La vie maudite d’Hégésippe Moreau
L’apothéose

Le Myosotis parut, chez Désessarts au mois de janvier 1838, date où son auteur, las enfin de la vie de Bohème, prenait un emploi régulier dans la maison Béthune et Plon, rue de Vaugirard, non plus comme typographe, mais en qualité de correcteur d’imprimerie.

L’accueil fait par les journaux à son volume fut honorable, sans plus. Il n’avait été précédé d’aucune affiche, d’aucune réclame, ce qui explique sans doute que s’il souleva une certaine curiosité, on ne lui rendit pas tout de suite la pleine justice à laquelle il avait droit. Il faut dire aussi qu’il existait, chez les gens de lettres, un certain esprit de jalousie et de hargne malveillante, qui se manifestait en toute occasion, souvent sans le moindre examen et comme par la force de l’habitude. Le recueil de Moreau n’échappa pas à cette espèce de rançon que la médisance prélevait sur le mérite. Un jour qu’un ami d’Hégésippe signalait ses vers à J.-J. Chaudes-Aigues, l’un des critiques en titre de la Revue de Paris :

Ça, des vers ? répondit le chroniqueur. Allons donc ! des bouts rimés tout au plus.209

Et comme pour excuser ce que son exclamation pouvait avoir de choquant devant un lecteur mieux averti, il ajouta en grommelant :

Il est vrai que je me suis pas donné la peine d’en lire plus de six ou huit…

Moreau se contenta donc, pour débuter, d’un succès sans éclat. Il avait d’ailleurs une fiche de consolation par une découverte faite au hasard, un jour qu’il s’était garé de la pluie en se réfugiant sous les galeries couvertes du Palais-Royal. En approchant du théâtre de ce nom, il avait été frappé par la vue d’une affiche fraîchement posée, où se détachait imprimé en gros caractères le titre d’une pièce nouvelle : Le collaborateur, vaudeville en un acte de MM. Théaulon et ***. C’était l’œuvre qu’il avait présenté lui-même l’année précédente, et pour laquelle il avait fait tant de démarches supplémentaires et inutiles !

L’explication de l’anomalie était simple. Théaulon, ayant oublié le nom et l’adresse de son coauteur, avait vainement recherché sa lettre d’envoi, et s’était finalement décidé à faire jouer la pièce sous son nom seul, l’associé absent figurant sous des astérisques. Celui-ci reparaissant, se vit ouvrir un compte à la Société des auteurs dramatiques pour la part qui lui revenait, soit quinze cents francs.

Cette somme lui servit d’abord à payer des dettes criardes, et le reliquat resté à son crédit représenta une réserve qui, s’ajoutant à son salaire de quatre à cinq francs par jour, allait lui permettre de vivre sans trop d’inquiétude. Et, comme pour confirmer la croyance populaire qu’un bonheur n’arrive jamais seul, Hégésippe venait de trouver un nouvel associé littéraire, un étudiant en médecine nommé Alphonse Guérin.

Originaire du Morbihan, Guérin était encore hésitant sur sa véritable vocation car, s(il se sentait un goût sérieux pour les études médicales, il n’en était pas moins passionné pour les belles-lettres. Démocrate comme Hégésippe, dont il estimait le style et le talent, il avait recherché sa210 compagnie et était devenu son ami. Ensemble, ils avaient projeté d’écrire un roman à la manière de Walter Scott, dont le sujet, conforme à leurs opinions politiques, aurait roulé sur la vie de Lazare Hoche. Mais les jeunes gens, plus riches de projets que d’argent, avaient d’abord à faire face aux nécessités de la vie quotidienne, l’un à son bureau de correcteur, l’autre à la Faculté. Ils ne purent d’abord que s’accorder sur la matière de leur œuvre historique, ce qui demanda déjà du temps, et ils remirent sa réalisation à plus tard. En définitive, il ne resta de cette véléité de collaboration qu’un conte de Moreau paru dans le Journal des Enfants en 1836 et qui avait charmé Alphonse Guérin. Il s’appelait Le Neveu de la fruitière et figurait dans le Myosotis.

Cependant, Hégésippe habitait maintenant rue du Pot-de-Fer, tout près du collège Rollin, et parcourait matin et soir le trajet séparant son logis de la rue de Vaugirard. C’est là, dans ces quartiers du Panthéon, du Luxembourg et de Saint-Sulpice, qu’il allait passer désormais presque tout son temps. Sa profession le retenait confiné dans un bureau quotidiennement, sauf les jours fériés, de huit heures du matin à huit heures du soir, avec une interruption de deux heures pour déjeuner. Il prenait chez lui ses repas cuisinés par une voisine et allait régulièrement, avant de rentrer se coucher, passer quelque temps au café Voltaire, place de l’Odéon, où se réunissaient des journalistes, des littérateurs, des artistes et des dilettanti de toute sorte. Mais avec les progrès de la maladie, le caractère de Moreau s’était assombri et un ennui profond, continuel, invincible, le possédait. S’il parvenait à peu près à tromper sa mélancolie pendant ses courts loisirs des jours ouvrables, il n’en était pas de même le dimanche, dont il redoutait le retour, générateur de lassitude mentale. Pour échapper à cette torpeur, il avait usé sans résultat de tous les expédients et cherchait maintenant dans l’opium un moyen de s’y soustraire. Quelquefois,211 bien rarement, il tentait une excursion solitaire dans les environs, vers ces régions encore couvertes d’ombrages qui avoisinaient les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève ou de l’Observatoire ; mais la fatigue l’obligeait vite à s’arrêter. Un soir qu’il passait devant l’église de Saint-Etienne-du-Mont, il eut la fantaisie d’y pénétrer pour se délasser. Il avait cessé depuis longtemps toute pratique religieuse mais, en ce moment du crépuscule, à la vue de quelques fidèles priant dans l’ombre, au souvenir des ferveurs de son adolescence, il se sentit envahi par un trouble et par un regret qu’il exprima dans ces vers :

Autrefois, pour prier, mes lèvres enfantines
D’elles-mêmes s’ouvraient aux syllabes latines,
Et j’allais, aux grands jours, blanc lévite du chœur,
Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur.
Mais depuis, au courant du monde et de ses fêtes,
Emporté, j’ai suivi les pas des faux prophètes.
Complice des docteurs et des pharisiens,
J’ai blasphémé le Christ, persécuté les siens.
Quand l’émeute aux bras nus, pour la traîner au fleuve,
Arrachant une croix à la coupole veuve,
Insultait, blasphémait Dieu gisant sur le sol,
De loin sur les manteaux je veillais comme Saul.
Ces mille souvenirs couraient dans ma mémoire ;
Et je balbutiai : « Seigneur, faites-moi croire ! »
Quand soudain sur mon front passa ce vent glacé
Qui sur le front de Job autrefois a passé.
Le vent d’hiver pleura sous le parvis sonore,
Et soudain je sentis que je gardais encore
Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,
Un peu de vieille foi, parfum évaporé.
Et l’orgue, s’éveillant sous un doigt invisible,
D’un long et doux murmure emplit la nef paisible,
Et je versai des pleurs, et reconquis à Dieu,
Au tombeau de Racine alors je fis un vœu.

On voit en effet, dans l’abside de Saint-Etienne-du-Mont, la tombe, ou plutôt une inscription indiquant l’emplacement où sont inhumés les restes de Jean Racine, poète à qui Hégé-212sippeHégésippe gardait une fervente admiration. Touché par la grâce en cet instant, il fit vœu de rentrer dans le giron de l’Eglise et de témoigner par écrit de sa conversion. Revenu chez lui, il composa la pièce intitulée Un quart d’heure de dévotion qui après l’exposition du vœu, comporte cette apologie :

Ce vœu je l’accomplis en écrivant ces pages.
Les temps étaient passés des saints pélerinages :
Je ne pouvais aller, courbé sous le bourdon,
Boire au Jourdain captif le céleste pardon ;
Au rivage où fleurit la parole divine
Ma muse ira du moins. Pars, muse pélerine !
Conduite à Bethléem par l’étoile des Rois,
Au Gloria des cieux mêle ta douce voix ;
Rallume l’âtre éteint de Marthe et de Marie ;
Consulte le voyant au puits de Samarie ;
Et, fidèle au gibet de ton Dieu méconnu,
Sous le sang rédempteur prosterne ton front nu,
Puis, malgré l’incrédule et ses bruits de risée,
Relève fièrement la tête baptisée.

De ce jour, Hégésippe Moreau n’écrivit plus que de petites pièces fugitives, qui ajoutent peu à son bagage poétique. Sa carrière littéraire était pratiquement terminée et il n’avait plus qu’à en recueillir les fruits. Au café Voltaire, il jouissait d’un commencement de renommée auprès de quelques littérateurs de bonne foi et sans parti pris. Il allait bientôt faire son entrée au Café du Panthéon et y connaître Gérard de Nerval, Arsène Houssaye, Champfleury, Henry Mürger et d’autres notables figures de la Bohème des lettres. C’est là que Paul Van del Heil le décida à le suivre au Cénacle, où il fut présenté et reçu.

Louise lui écrivait toujours, et toujours l’étreinte du spleen l’emêchait de lui répondre avec une fréquence suffisante. Cela l’amenait, lorsqu’il secouait son apathie, à tracer sur le papier de véritables tableaux de sa vie, de ses soucis, de son entourage, aussi de ses mécomptes d’auteur et de ses regrets de provincial paisible fourvoyé dans l’arène des compétitions parisien-213nes parisiennes. Une lettre à sa sœur dépeint bien l’existence à cette époque d’un Moreau fatigué, clairvoyant cependant et sans illusions sur la vanité des choses humaines. La voici :

Paris, 11 février 1838.
Bonne sœur,

Il y a déjà longtemps que j’aurais dû vous écrire, mais vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, de cette nouvelle négligence, accoutumée que vous êtes à me pardonner. Je ne suis pas, d’ailleurs, tout à fait sans excuse : mes loisirs sont courts et rares. Je vais à mon bureau dès le matin à huit heures ; je n’en sors qu’à huit heures du soir, ou à six, quand je n’ai pas pris dans la journée les deux heures qu’on nous accorde pour dîner. Je rentre alors dans ma petite chambre nue, froide, sans meubles et sans feu, que l’on ne peut habiter que couché dans son lit ; ou bien je vais passer deux heures dans un café du quartier (ordinairement le café Voltaire), où je rencontre des jeunes gens, la plupart fort spirituels, mais au cœur sec et à l’esprit moqueur, dont quelques-uns me craignent et sont mes ennemis, dont quelques autres m’estiment et se posent devant moi comme des protecteurs ; je n’ai pas d’amsi, de véritables amis. Pourtant, je l’avoue, leur conversation piquante est un aimant pour moi. Et le moyen d’écrire une lettre quand les paradoxes et les saillies bourdonnent à mes oreilles ! Ceci est difficile assurément, et pourtant, voilà ce que je tente aujourd’hui, car je trace ces lignes entre un poète et un journaliste, sur un marbre taché de café. Vous m’avez fait plusieurs questions auxquelles je dois répondre : par où commencerai-je ma sœur ? Votre sollicitude, je crois, va jusqu’à m’interroger sur le menu de mon dîner ; la soupe, un plat de viande, un plat de légumes… voilà. C’est une bonne vieille femme qui me prépare le repas quotidien, au prix modeste de un franc par jour. Vous vous enquêrez aussi d’un notaire ou ex-notaire dont je vous ai parlé ; je n’ai plus rien de commun avec lui, et, si je ne me trompe, voici pourquoi : ce monsieur, veuf et pas trop vieux encore, a jugé à propos de se donner une maîtresse (ce qui, je l’avoue, me scandalise médiocrement) ; par malheur, cette dame, avant d’atteindre au grade suprême du notariat, avait quelque temps rampé dans les plus214 basses régions ; un mien ami, clerc de notaire, en sait quelque chose. Or, cette dame a su que je savais tout ce que sait le jeune basochien, et voilà comment j’explique le refroidissement dudit (style de notaire) à mon égard. Quant à M. Busset et à Mme Ferrand, tout porte à croire qu’ils m’ont aussi planté là. M. Busset, parce que mes idées choquaient les siennes. Je sais qu’il a dit de moi : C’est un Jean-Jacques Rousseau manqué ! Mme Ferrand, je ne sais pas précisément pourquoi, mais je le soupçonne fort. Cette dame est esclave du respect humain, et ses amis, à qui sans doute je n’ai eu le bonheur de plaire, lui auront fait quelques plaisanteries à propos de moi… Vous comprenez le reste.

L’engouement de Mme Ferrand pour moi m’avait toujours étonné, et un malheur prévu n’en est presque pas un.

Il paraît que mon livre vous préoccupe beaucoup, car j’évitais de vous en parler, et toujours vous me ramenez sur ce sujet. Ce livre est mal fait, très mal fait, mauvais, très mauvais. Sa publication peut me faire le plus grand tort, et si elle a lieu, ce n’est pas ma faute. Ce n’est pas là du tout ce que je voulais imprimer autrefois, quand je comptais sur le crédit de Mme Guérard. Je vous expliquerai tout cela de vive voix, car j’espère bien en avoir l’occasion. L’ouvrage est en feuilles à l’imprimerie, l’éditeur est en voyage. Si vous le voulez, je vous enverrai quelques exemplaires en feuilles. Le produit de la vente, n’en vendissiez-vous que deux, couvrira les frais du brochage. Répondez-moi le plus tôt possible.

Adieu, ma sœur, ma bonne sœur ; je souhaite que ma lettre vous trouve à l’adresse que je lui donne. Peut-être est-il trop tard, peut-être n’êtes-vous plus ou n’êtes-vous pas encore à Troyes. J’ai peur. Vous allez me répondre bien vite, n’est-ce pas ? afin de me tirer d’inquiétude.

Je vous aime et vous embrasse bien tendrement.

H. Moreau

La correspondance des deux amants languit ainsi pendant plusieurs mois, coupée d’épanchements d’autant plus longs qu’ils étaient devenus plus rares. Hégésippe protestait toujours de sa fidélité. Jamais, disait-il, Louise ne215 lui avait été plus chère. Jamais il n’avait caressé son image et évoqué leurs souvenirs de bonheur avec plus d’amour, car jamais il n’avait eu plus d’occasions de sentir le vide que son absence faisait dans sa vie. Or, ajoutait-il, en vous écrivant il eût fallu mentir ou bien vous affliger en vous répétant cette éternelle complainte : Je m’ennuie, je m’ennuie ! De courtes joies traversaient cependant sa tristesse, à la nouvelle, par exemple, que Théodore Lebeau ne lui gardait pas rancune après leur grave différent, ou bien quand il recevait dans sa chambre Sophie Guérard allant visiter son fils Alexandre au collège Rollin, alors installé rue des PostesAujourd’hui la rue Lhomond, dans laquelle débouche la rue du Pot-de-Fer..

Cette correspondance et ces visites déterminèrent Moreau à accomplir la promesse de saint pélerinage faite à la Voulzie au milieu des détresses de l’année précédente. Il partit pour Saint-Martin-Chennetron, via Provins, aux premiers beaux jours de mai, avec l’intention de ne rester là-bas que le temps nécessaire pour revoir ses amis, car le travail de correcteur réclamait une présence assidue. Le jour du départ, comme il attendait dans la cour des messageries, quelqu’un lui confia un billet de mille francs destiné à M. Gervais, l’ancien maire de Provins, qui, on s’en souvient, s’était démis de sa charge municipale mais avait conservé son étude de notaire et l’exercice de son mandat de député. Moreau se chargea volontiers de la commission, et partit.

Depuis un siècle, l’aspect de la région briarde traversée par la route de Bâle a peu changé. Passé les dernières agglomérations urbaines de la banlieue parisienne, c’est toujours le même paysage jalonné par les bourgs de Brie-Comte-Robert, Guignes, Mormant et Nangis, jusqu’à Provins qui s’annonce par le dôme de Saint-Quiriace. Le parcours de cet itinéraire bien connu, retrouvé216 sous un soleil printanier, enchanta le voyageur qui en oublia ses tracas et sa maladie pour jouir du moment présent. Le souvenir de Mlle Fargueil lui revint à l’esprit et, la vue des bocages de fraîche verdure aidant, il se mit à composer mentalement une odelette en son honneur. La pièce était quasi terminée lorsque la diligence parvint à une lieue environ de Provins, non loin d’un petit bois où Hégésippe enfant avait coutume de s’amuser et qui existe encore aujourd’hui.

Arrivé là, et tenté par le temps magnifique, le poète résolut de terminer le trajet à pied. Il descendit de voiture et s’en fut d’abord reposer dans le bois où, grâce à un morceau de papier trouvé dans sa poche, il put écrire et corriger ses vers. Puis il se remit en route pour Provins où il arriva vers la tombée de la nuit. Son premier soin fut de se rendre chez M. Gervais, mais sa surprise fut grande en découvrant que le papier sur lequel il avait transcrit sa poésie était le billet destiné au notaire ! M. Gervais n’était pas chez lui. Fort inquiet, Moreau remit sa visite à plus tard et passa une partie de la nuit à essayer d’effacer les traces de son écriture srsur le précieux papier-monnaieLes billets de la Banque de France étaient alors imprimés au recto seulement..

Il ne fut rassuré que le lendemain, quand le notaire lui apprit en riant que la valeur de billet n’était nullement altérée par les traces de son étourderie. Il devait cependant y avoir une victime de cette aventure, ce fut Mlle Fargueil, qui ne connut jamais les strophes inspirées par elle à Moreau pendant son voyage. L’inquiétude du poète avait été si forte qu’après les avoir effacées à grand’peine, il ne parvint pas à se les rappeler. Elles furent complètement perdues.

Le retour du poète à Paris, fut suivi d’incidents disparates et mémorables. D’abord, il reçut la visite du tailleur de Sainte-Marie Marcotte venu tout exprès de la part de celui-ci pour vêtir de217 neuf, et au plus juste prix, l’auteur du Myosotis. Ce tailleur, qui avait lu le volume, lui fit sa livraison en disant :

Ah ! poète ! Vous aurez mille fois plus de talent avec le neuf qu’avec le vieux. Travaillez et voyez les journaux, vous me direz si j’ai pensé vrai. Je connais, Monsieur, des pantins de vingt ans que j’habille à l’abonnement, qui n’ont ni cervelle, ni sou ni maille (mais leurs parents paient pour eux) et qui poent comme des prodiges. Prônés, fêtés, choyés, ils sont heureux. Ah ! monsieur Moreau, vous voilà habillé, soyez riche !

Mais en attendant la richesse, le tailleur accepta en paiement un billet à ordre de 115 francs, signé d’Hégésippe, et que Marcotte couvrit de sa caution. Il avait été spécifié cinq francs de diminution sur la somme totale, pour un exemplaire du Myosotis. D’ailleurs, le risque d’insolvabilité était faible, maintenant que Moreau avait un compte créditeur à la Société des Auteurs dramatiques et, de fait, le billet fut acquitté ponctuellement à l’échéance.

Ce tailleur avait été prophète en quelque manière quand il avait prédit à son client la faveur des journaux. A quelque temps de là, le correcteur de Béthune et Plon s’affairait à son bureau de la rue de Vaugirard, lorsqu’on le prévint qu’un monsieur demandait à le voir. Le visiteur se nomma aussitôt : Félix Pyat, auteur dramatique en renom et l’un des principaux rédacteurs du Charivari, du National et du Siècle. A Moreau qui n’en pouvait croire ses oreilles, il dit en l’abordant être heureux de serrer la main qui avait écrit le Myosotis et qu’il avait l’intention de parler de ce recueil dans le National.

Hégésippe ne le laissa pas continuer. Par un de ces mouvements puérils auxquels il cédait souvent, il se leva, se couvrit le visage des mains, éclata en sanglot et s’enfuit. Pyat le suivit, le rejoignit et, réussissant non sans peine à se faire entendre, lui répéta que ses vers étaient admirables. A quoi Moreau, revenant un peu de son218 émoi, répliqua enfin que son opuscule ne méritait vraiment pas qu’on en parlât. Le journaliste, au premier coup d’œil jeté sur son interlocuteur, avait compirs qu’il parlait à un homme aussi pauvre que fier. Avec toutes sortes de précautions, il lui proposa d’ouvrir, par la voie de la presse républicaine, une souscription pour l’écoulement rapide du Myosotis.

Je ne suis plus pauvre maintenant, réponsit le poète, je gagne ma vie à l’imprimerie. Réservez les forces et l’argent du parti pour de plus malheureux que moi.

Pyat crut alors pouvoir lui promettre l’entrée comme rédacteur dans plusieurs feuilles publiques. C’était rappeler mal à propos à Moreau son douloureux apprentissage de petit journaliste. Il écarta non sans amertume la proposition, remercia pourtant, et cessa la conversation pour retourner à sa besogne interrompue.

L’article de Félix Pyat parut dans le National du 21 juin ; il y occupait à lui seul le feuilleton des trois dernières pages, soit neuf colonnes d’éloges dithyrambiques, qui firent d’Hégésippe Moreau l’homme dont tout Paris s’occupa pendant huit jours. L’effet produit dans le public lettré fut tel qu’en moins d’une journée toute l’édition du Myosotis fut enlevée par les acheteurs. Ce surprenant succès avait pour origine l’intervention du bon Berthaud, qui donnait au Charivari une poésie hebdomadaire. Voici ce qui s’était passé :

Le dimanche précédent, Pyat ayant félicité Berthaud de sa dernière pièce, celui-ci lui avait répondu :

Vous aimez ça ? Ah ! si vous lisiez mon ami Moreau !

Qui ?

Un ouvrier plus poète que moi et que bien d’autres. En voulez-vous la preuve ? Venez ce soir, à sept heures, au Caveau des Halles. C’est notre jour de réunion et vous entendrez du Moreau.

Félix Pyat, issu d’une famille légitimiste et des-219tinédestiné par son père au barreau, n’avait rien d’un plébéien et aucun de ses goûts, aucune de ses habitudes ne semblaient devoir l’attirer vers des compagnons tels que l’ex-vitrier Berthaud ou le typographe Moreau. Venu à la démocratie par le penchant de ses opinions, il gardait toutes les apparences d’un bourgeois fot à son aise et, comme il devait advenir plus tard au communard Delescluze, il se fût volontiers fait tuer sur une barricade, mais en habit noir et en chapeau de soie. Il s’en remit donc à Berthaud pour le conduire aux piliers des Halles, où siégeait la société des Infernaux dont nous avons déjà parlé. Pyat n’avait jamais vu pareil spectacle ; il s’attendait d’après les apparences, à quelque réunion où domineraient les refrains égrillards ou bachiques, et cela l’impressionna désagréablement.

Il avait des préventions contre les sociétés soi-disant lyriques, mais mieux appelées chantantes, ce guet-apens des oreilles comme il disait, et regrettait de s’être exposé au danger qu’apprête à l’honnête homme la complicité des flonflons et de la rasade lorsque, la séance étant ouverte, les verres remplis et les pipes allumées, un membre se leva et récita… l’Hiver, le dernier morceau composé par Hégésippe avant son départ de Saint-Martin en 1833 :

Adieu donc les beaux jours ! Le froid noir de novembre
Condamne le poëte à l’exil de la chambre.
Où folâtrait le bal, où riait la gaieté,
Rien, plus rien ; tout a fui comme un songe d’été.
Oui, la nature entière agonise à cette heure,
Et pourtant ce n’est pas de son deuil que je pleure ;
Non, car je me souviens et songe avec effroi
Que voici la saison de la faim et du froid.

Ce début étonna le journaliste, malgré ce que lui avait appris Berthaud sur la qualité du talent de l’auteur. Mais sa surprise ne fit que grandir à l’audition de la pièce tout entière, écoutée reli-220gieusementreligieusement par des centaines de travailleurs qui en saluèrent la fin par des applaudissements répétés. Ensuite, l’assistance entendit, avec la même ferveru, la poésie intitulée Henri V, qui avait paru dans le dernier numéro du Diogène. Pyat demanda alors à Berthaud qui l’avait composée.

Moreau, répondit son ami, et il en a fait bien d’autres, dont un volume de poésies qui valent celles-là.

Où est ce volume ?

Chez l’éditeur, qui n’en a guère vendu depuis six mois.

Félix Pyat, sans plus attendre, se procura un exemplaire du Myosotis, le lut en deux heures, et composa son article. On sait le reste. Mais il est intéressant, pour l’historiographe du chantre de la Voulzie, de signaler la conclusion que donna Pyat à son compte rendu. Citant, en manière de péroraison, l’hémistiche de A l’auteur de Chatterton : Frères, il faut mourir ! :

Eh bien ! maintenant, s’écriait le polémiste du National, faut-il que cet homme meure ? Laisserons-nous périr encore celui-là, faute d’un peu de gloire et de pain ? Ne devons-nous pas l’arracher à la misère, à l’oubli, à la mort ? Faut-il qu’il augmente d’un nom cette pléiade funèbre qui ne brille qu’au cercueil ? Grossira-t-il d’un cadavre l’ossuaire des poètes suicidés ? Ah ! combien on regrette de n’avoir pas l’autorité d’Aristote et l’infaillibilité papale pour recommander de telles œuvres ; combien on voudrait être cru sur parole, lorsqu’on a à dire que de tels hommes doivent être conservés. O Société, qui ouvres leur tombe avant leurs livres, qui, comme Platon, les chasses de ce monde avec une couronne posthume ; qui n’aperçois tes prophètes que lorsqu’ils se sont élevés aux cieux, prends garde !… car te voilà prévenue et tu ne pourras plus arguer d’ignorance. Il y a là un poète : ne détourne pas la tête et ne passe pas sans regarder ! Il y a là un poète, entends-tu, un vrai poète, j’en réponds,221 un arbre à fruits, vois ses fleurs, un génie fécond qui n’attend pour porter sa récolte qu’un peu de terre sur ses racines et un peu d’air dans ses branches ; un talent complet qui possède cette unité tant recherchée de la forme et du fond, qui ferait éteindre la lanterne à la critique, si la critique avait voulu trouver un homme. Et cet arbre sèche sur pied, et ce talent se flétrit, et cet homme agonise : il a déjà poussé son cri de détresse… et ce n’est pas un de ces charlatans de douleurs, un de ces affligés gratuits, à malheurs honoraires et à fortune positive, qui ont pour vallée de larmes un domaine en Beauce et qui chantent misère avec des lyres d’or ; un de ces saules pleureurs qui s’attendrissent sur les pierres, sur les bois, sur les nuages, sur les anges, sur tout l’univers, excepté sur les hommes ; mais un poète sans feu ni lieu, qui n’est ni noble ni riche, ni heureux en vérité, qui mourra de la mort d’Escousse, ou pis encore, vivra de la vie de Janin ! Société, prends garde et ne te contente plus de jeter un regret ou un reproche à sa mémoire ou à sa conscience ! car, à la fin, ses pareils pourraient bien se lasser du sort que tu leur fais, et du jour où les jeunes et les fortes intelligences ne se résigneraient plus, comme tu veux, à finir par le suicide ou la prostitution, du jour que ces deux soupapes de sûreté se fermeraient pour toi, du jour que les esprits réagiraient de toute la puissance dont tu les comprimes, il faudrait éclater et périr à ton tour, société, toi si indifférente et si impitoyable à cette heure, toi qui enserres sans souci tes victimes entre l’un et l’autre terme de ce dilemme fatal : le déshonneur ou la mort.

Cette tirade, qui fut lue dans toute la France au moment où celui qui en était l’objet accédait à la célébrité, marqua définitivement Hégésippe Moreau du sceau révolutionnaire. D’un libéral sincère, mais somme toute assez placide, qui trouvait, dans l’idée républicaine, surtout un stimulant à l’exaltation poétique, elle fit un révolté apparent, un vagabond plein de rancune, un ennemi222 des riches, un contempteur de la société tout entière. Bref, par un artifice de rhétorique, elle transforma le doux poète de la Voulzie en un dangereux propagateur de subvertion sociale, et cette fausse réputation devait le suivre jusqu’au delà du tombeau.

Pendant ce temps, le rebelle supposé s’occupait bonnement, dans ses heures de loisir, à faire part aux amis de son étonnante aventure. Dans une lettre datée du dimanche 1er juillet, il écrivit à Louise :

Il vient de m’arriver, il y a eu jeudi dernier huit jours, ce que je pourrais appeler un grand bonheur, si j’avais encore un peu de jeunesse et de vigueur. Un journal grave (Le National), dont je ne connais aucun rédacteur, a parlé de moi et de mon talent avec enthousiasme, dans un feuilleton de neuf colonnes ; ce qui, je l’avoue, m’a profondément étonné, d’abord, parce que j’étais loin d’espérer de pareils applaudissements, et ensuite, parce que je ne croiyais pas ces gens-là capables d’une admiration sincère et d’un sentiment naïf quelconque. Si vous ne connaissez pas cet article, dites-le moi : je vous l’enverrai.

J’ai vu depuis ces messieurs, qui m’ont comblé d’éloges et de caresses. Je leur ai dit : Vous me flattez ; ils m’ont répondu en souriant : Quel intérêt y aurions-nous ? Ils m’ont même offert de l’argent, mais mon bon ange (qui malheureusement n’a pas toujours fait aussi bien son devoir) m’a inspiré le courage de refuser. Je savais bien que j’étais un vrai poète, comme ils le disent, mais je ne croyais pas l’avoir prouvé clairement jusqu’à aujourd’hui.

Partagez mon orgueil, ma bonne sainte. Décidément, vous ne vous êtes pas trompée. Vous n’avez pas aimé un misérable, un fou. Il va sans dire que je m’ennuie beaucoup moins.

H. Moreau.

Malgré le réconfort moral que lui valait l’incontestable succès de son livre, Hégésippe voyait sa santé décliner de jour en jour. Son délabrement physique le ramenait progressivement au découragement, quand une catastrophe vint augmenter brusquement son chagrin en le privant223 d’une des rares consolations qui lui restaient : la possibilité d’aller gratuitement au spectacle. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, le théâtre du Vaudeville fut complètement détruit à la suite d’un incendie et l’admirateur de Mlle Fargueil cessa de la pouvoir contempler sur le lieu de ses derniers triomphes.224



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