour au séminaire, il avait gardé le goût des comparaisons tirées des Ecritures, et son imagination restait fertile en réminiscences de textes sacrés. L’Ancien comme le Nouveau Testament lui suggéraient des images qu’il utilisait sans effort, et la figure du prophète Elie, qu’il avait déjà évoquée dans son ode à M. Sassinot, allait lui servir pour une œuvre nou-195vellenouvelle. On sait, d’après le livre des Rois, que le plus grand prophète des Hébreux, poursuivi par la haine d’Achab, alla se réfugier au désert, dans le lit d’un torrent desséché, où il serait mort de privations si Jéhovah ne lui avait envoyé sa nourriture quotidienne par le moyen d’un corbeau. Moreau s’empara de cet épisode pour en faire une allégorie à son usage, sous le titre L’oiseau que j’attends :
L’espoir revint avec le retour des élèves, et si la position matérielle du professeur ne s’améliora guère, du moins il eut une compensation d’amour-propre. Berthaud, devenu rédacteur au Charivari, se faisait remarquer maintenant par une fécondité poétique comparable à celle de son modèle Barthélemy. Toujours lié avec Hégésippe, il était de ceux qui lui avaient rendu le service de réunir ses œuvres dispersées ; mais il avait fait mieux encore en parlant de lui à un libraire-éditeur de la rue des Beaux-Arts chez qui il avait ses entrées, Désessarts. La recommandation d’un auteur tel que Berthaud, dont le succès était alors très grand, détermina Désessarts à lire les Confessions poétiques, qui lui parurent dignes de l’impression. Il se déclara disposé à les faire paraître moyennant le versement de six cents francs.
Nouveau problème ! Il s’agissait cette fois de trouver prêteur pour une somme qui, aux yeux des bohèmes, requérait le concours d’un puissant capitaliste. Ce fut Loison qui leva la difficulté. Il avait rencontré dans Paris un ancien séminariste d’Avon, nommé Adrien, homme doux et de caractère effacé, qui s’était trouvé très heureux de le revoir et de refaire du même coup, connaissance avec Moreau. Les Confessions poétiques plurent à son esprit délicat, sauf certaines chansons espiègles, certaines pièces plus sérieuses, mais aux tendances politiques trop prononcées pour ses goûts de citoyen paisible et de propriétaire circonspect. Pressenti par Loison pour couvrir les frais de la publication, il y consentit à condition197 qu’on fit disparaître tout ce qui, dans le recueil, l’offusquait ou l’inquiétait.
Hégésippe hésita d’abord à faire ce sacrifice, mais il était fatigué de tant de tracas. De guerre lasse, il consentit finalement à la mutilation de ses œuvres et signa avec Désessarts un contrat lui cédant la propriété de son recueil remanié, dont le titre définitif était le Myosotis, moyennant le paiement comptant de cent francs et la livraison gratuite de quatre-vingts exemplaires non brochés. Les stipulations de l’imprimeur avec Adrien faisaient l’objet d’un autre traité.
Enfin débarassé de ce souci, l’auteur du Myosotis s’empressa d’en donner avis à Louise Jeunet, qui ne se hâta pas de répondre, ses deux enfants étant tombés malades en même temps. Enfin il en eut des nouvelles, médiocres il est vrai, mais dont il se réjouit tant il avait craint que son amante, elle aussi, ne l’eût moralement abandonné. Il lui répondit par une lettre que nous allons donner in extenso, malgré sa longueur, car elle annonce la mise sous presse du livre qui devait rendre célèbre le nom d’Hégésippe Moreau et par voie de conséquence celui de Louise, à qui il était dédié dans l’épigraphe : Petits contes et petits vers à ma sœur.
Vous demandez si bien pardon du retard que vous avez mis à me répondre, que je n’ai pas le courage de vous en vouloir ; et pourtant, je l’avoue, votre long silence m’avait beaucoup inquiété et affligé. Je croyais que vous n’aviez pas reçu ma lettre, ou que vous ne m’aimiez plus. J’accueillais cette dernière supposition avec plus de douleur que de surprise. Je sens fort bien, ma sœur, que la persévérance de la fortune à me poursuivre (lisez : à me maltraiter) peut décourager l’affection la plus sincère et la plus dévouée. Il paraît que, vous non plus, vous n’êtes pas heureuse : tous les vôtres sont malades, dites-vous. Vous étiez née, ma bonne Louise, pour remplir le rôle de con-198solatriceconsolatrice des affligés, et l’on dirait que le sort s’amuse à accumuler les douleurs autour de vous pour ne pas laisser vos nobles facultés oisives. Vous craignez pour le physique de votre enfant, pauvre mère ! Mais si son moral est beau, comme on le dit, vous êtes plus heureuse que Mme Guérard, quoique Alexandre promette un assez joli garçon. Il m’a semblé entrevoir ces jours-ci votre frère Théodore dans une rue de Paris. Me serais-je trompé ? A propos, vous ignorez sans doute un fait assez piquant. J’ai rencontré et abordé, il y a quinze jours environ, Mme Favier sur le Pont-Neuf. Elle m’a embrassé. A ses questions sur mes petites affaires, j’ai répondu que tout allait bien et elle m’a répondu très poliment que je ne serais jamais aussi heureux qu’elle le désire. J’ignore jusqu’à quel point ce compliment est sincère. Quoi qu’il en soit, je pense comme vous, ma sœur : cette femme n’est pas une bonne femme. J’ai su depuis que M. Guérard était en même temps qu’elle à Paris. J’ai vivement regretté de ne l’avoir pas su plus tôt, pour aller le voir et l’embrasser. Je ne savais pas que Vaché eût quitté la grande ville. Je l’aurais chargé, autrement, de donner de mes nouvelles à Mme Guérard. Mme Fouqueau de Pussy me boude un peu, parce que je ne travaille pas assez chez elle. Mme Eugénie Foa, que j’ai eu le tort de vous indiquer d’une manière honorable, ne méritait pas du tout cette mention. Elle est juive et a le défaut dominant de sa race : de plus, quoiqu’elle écrive beaucoup, elle n’a pas l’ombre de talent. Après m’avoir invité à écrire des contes pour le Journal des Enfants, elle en retardé l’insertion tant qu’elle a pu, dans son intérêt personnel. Je déteste cette femme. Elle est pour moi la personnification de la sottise. Mme Emma Ferrand n’a pas beaucoup de talent non plus, mais elle n’écrit pas pour de l’argent, et puis, c’est une femme aussi honnête que bonne. Mme Foa, dont je vous parlais tout à l’heure, a fait tout ce qu’elle a pu pour être reçue chez elle, et n’y a pas réussi. Mme Ferrand, dont je ne vous ai pas encore fait le portrait, je crois, est une petite femme de quarante ans environ, spirituelle, vive et même étourdie. Elle a dû être naturellement fort gaie ; mais elle a eu de grands malheurs ; elle a perdu à la fois une assez belle fortune et deux enfants de cinq à six ans. Depuis ce temps, elle parle comme on soupire et ses yeux deviennent quelquefois hagards comme ceux d’une folle ; elle a l’air de m’aimer beaucoup et je le lui199 rends bien. Pendant qu’elle était malade, je passais chez elle des journées entières à souffler son feu ou à lui lire quelque chose. Maintenant elle est guérie et partie. Elle a dû passer à Provins et saluer votre porte en passant. J’avais fait par elle la connaissance d’un certain M. Busset, dont je vous ai parlé. Ce monsieur s’est pris pour moi d’une amitié qui va jusqu’à l’engouement et m’a rendu de grands services. C’est un homme du monde. Il doit avoir cinquante ans au plus, sa figure pleine de grâce et d’expression indique l’esprit et la bonté et ne ment pas. Il aime beaucoup les arts et surtout la musique, sur laquelle il vient de publier un ouvrage long et important. Malheureusement cet homme est d’une si grande sensibilité que la moindre émotion le rend malade. Il apporte dans l’amitié les exigences, les soupçons et l’exaltation de l’amour. Il a perdu son fils unique… Il a annoncé hautement et à plusieurs reprises l’intention de me traiter comme son fils. J’ignore ce qu’il en adviendra. Il vient aussi de quitter Paris, et nous nous sommes brouillés : mais j’espère que Mme Ferrand nous réconciliera. Elle est habituée à ce rôle. Et pourtant, malgré de si vives protections, je ne suis pas heureux (tant s’en faut !). Il est des confidences que le caractère de mes relations avec ces personnes ne me permet pas de leur faire. Il faut qu’elles devinent, et elles ne devinent pas toujours.
Vous avez été effrayée, dites-vous, de certaines paroles que renfermait ma dernière lettre. Et pourtant vous avez dû les regarder comme une plaisanterie, n’étant pas informée de ce qui me les inspirait… Voici, je vous le répète, quelle est ma position. Je suis convaincu par l’expérience que je ne suis bon à rien, sinon à écrire ; mais je ne suis pas assez habile pour subvenir à tous mes besoins. Je me suis assigné six mois pour temps d’apprentissage, et pour vivre pendant ce temps, je me suis résigné à donner des leçons particulières à des enfants (ressource provisoire et précaire sur laquelle on ne peut fonder son avenir). Le temps approche, et je n’ai pas encore fait beaucoup de progrès. Et puis, mes enfants, au rebours des hirondelles, se sont envolés loin de Paris à l’approche de l’été. — Je viens de vendre un volume de prose et de vers qui devait être composé à mon choix ; pour composer ce recueil, dont la politique devait être exclue, j’ai été obligé de prendre une à une mes pièces de vers les moins mauvaises et de les200 mutiler misérablement, ce qui, je l’avoue, m’a fait mal au cœur. Il y a déjà dix feuilles tirées. Il y en aura seize. Je vous enverrai cet ouvrage ; il vous est dédié : Le Myosotis, Petits contes et petits vers à ma sœur. C’est assez vous dire qu’il n’est plus temps de penser à faire imprimer mon volume de poésies. Les poésies sont maintenant en lambeaux. Si votre dessein (celui que vous me désignez vaguement) était d’intéresser quelqu’un à cette publication et d’en obtenir des avances, il vaudrait mieux employer les mêmes moyens pour intéresser cette personne à l’auteur. C’est toujours le manque du nécessaire qui a paralysé mes efforts en littérature. Pour gagner, il faut avoir… Si j’étais un fils de famille au lieu d’être tout simplement H. Moreau, il y a longtemps, je crois, que j’aurais de la réputation. Un monsieur que je n’ai vu qu’une seule fois, chez Mme Ferrand, et qui a joué un rôle politique sous la Restauration, M. de Villebois, vient de m’adresser une épître de quatre cents vers où il me flatte beaucoup, ce qui enchante Mme Ferrand. Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, après quoi ils diront : C’est dommage, et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert. Ma sœur, ma bonne sœur, pardonnez-moi de vous entretenir si longuement de mes peines ; le malheur rend un peu égoïste. Si vous étiez là, je ne pourrais m’empêcher de poser ma tête sur votre épaule et de pleurer comme un imbécile, et je fais comme si vous étiez là ; seulement, au lieu de parler, j’écris.
Adieu, ma bonne Louise, j’embrasse avec ardeur l’espérance de vous voir avant la fin de l’année ; je crois que mon isolement est la source de tous mes maux ; je crois que si j’étais avec vous, ma vie, qui me semble un désert, me paraîtrait un jardin enchanté ; mais c’est un rêve !… Adieu, ma bonne petite sœur ; adieu et au revoir. Ayez la bonté de me répondre sans tarder longtemps. Si je n’ai pas reçu de vos nouvelles avant huit ou dix jours, je croirai que ce qui est arrivé une fois arrive encore, je croirai que ma lettre est tombée dans des mains étrangères.
Votre ami,
Voici mon adresse actuelle : rue de Mathurins-Saint-Jacques, no 11.Aujourd’ui rue Du Sommerard.201
Le temps des vacances scolaires était revenu, et le triste professeur, resté encore une fois sans élèves, se promenait mélancoliquement à l’ombre des marronniers, dans la partie publique du jardin des Tuileries, quand il rencontra par hasard son ami Vallery-Radot. Leurs entrevues se faisaient rares depuis l’incident survenu entre Moreau et le général de C…. Lorsqu’ils se revoyaient, par un accord tacite ils évitaient les explications superflues au sujet des affaires manquées par les coups de tête du bohème. Pas davantage ils ne s’excusaient sur la longueur du temps écoulé entre chaque rencontre, car Moreau, se sentant presque toujours dans une position fausse à l’égard de son ami, changeait à dessein de logement et s’efforçait de brouiller ses traces pour le dépister. Mais le hasard, parfois, les remettait en présence ; alors ils couraient l’un vers l’autre, se serraient la main, causaient familièrement, et si rien ne les en empêchait, marchaient bras dessus bras dessous en d’interminables promenades.
D’après ce qu’il savait de la situation de Moreau, il était difficile à Vallery de ne point s’inquiéter de sa santé ni de son genre de vie présent. Il hasardait donc précautionneusement quelques questions sur ces sujets, mais l’autre répondait régulièrement de manière à en prévenir de nouvelles. Il se trouvait toujours pourvu du nécessaire depuis un mois ou une semaine, grâce à un emploi bien rémunéré. Il n’avait besoin de rien d’autre. L’aspect des vêtements du poète disait assez le contraire, mais son ami n’insistait pas, car il était bien évident qu’on ne souhaitait ne le voir point prolonger ce genre de conversation.
Alors, par une pente fatale de leur esprit, ils se mettaient à parler de poèsie, sujet pour eux toujours fécond en découvertes. Ils se récitaient mutuellement leurs vers, talent pour lequel Moreau était supérieurement doué. Ils discutaient sur les écoles en présence, sur les controverses encore virulentes entre classiques et romantiques. Moreau, esprit équitable et mesuré202 en littérature, se disait classique, tout en écartant la production des auteurs qui se paraient de ce titre depuis le début du siècle. Il avouait son admiration pour Vigny, Lamartine, Hugo et Musset, mais il tenait ferme pour les Grecs, les Latins et la Bible qui, disait-il, étaient sa Trinité. Les deux Chénier, André surtout, révélé tardivement en 1819 par Latouche, lui avaient donné l’exemple à suivre en traitant leurs sujets dans une langue classique rajeunie, et, tout en admettant les mérites des romantiques, il leur reprochait leur obscurité, leur fureur et leur goût du verbiage.
Ils oublient, disait-il, que les armes parlantes de notre race sont le coq gaulois, qui est d’une si belle alacrité à la guerre comme en amour, et l’alouette, dont le vol matinal annonce l’arrivée du jour. Epopées, drames et romans, oui, c’est beau, mais c’est bien morose aussi. Ce que je vois avec peine, c’est qu’on ne trouvera plus chez nous l’équivalent de Vert-Vert ou celui de la Pipe cassée.
Heureusement pour lui-même et pour nous, Hégésippe Moreau était supérieur à
Gresset, à Vadé surtout, et fort comparable à André Chénier, son vrai modèle,
n’y aurait-il pour preuve que cette Voulzie qui demeure son
chef-d’œuvre. Ce fut précisément à Vallery-Radot qu’il en
donna la primeur, en cette fin d’été de 1837 où il le rencontra dans le
jardin des Tuileries alors à peu près désert. Après avoir charmé les oreilles
de son ami par la chanson des ClochesLa chanson des Cloches parut
dans le Corsaire, de Viennot., il
entama, de sa voix d’or, la déclamation d’une élégie composée,
dit-il avec une sorte de dédain, pour prouver qu’il écrirait tout
aussi bien qu’un autre, de ces petites pièces sentimentales qu’on
vante et qu’on répète partout
. Cette élégie, la voici transcrite,
telle qu’elle fut récitée à son auditeur ébloui :203
Ce saint pélerinage qu’il méditait de faire encore une fois vers sa rivière chérie, Hégésippe204 devait, en effet, l’entreprendre, mais beaucoup plus tard. Pour l’instant, il lui fallait réendosser son harnais de pauvre hère, marchand de participes au service de bourgeois épanouis ou rimeur intermittent pour vaudevillistes en quête de couplets.
Le genre du vaudeville avait atteint son apogée avec le triomphe de Scribe, qui venait de donner au théâtre du Palais-Royal, après bien d’autres pièces, son Bout de l’an. Tout un groupe d’auteurs rivalisaient avec lui pour la confection de petits ouvrages presque toujours en un acte, sans aucune prétention à l’étude des caractères, se contentant de viser au succès par l’emploi de moyens comiques tels que le calembour et le quiproquo. Mais ce qui distinguait alors le vaudeville, c’était l’emploi de couplets chantés, qui faisaient partie du dialogue et aidaient au déroulement des scènes. Ces couplets, de huit vers le plus souvent, se chantaient sur des airs connus avec l’accompagnement d’un orchestre, et une grande habileté d’auteur était de leur faire exprimer des pensées ingénieuses ou touchantes, terminées par une pointe aussi piquante que possible. Souvent un vaudeville ne valait, aux yeux du public, que par ses couplets, et dans de nombreux cas le succès de la pièce toute entière était dû à une pointe spirituelle et bien placée.
Sous Louis-Philippe, le souvenir des prouesses de la Grande Armée et l’importance donnée à la Garde nationale avaient introduit dans les théâtres un goût renouvelé pour les spectacles militaires. C’était le temps où l’ancien grognard Chauvin donnait naissance, par l’exagération de ses sentiments patriotiques, au travers défini par le mot de chauvinisme, et où la repésentation de la Cocarde tricolore, vaudeville en trois actes, faisait la fortune des Folies-Dramatiques avec un nouveau Chauvin à la scène. Scribe utilisait le chauvinisme comme un élément de succès, et ses imitateurs avaient poussé si loin le procédé qu’on avait vu des salles entières bisser ce quatrain,205 opposant les soldats de Napoléon, avec leurs cinquante batailles rangées et victorieuses, aux ennemis de la France si souvent battus :
Quatre vérités aussi fortes ne sauraient être mises en sentences plus concises, et cela démontre que l’art du coupletier rejoignait parfois la sagesse des nations. Or, peu de vaudevillistes possédaient à la fois le talent du prosateur et celui du faiseur de couplets. La plupart s’en tenaient à la composition de l’intrigue et s’adressaient à des collaborateurs mercenaires pour l’élaboration des vers. Hégésippe avait acquis en ce genre un savoir-faire dont il eut souvent le témoignage par les applaudissements qui accueillaient ses rimes anonymes et, à force de s’escrimer obscurèment pour le plus grand succès d’auteurs déjà connus, il voulut tenter l’essai d’un vaudeville où son nom figurerait sur l’affiche. C’était du reste, en cas de réussite, l’occasion d’un gain d’argent substantiel.
Il se mit à la tâche et composa un vaudeville, en un acte selon la formule courante, qui en valait bien un autre, mais qu’il lui fut impossible de faire accepter d’un directeur. Hégésippe, timide, bourru, mal mis et d’aspect souffreteux, n’avait rien de ce qu’il fallait pour inspirer a priori de l’intérêt. A chaque nouvelle démarche dans un bureau directorial, il s’entendait régulièrement répondre :
Mon cher, il vous faut un collaborateur. C’est notre garantie.
Un collaborateur, cela signifiait un dramaturge au nom connu, disposé à jeter un coup d’œil sur le manuscrit, à y apposer sa signature, à se porter en vedette sur l’affiche et à toucher cinquante pour cent des droits d’auteur. Moreau dut en passer par là. Son vaudeville, gai, alerte, mordant,206 s’appelait précisément Le Collaborateur. Il alla en porter la copie chez un auteur dramatique en vogue, Théaulon, qui, étant fort occupé et difficile à joindre, ne se pressa pas de répondre. Moreau lui écrivit plusieurs fois, vit son portier, et n’en fut pas plus avancé. Finalement, las de perdre ainsi son temps, il regarda l’affaire comme manquée et n’y pensa plus.
Le malheureux écrivain, qui n’avait plus d’élèves à instruire, voyait avec une véritable crainte revenir la saison froide, car sa santé déclinait à vue d’œil et il ne pouvait plus se flatter de braver impunément les intempéries. Son angoisse redoubla au moment de l’échéance du terme, en octobre, date à laquelle, se trouvant hors d’état d’acquitter son loyer, il reçut congé de son propriétaire. Le désespoir le prit alors, et, se souvenant de la générosité avec laquelle Alfred de Vigny l’avait secouru dans une circonstance à peu près semblable, il lui écrivit en l’adjurant de lui sauver la vie. L’auteur d’Eloa, qui venait de publier Servitude et grandeur militaires, était alors au faîte de sa renommée, ce qui ne l’empêchait pas de nourrir une misanthropie dont les exemples foisonnaient. Il fut ému cependant à l’appel du jeune homme et, toutes affaires cessantes, accourut à l’adresse indiquée. Trop tard ! Moreau venait de quitter la maison, en laissant en dépôt chez le portier un paquet de ses hardes. Vigny repartit en laissant sa bourse à l’intention du confrère malheureux.
Parmi les élèves qu’Hégésippe avait eus sous sa débonnaire férule, était un jeune homme de bonne famille, Gustave Claudin, que ses parents avaient confié à Alexandre Leduc, l’ami de Loison, pour le préparer aux examens du baccalauréat. Ce précepteur étant tombé malade, Moreau prit sa place, et pendant deux mois satura son élève de latin, de grec, d’histoire, de rhétorique et de philosophie. Puis, à la fin de juin, il le conduisit à la Sorbonne où l’épreuve se passa sans207 accroc. En ramenant Gustave chez ses parents, Hégésippe, qui le traitait plus en camarade qu’en élève, lui dit :
Maintenant, tu as le droit de feuilleter les livres défendus, et tu pourras venir au théâtre avec moi.
De fait, au témoignage de Claudin, qui se fit plus tard un nom dans les
lettres, Moreau allait presque quotidiennement au Vaudeville où il
l’emmena plusieurs fois, d’abord pendant les vacances, puis
ensuite, lorsque, devenu étudiant, le bachelier revenait lui faire
visite. Gustave eut vite deviné la raison de l’assiduité du poète au
théâtre d’Arago, quand il vit son ancien précepteur passer des soirées
entières, la lorgnette braquée sur la scène, dans un oubli quasi total de ce
qui se passait autour de lui. L’objet de cette admiration était
l’artiste bien connue qui avait créé, un an auparavant, le rôle de
Mathilde dans Le Démon de la
nuit. C’était Mlle Fargueil,
alors dans toute sa splendeur, et qui paraissait à l’impartial Claudin
belle comme le jour
.
Le témoignage qu’apporta Claudin, dans ses souvenirs d’homme de lettres, sur le poète de la Voulzie, confirma celui de son contemporain Berthaud : il était, dit-il, beau à faire des passions. De plus, on a su par lui que Moreau faisait la cour à l’actrice et qu’il lui dédiait des vers. Tout cela ne tranche guère sur ce qu’on peut imaginer, en tout temps, sur les relations d’un littérateur avec une femme de théâtre, et le biographe consciencieux doit borner là ses constatations. Faute de plus amples données, Louise Jeunet elle-même n’y eût sans doute trouvé que bien peu de chose à critiquer.208
Biographies, études …;