Pierre Dupont
Chants et Chansons
(Poésie et musique)
Ornés de gravures sur acier
d’après
T. Johannot, Andrieux, C. Nanteuil, etc.
tome premier
Paris, chez l’éditeur
rue de l’École-de-médecine, 58
mdcccli
Paris. — Imp. de L. Martinet rue Mignon, 2.
exemplaire prêté par M. & Mme Étancelin
Les chants et chansons
sont précédés d’une notice sur Pierre
Dupont
signée par Charles Beaudelaire (pp 1 à 8) puis d’une préface
de l’auteur (pp 9 à 16 ; numérotées de 1 à 8, la page 9 ne portant
pas de numéro) et datée de 1851.
Hégésippe Moreau
20 décembre 1851.
Au cimetière Montparnasse,
Parmi la foule de ces morts
Que le temps inflexible entasse
Comme un avare ses trésors,
Une tombe gît sous la mousse,
Dépassant à peine le sol,
Où dort une mémoire douce
Comme le chant du rossignol.
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.
N’ayant jamais connu sa mère,
Par les étrangers accueilli,
Mendiant comme au temps d’Homère,
Dans l’opprobre il aurait vieilli ;
Chantant pour emplir sa besace,
Les méchants l’auraient maltraité,
Car par la Vérité qui passe
Le monde se croit insulté.
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.
Il est mort à l’âge où l’on aime,
Après avoir souffert, aimé ;
Au fond de ce double problème
Son doux esprit s’est abîmé.
Son âme, rompant les lisières
Qui la séparaient du repos,
A gagné les célestes sphères ;
La nature a repris ses os.
L’arbre mordu pendant la sève
Par la dent de chèvre du mal
N’a donné que ses fleurs : son rêve
Était loin de son idéal.
Quel gazouillis sa poésie,
Sœur des oiseaux, fille des fleurs,
Nous rapporta de sa Voulzie
[1]
Charme de l’oreille et des cœurs !
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.
A côté de Burns
[2] le rustique,
Et de Perse
[3], mort comme lui,
Il rayonne au ciel poétique
Et nous fait défaut aujourd’hui.
Son dédain noble et sans colère
Irait au cœur des prétendants.
Calomnie, horrible vipère,
Comme il aurait brisé tes dents !
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.
Sur sa casse d’imprimerie
Accoudé, méditant ses vers,
Entraîné par sa rêverie,
Il travaillait tout de travers.
Hélas ! la muse son amante
Lui préparait son piédestal !
Il exhala son âme ardente
Sur le grabat d’un hôpital.
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.
Réparons l’injustice noire
De son âge contemporain ;
Couronnons de fleurs sa mémoire
Aussi durable que l’airain.
Et puisque des morts la poussière
Aime l’hommage des petits,
Cœurs simples, allez sur sa pierre
Déposer des myosotis.
Passant, sur la pierre qui s’use
Aux baisers de l’air et de l’eau
Lisez un nom cher à la muse :
Hégésippe Moreau.