La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Les derniers jours d’un condamné

Deux amis d’Hégésippe, Sainte-Marie Marcotte et Vallery-Radot, continuaient à le voir régulièrement. Il faut y ajouter Auguste Lefèvre, poète comme lui, pauvre comme lui, son aîné de quatre ans, qui prolongeait comme à plaisir ses études de droit et cultivait les lettres avec une égale insistance. Aux jours de détresse, Lefèvre partageait fraternellement avec son ami ses vêtements et son pain : on a même prétendu qu’ils échangeaient également leurs poésies, ce qui a permis à des critiques pointilleux d’attribuer à Lefèvre la paternité d’une élégie posthume de Moreau, parue sous le titre : Sur la mort d’une cousine de sept ans. Quoi qu’il en soit, Lefèvre, qui devait entrer beaucoup plus tard dans la magistrature, compléta le trio d’amis intimes dont la présence fut un réconfort pour le malade.

Car, maintenant, les progrès de la phtisie chez Moreau étaient tels que son mal se devinait à son seul aspect. Félix Pyat en avait été frappé et y faisait allusion dans son article. Vallery-Radot, qui s’était absenté de Paris pour le temps des vacances, en fut troublé à son retour. La démarche d’Hégésippe était chancelante, comme celle d’un vieillard ; il déambulait le dos courbé, la225 poitrine rentrée, le regard vague et égaré, la voix sourde. C’est ainsi qu’il apparut aux yeux navrés de l’étudiant lorsque celui-ci, l’ayant manqué à son bureau, le rencontra presque aussitôt après dans la rue de Vaugirard. Il eut peine à le reconnaître, ce dont Moreau s’aperçut, et le questionna anxieusement sur sa santé.

Je ne suis pas malade, répondit Hégésippe, mais je m’en vais.

Que voulez-vous dire, mon cher Moreau ?

Ce que vous avez pensé vous-même en m’apercevant. Encore un poète mourant. A vous, ajouta-t-il en voilant d’un sourire la tristesse de ce souvenir de la pension Labbé, à vous de décider s’il est plus mourant que poète ou plus poète que mourant !

Comment, s’écria Vallery, vous êtes né avec une bonne constitution, et parce que vous êtes souffrant aujourd’hui…

Je ne souffre pas.

Qu’avez-vous donc alors ? Est-ce chagrin ? Est-ce besoin ?

Ni l’un ni l’autre, je vous jure. Je n’ai aucun motif de chagrin à présent et jamais je ne me suis trouvé si riche. Non seulement je gagne assez pour suffire à mon entretien, mais je puis payer quelques dettes. Je commence à me liquider. Vous êtes inscrit sur mon grand livre ; cependant, je vous avertis que votre nom n’arrive qu’au bout de ma liste, parce que je veux satisfaire d’abord mes créanciers besogneux. Si je ne meurs pas trop vite, vous aurez votre tour.

Gêné par ce retour continuel à des prévisions sinistres, Vallery lui proposa d’entrer dans le jardin du Luxembourg, tout proche, pour s’y asseoir et parler à l’aise.

Volontiers, dit Moreau, car j’ai des jambes de roseau.

Ils cherchèrent un banc dans les allées et, quoiqu’ils n’eussent pas marché vite, Hégésippe était tout essoufflé quand ils réussirent à s’asseoir. Son compagnon, désireux de savoir com-226mentcomment il était venu à cet état de faiblesse, comprit qu’il n’obtiendrait aucune réponse à des questions directes et tâcha d’y parvenir par un biais. Il lui parla des motifs qui l’avaient décidé à prendre l’état de correcteur.

Ce n’est pas, dit Moreau, pour faire le petit Jean-Jacques, mais le métier d’homme de lettres, si lucratif pour quelques-uns, ne me rendait pas à moi de quoi manger du pain. Je ne cherche pas pour cela querelle à mes contemporains ; je ne puis aujourd’hui me plaindre de personne que de moi-même. Je croyais autrefois que je serais sauvé quand je trouverais un éditeur. La fortune s’est plu à souffleter mon amour-propre. Des éditeurs, je n’ai plus besoin d’en chercher ; on m’a fait une sorte de réputation. Je puis mettre mes articles dans une revue quand je voudrai, articles sur-le-champ et généreusement payés. Il y a des journaux tout prêts à insérer mes vers, qu’on trouve, ajouta-t-il avec un léger accent d’ironie, aussi bons que ceux de Berthaud. Vous n’appréciez peut-être pas suffisamment l’avantage dont je vous parle. Il faut que vous sachiez qu’il est de règle dans les journaux de refuser toute espèce de vers. Mais si, de loin en loin, pour des considérations toutes particulières, on en admet quelques douzaines, ces malheureuses lignes, qui ont la bizarrerie de s’affubler de rimes lorsque la mode en est passée, sont autant de surnuméraires qui n’ont rien à voir à la caisse. Par une double exception en ma faveur, non seulement on accepte mes vers, mais enocre on les paie. On les paie comme de la prose ! Et sont les journaux démocratiques, ceux qui font la plus rude guerre aux privilèges, qui m’ont accordé ces deux-là. Eh bien ! quoiqu’on me fasse la partie si belle, il m’est impossible de vivre du produit de ma plume. Soit en vers, soit en prose, j’écris avec une difficulté, avec une lenteur désolante. Encore si j’étais sûr de pouvoir mettre au net une pauvre page tous les jours ! Mais je resterai dix heures accoudé sur ma table sans trou-227vertrouver une idée, un mot ! J’y resterai huit jours, j’y resterai un mois. Il suffit que j’aie la volonté d’écrire pour que rien ne me vienne à l’esprit, rien ! Et cependant il faut que je mange ; le boulanger se lasse de me faire crédit. L’inquiétude me ronge, mon impuissance m’exaspère. Je sens bien, comme André Chénier, qu’il y a quelque chose là, mais cela ne veut point sortir ou ne veut sortir qu’à son heure. Je vois des gens qui, au fond, sont plus bêtes que moi et qui écrivent des volumes comme un tisserand fait de la toile. C’est mauvais. Eh ! sans doute,

Mais ils trouvent toujours, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire…

Ils vivent largement d’un métier qu’ils ne savent point ; heureux de ne point le savoir, ils sont comme des somnambules qui se promènent gaillardement sur un toit, où ils n’oseraient bouger s’ils étaient éveillés. Enfin, je me suis bien tâté et j’ai acquis la conviction que si la nature a fait de moi, comme je le pense, un vrai poète, elle ne m’a donné aucune aptitude à l’industrie littéraire. Voilà pourquoi je suis revenu à la profession manuelle que je n’aurais pas dû quitter. Ouvrier par état et poète par fantaisie, telle est ma vraie vocation… Je n’ai plus besoin d’attendre une disposition particulière pour gagner mon pain quotidien. Le travail que je fais me vaut quatre ou cinq francs par jour ; c’est beaucoup plus qu’il ne m’en faut ; et, si ma santé dépérit, ce n’est pas qu’il me manque rien de ce qui est nécessaire à l’existence matérielle. Vous voulez savoir le mal qui me tue : pourquoi vous le tairais-je ? C’est l’ennui, le mal des gens heureux, dit-on, comme si l’on était heureux quand cette lèpre vous attaque l’âme ! Ils en savaient plus long, nos pères, qui avaient fait du mot ennui le synonyme de douleur. Mais rien ne saurait vous donner l’idée d’un ennui tel que celui qui me dévore. Tant que je suis à ma besogne, cela va encore ; mais quand ma journée est finie, quand, hors de l’atelier, je228 me trouve dans ma chambre, seul, livre à moi-même, la nuit surtout… Ah ! c’est intolérable ! Aussi, depuis quelque temps, devinez ce que j’ai imaginé ? A la chute du jour, je prends de l’opium pour me faire dormir jusqu’à l’heure àù je dois revenir à l’imprimerie. Je suis arrivé par tâtonnements à savoir juste la quantité qu’il me faut pour cela, et j’ai soin de l’augmenter un peu tous les jours pour contre-balancer l’effet de l’habitude. Les samedi soir, je triple la dose pour escamoter le dimanche et ne me réveiller que le lundi matin.

Mais vous vous empoisonnez ! cria Vallery indigné. Je ne suis plus étonné maintenant de l’altération de vos traits. Vous vous tuez. C’est un suicide un peu plus lent que celui que vous avez déjà tenté, mais d’un effet immanquable.

Je le sais bien, répondit tranquillement Moreau.

Comment, vous le savez ? N’aviez-vous donc pas renoncé à l’idée d’en finir avec la vie ? Ne m’avez-vous pas avoué vous-même l’effet que produisit sur vous, envisagée de près, la mort que vous vouliez vous donner ? L’expérience, les années, vos réflexions, vos souffrances ne vous ont-elles rien appris ou rappelé ?… Qui donc a écrit il n’y a pas encore si longtemps, après une visite à Saint-Etienne-du-Mont, ces beaux vers que j’ai retenus :

Je sentis (disiez-vous) que je gardais encore
Dans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,
Un peu de vieille foi, parfum évaporé…

Oui, évaporé, reprit le poète en secouant tristement la tête.

En ce temps-là, du moins, si vous étiez de ceux qui doutent, vous n’étiez pas de ceux qui nient.

Je ne sais plus ce que je suis ; je sais que je n’ai plus ni force ni courage ; je sais surtout que je m’ennuie, que je m’ennuie horriblement, répéta-t-il d’une voix désespérée. Je cherche à tuer le temps plutôt qu’à me tuer moi-même ; mais si229 le moyen que j’emploie avance mes derniers moments, le beau malheur, je vous le demande !

Et vos amis ? Et celle que vous appelez votre sœur ?

Mes amis, où sont-ils ? reprit Moreau. Ah ! Dieu me garde de révoquer en doute vos sentiments pour moi. Mais durant ces deux dernières années, je vous ai si bien fait perdre ma trace que ma mort ne sera dans nos relations qu’une lacuen de plus. Quant à ma sœur, ma pauvre sœur, elle me pleurera mort avec moins d’amertume qu’elle ne m’a pleuré vivant.

Il garda quelques instants le silence, puis il reprit :

Le mal est fait, maintenant, voyez-vous, et il est sans remède. Que mon régime actuel soit contraire à tous les principes de l’hygiène, je ne prétends pas le nier ; mais quand j’en prendrais un autre aujourd’hui, je ne ressaisirais pas lavie ; elle m’échappe et, franchement, je ne la regrette point. Qu’est-elle au fond pour moi ? Un vrai marché de dupe. Il faut que je me donne beaucoup de peine, et pourquoi ? Pour soutenir une existence qui me pèse. N’est-ce pas absurde de me fatiguer pour vivre, quand je suis fatigué de vivre ?

Toutes les paroles de Vallery-Radot pour combattre ce découragement furent inutiles. Malade de cœur, de corps et d’esprit, Hégésippe finit par lui paraître irrévocablement perdu. Quand il le quitta, il ne put se défendre d’un funèbre pressentiment.

L’autre ami de Moreau, Sainte-Marie Marcotte, venait le voir quotidiennement et, à la différence de Vallery, gardait la plus grande influence sur lui. Il en usa tant qu’il put pour l’amener à mieux prendre soin de sa santé et le supplia, aux approches de l’automne, de ne point demeurer dans une pièce isolée et froide où il ne pourrait se soigner. Cet aimable jeune homme habitait dans une chambre garnie, rue Jacob, à côté de la typographie Firmin Didot où avait travaillé230 Hégésippe et en face de l’hôpital municipal de la Charité. L’idée lui vint que le mauvais état de santé de son ami pouvait lui donner des titres à l’admission dans un semblable établissement pendant l’hiver. Il y trouverait, lui semblait-il, ce qui lui manquait dans son logis de la rue du Pot-de-Fer : un abri chauffé, une nourriture plus abondante et des soins appropriés à sa maladie.

Moreau résistait à ces suggestions ; mais à la suite d’une bronchire qui le retint au lit, il se laissa persuader. Il prévint le directeur de son imprimerie, M. Henri Plon, qu’il allait se présenter à l’hôpital le plus proche de son domicile, celui de la Pitié, alors installé rue Lacépède. L’expérience était facile à tenter, mais elle échoua au premier semblant de difficulté, par la susceptibilité du malade qui, une fois de plus, se crut l’objet de préventions défavorables. Il revint chez lui décidé à reprendre son travail, comme il le dit dans ce billet, le dernier de sa main qui nous soit connu, adressé le jour même à son patron :

Paris, 18 octobre.
Monsieur,

Je me porte mieux, et je serai à vos ordres quand il vous plaira. Je ne suis point allé à l’hôpital comme c’était mon intention ; d’abord parce que j’ai cru m’apercevoir que ces messieurs n’aiment pas dans leur service des gens qui toussent ; ensuite, et surtout, parce que la perspective du temps qu’il me faudrait passer là (trois mois peut-être), m’a épouvanté. J’ai pris un peu de repos chez moi et commencé une espèce de traitement que je pourrai suivre sans interrompre mes fonctions.

J’attends un mot et j’ai l’honneur d’être, avec respect et reconnaissance,.

Votre très humble et très obéissant serviteur.

H. Moreau.

Rue du Pot-de-Fer-Saint-Marcel, nº11Document inédit, inséré dans Notre livre intime de famille, histoire de la famille Plon, composée en 1893 par Eugène Plon pour ses neveux et nièces. Nous remercions la librairie Plon d’avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.. 231

Sainte-Marie Marcotte persistait à croire nécessaire un traitement régulier. Le directeur de la Charité, M. Turquie, habitait dans un local dépendant de son hôpital, à l’angle de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères. Marcotte alla auprès de lui aux informations et apprit que son ami pourrait être admis en traitement au prix de quelques formalités faciles à remplir. Muni de ces renseignements, il fit tant et si bien qu’il décida Moreau à se faire hospitaliser. Hégésippe céda surtout en raison de la promesse que lui fit Marcotte de continuer à le venir visiter tous les jours. Moreau fit son entrée à la Charité à la fin d’octobre, à la grande joie de Marcotte qui alla le voir dès le lendemain de son admission. Il le trouva dans une salle à deux rangées de lits, dont chacun était entouré de rideaux blancs, et accompagné d’une table de nuit et d’un tabouret. La place occupée par le poète portait le numéro 12. Le service était confié à des religieuses Ursulines gardes-malades, les gros travaux et la surveillance nocturne étant assurés par des infirmiers laïcs. Les malades avaient le droit de recevoir des visites et pouvaient être autorisés, sous certaines conditions, à sortir pour en faire eux-mêmes en ville.

Lorsqu’il fut accoutumé, ce genre d’existence ne déplut pas à Moreau et, comme l’avait prévu son ami, il y trouva une grande amélioration de vie matérielle. Dès les premiers jours, il reprit courage. L’opium, radicalement supprimé par le médecin, cessa d’empoisonner son corps ; la nourriture meilleure, portée au maximum, c’est-à-dire à quatre portions d’aliments, produisit son effet, à la grande satisfaction des visiteurs. Moreau fit le projet d’une vie nouvelle et convint avec Sainte-Marie de repartir, le printemps venu, pour une convalescence à Provins. En attendant, il recommençait à faire des vers.

Les souvenirs provinois des deux jeunes gens faisaient le plus souvent les frais de leurs conversations. Ils revoyaient, en pensée, Saint-Quiriace,232 toute la ville haute avec le collège et son portier bossu, le père Miller, un Alsacien connu de plusieurs génération d’élèves. Ils évoquaient leurs escapades le long des ruines croulantes des vieux remparts, la maison du Bourreau, le Pinacle, la tour de César, du haut de laquelle Hégésippe enfant reconnaissait, de loin, le domaine de Champbenoist dans la vallée de la Voulzie… C’est à Champbenoist qu’il pensait lorsque, dans son lit d’hôpital, il rima sa dernière ode intitulée A mes chansons :

Au Val-Bénit partez, fils de ma Muse !
À peine éclos, c’est là qu’il faut aller ;
Partez sans moi, vous direz pour excuse :
Il n’a pas, lui, d’ailes pour s’envoler.
Trésors perdus ! la semence divine
Que j’étalais, vaniteux possesseur,
S’est envolée, et rien n’a pris racine,
Et cependant je lui disais : « Ma sœur,
Un beau laurier sur votre front d’ivoire
Remplacera la rose des buissons. »
Je le disais, et mon rêve de gloire
A, comme tout, fini par des chansons.

Au mois de décembre, Sainte-Marie Marcotte tomba lui-même malade et garda la chambre ; ce fut au tour d’Hégésippe d’être inquiet. Chagriné d’être resté plusieurs jours sans le voir, il voulut aller prendre de ses nouvelles et demanda pour cela un exeat qu’il obtint facilement, car il n’avait que la rue Jacob à traverser pour gagner la porte de son ami. Il faisait froid malgré le grand soleil. Moreau, arrivé sans encombre à la maison, eut la plus grande difficulté à monter les trois étages de l’escalier. Parvenu au palier de Marcotte, il frappa ; mais, invité à entrer, il n’eut pas la force d’ouvrir la porte et sa main hésitante ne put que remuer vainement la clef. Quand Sainte-Marie intrigué par le bruit, apparut en robe de chambre sur le seuil, il vit le malheureux Hégésippe appuyé au mur, livide et défaillant. Il le prit dans ses bras, l’aida à marcher et le conduisit jusqu’au fauteuil qu’il venait de quitter, devant un233 grand feu flambant où Moreau, à peine assis, s’évanouit. Lorsque le malade revint à lui, se dressant sur son séant, il aperçut son image pâle et défaite reflétée dans une glace. Il se leva alors et demanda :

Est-ce que cela serait sérieux ?

Marcotte, il l’a dit lui-même, était alors comme frappé d’aveuglement et ne pouvait croire à la mort prochaine d’Hégésippe. Il lui sourit, le rassura, lui rendit confiance, et tous deux reparlèrent d’avenir.

Huit jours plus tard, Marcotte rétabli retourna voir le numéro 12, comme on disait à l’hôpital. Moreau, cette fois, était couché, la figure émaciée, ses pommettes rouges tranchant sur la pâleur de son visage. Il avait reçu l’extrême-onction pendant la nuit précédente et semblait, en effet, bien mal en point. Comme il ne parlait qu’avec effort, l’entrevue fut silencieuse, mais le moribond tint à rendre hommage à la générosité de ses camarades de travail qui venaient de se cotiser pour une collecte et de lui en apporter le montant, une quarantaine de francs. Le poète avait des larmes dans les yeux en rapportant ces détails importants pour lui. Quand Sainte-Marie, désabusé par ce spectacle et comprenant que son ami allait vers sa fin, se leva pour partir :

Adieu, lui dit Hégésippe. Aimez bien ma sœur !

C’était le 19 décembre 1838. Le soir du même jour, vers minuit, l’infirmier de service faisait sa ronde à la lueur d’un falot, lorsque, arrivé devant le lit numéro 12, il s’arrêta et prêta l’oreille : on entendait le râle des mourants. Il courut chercher une Ursuline qui arriva aussitôt. La religieuse et l’infirmier s’empressèrent auprès de l’agonisant et lui demandèrent s’il souffrait beaucoup ; mais il ne répondit pas et se contenta de sourire. Seulement, comme on essayait de l’asseoir, il tourna la tête vers l’Ursuline et lui dit :

Ma sœur, ma sœur, laissez-moi dormir !

On le recoucha. Il avait les yeux grands ou-234vertsouverts, et, malgré son désir de sommeiller, il ne se rendormit pas. L’infirmier continua sa ronde et la religieuse, restée seule auprès du mourant, le vit tourner son regard vers la fenêtre où paraissait un coin du firmament. Dehors, la nuit était sombre et les constellations scintillaient.

Conformément aux prescriptions de sa règle, l’Ursuline se mit en devoir d’aider le malade à bien mourir. Elle l’exhorta à la foi, à l’espérance, au repentir et au pardon. Quant à ses souffrances, il devait les offrir à Dieu en expiation de ses péchés. Hégésippe, qui avait gardé toute sa lucidité, put reconnaître au passage, parmi les oraisons qu’elle récita, les images dont il s’était servi si souvent dans ses œuvres, depuis les invocations séraphiques de son enfance jusqu’à la vision du prophète Elie, délivré par l’Eternel de la mort commune aux humains, jusqu’à l’exhortation finale, qu’il retrouva semblable à celle dont il avait usé en prévoyant la fin de son corps malade et nu :

Partez de ce monde, âme chrétienne !… qu’aujourd’hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure dans la sainte Sion !

La fin du poète approchait. La religieuse se pencha et lui suggéra, près de l’oreille, la triple invocation : Jésus ! Jésus ! Jésus ! qu’il répéta d’une voix faible. Enfin, après quelque minutes d’une accalmie sans souffrance, l’agonisant poussa un grand soupir, et ce fut tout. Dehors, dans l’air pur et glacé, l’horloge de l’hôpital sonnait minuit.

Ainsi se réalisa la belle anticipation poétique de cet esprit contemplatif et visionnaire. L’âme blanche d’Hégésippe Moreau montait vers l’oasis étoilée un instant aperçue de la terre, et fuyait en chantant vers le monde inconnu.

Elle laissait ici-bas un ultime chant terrestre, hymne funèbre conçu par le moribond durant son dernier jour. On le trouva tracé sur un feuillet plié dans une ancienne lettre de Béranger235 dont il n’avait jamais voulu se séparer et qu’il gardait dans une de ses poches. Le voici :

Derniers vers
Le chant, c’est la prière
La plus sainte du cœur.
En caressant la fleur,
L’oiseau chante ; et sur terre,
Ecoutez… Pour le pauvre, oubliant sa misère,
Le chant, c’est le bonheur.
Sur un berceau, la mère
Module un doux accord,
Pour l’enfant qui s’endort ;
A l’âge où l’on espère
Il est des chants heureux… comme à l’heure dernière
Il est un chant de mort.
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