Moreau (Hégésippe)né à Paris
en 1810, mort dans la même ville en 1838. Il était fils
naturel d’un homme qui devint plus tard professeur au
collège de Provins, et il fut amené tout enfant dans cette
ville, où sa mère entra en service et mourut quelque temps
après. L’orphelin fut recueilli par la généreuse famille
où avait servi sa mère et placé au séminaire de Meaux, puis à
celui d’Avon, où il termina ses études classiques. Il
dut alors songer à demander au travail des moyens
d’existence. Il revint à Provins, et fut employé comme
correcteur dans une imprimerie. C’est là que Moreau
connu et aima celle que dans le cours de ses poésies il nomme
ma sœur, à qui il a dédié ses contes en prose, et qui
n’est autre que la propre fille de
l’imprimeur. Jamais ce chaste et doux souvenir ne quitta
le poëte, et l’on peut dire que le peu de jours
qu’il passa à Provins furent les seuls où il n’eut
pas à lutter contre la misère qui s’acharna après lui
jusqu’à sa mort. Venu à Paris pour tenter la fortune, il
entra comme compositeur à l’imprimerie Firmin
Didot. Mais il était déjà trop rêveur pour être un bon
ouvrier ; son salaire quotidien ne s’élevait pas
bien haut, et il restait constamment au-dessous de ses
besoins. Ma chambre est petite, écrivait-il sa
sœur pendant l’hiver 1829 ; mais la nuit
j’enveloppe mon cou dans un mouchoir qui a touché le
vôtre, et je n’ai plus froid.
Survint la révolution de 1830. Hégésippe Moreau combattit
sur les barricades et sauva un Suisse blessé, auquel il donna
son unique redingote. Dans la période qui suivit les trois
jours, les ateliers chômaient souvent et Moreau se vit sans
travail. Il se fit maître d’étude, puis quitta
l’établissement où il était entré, voulut donner des
leçons et ne rencontra que la plus terrible misère. Sans
argent, sans logis, il couchait tantôt dans les fourrés du
bois de Boulogne, tantôt dans les bateaux de charbon amarrés
sur les quais ; ramassé par les patrouilles, il se
laissait emmener à la préfecture de police et refusait de se
nommer pour prolonger sa détention et recevoir quelques jours
de plus le pain des prisonniers. C’est alors qu’il
composa, sur une borne, son Ode à la
faim ; son caractère s’aigrissait et sa
muse, qui jusqu’alors n’avait chanté que la
tendresse, se plut aux refrains de haine et de
vengeance. L’époque, il faut le dire, était bien faite
pour surexciter le cerveau d’un poëte ; la bataille
était en permanence dans la rue, partout on ne parlait que de
réformes ; les mots de liberté, d’égalité, étaient
dans toutes les bouches ; on n’entendait partout
que les plaintes et réclamations, et Moreau ne manquait pas
d’attribuer à l’ordre de choses existant
l’obscurité et la misère dans laquelle il se trouvait
enchaîné, malgré le talent qu’il se sentait, malgré son
génie dont il avait conscience, mais qu’il n’avait
pas les moyens de révéler. Nous n’entendons nullement
ici nous prononcer pour ou contre les opinions politiques
exprimées par Moreau dans ses poésies, d’autant moins
qu’à notre sens son radicalisme, en matière politique
aussi bien qu’en matière religieuse, lui était inspiré
moins peut-être par des principes et des convictions bien
arrêtées que par son irritation contre le sort et surtout
contre l’indifférence du public. Et à ce propos nous ne
saurions mieux faire que de citer le passage suivant de
Sainte-Beuve : Les poëtes sont une race à part, une
race des plus intéressantes quand elle est sincère, quand
l’imitation et la singerie (comme il arrive si souvent)
ne s’y mêlent pas ; mais, dans aucun temps, cette
race délicate ou sublime n’a paru se distinguer par une
connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant
à la société, c’est-à-dire à la généralité des hommes
réunis et établis en civilisation, ils demandent qu’on
fasse comme eux tous en arrivant, qu’on se mette à leur
suite dans les cadres déjà tracés, ou, si l’on veut en
sortir, qu’alors, pour justifier cette prétention et
cette exception, on les serve hautement ou qu’on les
amuse ; et, jusqu’à ce qu’ils aient découvert
en quelqu’un ce don singulier de charme ou ce mérite de
haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et
occupés chacun de sa propre affaire. Peut-on s’en
étonner ?
Il serait par trop cruel de blâmer Moreau
de s’être laissé aller à la colère ; mais il
n’est que juste de constater, en opposition à ceux qui
s’obstinent encore aujourd’hui, sur la foi des
théories révolutionnaires semées dans son œuvre, à le
considérer comme un homme politique, qu’il n’était
qu’un poëte, un poëte de race, il est vrai, et que la
postérité n’oubliera pas.
La santé délabrée par tant de misères, mourant de faim, Hégésippe Moreau entra à l’hôpital de la Charité ; c’était au moment du choléra de 1832, et le pauvre poëte, voulant en finir avec la vie, se roulait dans les lits des cholériques ; la contagion l’épargna. Un lit et du pain, c’était pour lui l’opulence ; aussi la santé revint-elle promptement. Un matin il sortit de la Charité, marcha droit devant lui, sortit de Paris et se dirigea sur Provins. Il avait besoin de se réconforter l’âme après avoir guéri le corps, et il savait bien qu’on le recevrait à bras ouverts à la ferme de Saint-Martin, dans cette famille où il avait passé son enfance. Plus tard, de retour à Paris, il envoyait à sa bienfaitrice sa délicieuse chansonnette intitulée la Fermière :
Pendant son séjour à Provins, Moreau eut l’idée de fonder dans cette ville un journal en vers, sorte de Némésis, semblable à celle que publiait à Paris Barthélemy. Plusieurs numéros parurent, en effet, sous le titre de Diogène ; mais les Provinois goûtèrent peu le talent, très-réel pourtant, développé par le poëte, et celui-ci irrité plus que jamais de ne pouvoir conquérir un public, fulmina, dans un dernier numéro, des injures tellement violentes contre certains personnages de la ville, qu’il fut provoqué en duel et obligé de revenir à Paris. De 1834 à 1838, sa vie n’offre plus qu’une longue lutte avec la misère, lutte mortelle, dont le dénoûment lugubre eut lieu à l’hôpital de la Charité le 10 décembre 1838. Ce jour-là, la France perdit un grand poëte. Hégésippe Moreau n’a laissé qu’un volume de poésies gracieusement intitulé : Mysosotis. Il suffit à lui assurer une place, et des plus honorables, dans la poésie contemporaine. Sans parler des pièces où, suivant nous, il a grossi sa voix au-dessus de ses forces, nul plus que lui, parmi nos poëtes du xixe siècle, n’a eu la précision de la forme, la grâce et la fraîcheur idylliques, la mélancolie et la tristesse élégiaques.
On trouverait sans doute dans le Myosotis des passages où la
pensée n’est pas assez nettement exprimée, où le style
est quelque peu embarassé et manque même de pureté, mais on
doit tenir compte des rudes sentiers qu’avait à
traverser la muse du poëte. On doit surtout se rappeler que
l’expérience n’avait pas eu le temps de lui
venir. Sainte-Beuve a dit excellement : Si l’on
considère aujourd’hui le talent et les poésies
d’Hégésippe Moreau de sang-froid et sans autre
préoccupation que celle de l’art et de la vérité, voici
ce qu’on trouvera, ce me semble. Moreau est un
poëte ; il l’est par le cœur, par
l’imagination, par le style : mais chez lui rien de
tout cela, lorsqu’il mourut, n’était tout à fait
achevé et accompli. Ces trois parties essentielles du poëtes
n’étaient pas arrivées à une pleine et entière
fusion. Il allait, selon toute probabilité, s’il avait
vécu, devenir un maître, mais il ne l’était pas
encore. Trois imitations chez lui sont visibles et se font
sentir tour à tour : celle d’André Chénier dans les ïambes,
celle surtout de Barthélemy
dans la satire et celle de Béranger dans la chanson. Dans ce
dernier genre pourtant, quoiqu’il rappelle Béranger, Moreau a un caractère à
lui, bien naturel, bien franc et bien poétique ; il a du
drame, de la gaieté, de l’espièglerie, un peu libertine
parfois, mais si vive et si légère qu’on la lui
passe.
Moreau n’était pas seulement un poëte,
c’était un prosateur et des plus purs, des plus
élégants. Ses cinq contes
en prose, le Gui de chêne, la
Souris blanche, les Petits souliers, Thérèse Sureau et le Neveu de la fruitière, sont dignes
de l’auteur du Mysosotis. Rien n’est
gracieux, touchant et naïf comme l’histoire de cette
excellente Fée des
pleurs, la digne sœur de la Fée aux miettes ;
quant à Thérèse Sureau,
c’est, en quelques pages, le drame le plus émouvant et
le plus profondément moral qu’on puisse imaginer.