La vie maudite d’Hégésippe Moreau
Espoirs déçus

La révolution de 1830 avait consolidé le régime de presse un instant menacé par les ordonnances, mais ce statut était loin de garantir aux journaux le bénéfice d’une liberté totale. Ils étaient astreints au dépôt d’un cautionnement en argent, au paiement d’un droit de timbre, et soumis, dans certain cas, au risque d’être suspendus et même supprimés. Les feuilles publiques ne se débitaient qu’à l’abonnement, par l’intermédiaire de distributeurs ou de la poste, et leur vente au numéro n’existait pas encore. Les plus grands journaux, tels que le Moniteur, le Constitutionnel, le National, le Journal des Débats ou le Temps, avaient des tirages qui, aujourd’hui, feraient pitié, et leurs abonnés, gens sérieux par définition, étaient presque aussi réfractaires à la plaisanterie que les bureaux de l’Intérieur pouvaient l’être aux épigrammes des satiriques professionnels. Tout au plus trouvait-on, dans ces feuilles compassées, certains textes à double sens, où ce qu’on ne pouvait pas formuler en clair s’exprimait à demi-mot, et où les gens d’esprit, auteurs et lecteurs, faisaient assaut d’ingéniosité pour tout dire et149 pour tout entendre sans en avoir l’air. Ce fut le règne de l’allusion, muse laborieuse qui ne survécut pas à la complète liberté de la presse.

Dans ces conditions, les journaux posés n’avaient besoin que d’un petit nombre de rédacteurs, et les abonnés, amis de leurs habitudes, ne se souciaient guère d’être distaits par l’apparition fréquente de nouvelles signatures. Il suivait de là que le journalisme était, en fait, la propriété d’un petit nombre de célébrités consacrées par un long succès, à l’exclusion des écrivains débutants. Condamnés à attendre, les jeunes gens s’armaient de patience et cherchaient un refuge dans ce qu’on appelait la petite presse, autrement dit les journaux de moindre format consacrés à la satire des mœurs et des institutions, aux questions théâtrales, et même aux variations de la mode vestimentaire.

En 1834, ce genre de publications était représenté principalement par le Charivari, le Corsaire, feuilles purement satiriques, et par d’autres plus éclectiques dans leur objet, comme la Psyché, le Follet, le Petit Courrier des Dames, le Journal des Demoiselles, le Vert-Vert, la Mode, cette dernière cumulant deux genres : la description des dernières nouveautés du costume et l’opposition légitimiste au régime du juste milieu.

La petite presse était alimentée en productions de toutes sortes, surtout par des collaborateurs intermittents. Mais s’il y avait possibilité pour les jeunes auteurs de s’y faire imprimer, le profit en argent qu’ils en tiraient était très faible, pour ne pas dire nul. Les plus généreux des petits journaux donnaient dix francs pour une chanson, vingt francs pour une ode. Quant aux publications de modes, elles étaient comme le rebut de la presse, sans locaux, sans mobilier et surtout sans argent. Elles payaient peu, et pas toujours en numéraire. Psyché, par exemple, qui se targuait en sous-titre d’être le miroir de la beauté, rémunérait ses rédactrices par le moyen de chapeaux à prendre chez une abonnée modiste, et ses ré-150dacteursrédacteurs par des repas à consommer dans un restaurant du voisinage.

Hégésippe Moreau mit plusieurs saisons à se faire connaître dans ce milieu spécial, où il devait acquérir une certaine notoriété. En cela il marchait sur les traces de devanciers qui commençaient à faire leur chemin dans la grande presse : Léon Gozlan, Alphonse Karr, Jules Janin, Félix Pyat, Jules Sandeau et George Sand elle-même, amazone de lettres rebelle aux traditions de son sexe, qui visitait alors ses éditeurs revêtue de son costume masculin et le cigare à la bouche. C’est l’époque àù le poète de la Voulzie composa Vive la beauté, l’Amant timide, les Jeux de l’Amour et du hasard, le Chant patriotique des danseuses de l’Opéra, l’Ecolière, et surtout la seconde pièce consacrée par lui à Béranger, à qui il reprochait de s’endormir sur ses lauriers dans sa retraite de Fontainebleau, oublieux des combattants d’avril qui se morfondaient dans les prisons :

Il dort sous des ombrages verts
Quand la liberté le rappelle ;
Il dort, le poëte, infidèle
A ces captifs qui, dans les fers,
Attendaient l’aumône d’un vers.
Et pas de lyres qui les plaignent,
Pas un Blondel pour soulager
Tous ces Cœurs de Lyon qui saignent !…
Ah Dieu ! si j’étais Béranger !

Les Cœurs de Lyon étaient les républicains de cette ville, qui avaient donné le signal des insurrections d’avril. Mais il y avait dans cette pièce une indignation assez factice, et Moreau eût pu se reprocher à lui-même l’indifférence qu’il imputait à Béranger. En réalité, le procès monstre, comme on l’appela, lassait l’attention par les incidents nés du trop grand nombre d’inculpés (ils étaient cent vingt et un), par les chamailleries qui surgissaient entre eux, enfin par la jactance des avocats trop attentifs à soigner leur publicité. Certes, aux yeux d’un vrai poète, les événements littéraires de ce temps balançaient en importance151 les nouvelles politiques, et si l’on peut reprocher à Hégésippe l’affaiblissement apparent de son zèle démocratique, on doit reconnaître la grande et méritoire ferveur qu’il gardait au culte des muses, malgré les horreurs de son atroce misère.

L’année 1835 à son début vit l’annonce d’un drame d’Alfred de Vigny, Chatterton, qui fut joué au Théâtre-Français le 12 février. C’était l’histoire mise à la scène du poète anglais Thomas Chatterton, qui, fils posthume d’un maître d’école et élevé par charité, était devenu clerc de procureur. L’esprit développé par de vastes lectures et servi par des facultés supérieures, Thomas, encore adolescent, vint à Londres et jura de surmonter tous les obstacles pour arriver à la fortune et à la gloire. Ecrivain politique au service des wighs, puis des tories, il gagna de l’argent, tomba ensuite dans la misère, s’endetta et, dénué de tout, s’en prit à la Société qu’il accusa d’ingratitude. Agé d’à peine dix-huit ans, il s’empoisonna dans une mansarde. Ce suicide, pensait-il, était la punition méritée qu’il infligeait à ses contemporains coupables de ne l’avoir point compris.

A l’épilogue près, il y avait trop d’analogie entre l’histoire de Chatterton et celle de Moreau, pour que le poète de Provins restât indifférent au drame de Vigny. Hégésippe voulut assister à sa première représentation, mais, comme il était alors dans une détresse particulièrement aiguë qui l’avait obligé à mettre en gage au Mont-de-Piété son gilet, il écrivit à Vigny et reçut en réponse un billet d’orchestre à prix réduit. Moreau assista donc au drame, qui fut porté aux nues par une salle et une critique enthousiastes.

L’engouement d’Hégésippe pour Chatterton fut durable. Trois mois après la première représentation, au cours d’une nuit d’insomnie dans sa mansarde de la place CambraiLa place Cambrai fut absorbée en 1877 par la place du Collège de France, créée à l’occasion du percement de la rue des Ecoles et nommée, depuis 1907, place Marcellin-Berthelot., le drame152 de Vigny lui inspira les six stophes insérées dans ses œuvres, sous le titre : A l’auteur de Chatterton. C’était la plainte d’un Chatterton contemporain, encore vivant celui-là, et qui ne reculait pas, à l’égard du génial Vigny, devant un acte de mendicité :

Au Théâtre-Français deux beaux noms sur l’affiche
M’attirèrent un soir ; ce soir-là j’étais riche,
J’avais pour avenir deux francs, je les donnai ;
Et je vis Chatterton, et chaque mot du drame
Eut un écho si long et si doux dans mon âme,
Que la nuit seulement, bien tard, je soupçonnai
Qu’en ce jour de bonheur je n’avais pas dîné.
Seul, j’écoutais encor d’un bruyant auditoire
Le sanglot triomphal répéter : Gloire, gloire
A la muse qui n’a ni sang, ni fange au pied,
Par qui la nouvelle ère au théâtre commence !
J’écoutais, je mêlais ma note au chant immense,
Puis j’ajoutais tout bas, palpitant, l’œil mouillé :
Qui s’inspira si bien doit sentir la pitié.
Hélas ! quand il évoque une infortune morte,
Le poète pieux, s’il savait qu’à sa porte
L’immortel Chatterton vit encor pour souffrir !
S’il savait qu’à Paris, tous les jeunes poètes,
De ce bruyant désert pâles anachorètes,
N’ont plus, en s’abordant, qu’un salut à s’offrir :
Le salut monacal : Frères, il faut mourir.
Que l’un d’eux, demi-nu, dans sa chambre malsaine
Pousse un drame réel à sa dernière scène,
Et sans étoile au ciel, sans bon ange ici-bas,
Pour éviter la faim, courant au suicide,
Tient levé, maintenant, sur son estomac vide
Le fer qui découpait le pain de ses repas
Et qui, depuis trois jours, trois longs jours ! ne sert pas !
Puis, se ressouvenant qu’il est bien jeune encore,
Qu’après l’hiver, l’oiseau se ranime et picore,
Que ses chansons vivraient peut-être, s’il vivait,
Qu’un ange sur son front, marqué de l’anathème
Peut l’effacer un jour avec ce mot : Je t’aime !
De mille illusions repeuplant son chevet,
Dans les bras de la Faim s’endort… S’il le savait !
153
Poète, il aiderait la jeune muse à vivre :
Il n’a pas renfermé tout son cœur dans son livre ;
Son culte pour les morts s’étendrait aux mourant…
Et moi, je serais fier d’aimer ce que j’admire,
D’avoir une main noble à baiser, et de dire,
Quand son nom planerait sur les noms les plus grands :
Je lui dois l’espérance et la vie… et vingt francs !

Alfred de Vigny habitait 41, rue de la Ville-l’Evêque. Dès qu’il eut corrigé et terminé sa pièce, Moreau la plaça sous enveloppe et se mit en devoir de la porter lui-même au destinataire. L’après-midi était déjà avancé ; une pluie froide et fine tombait depuis le matin, mais Hégésippe, qui était à jeun, n’en quitta pas moins son logis pour traverser, à pied, la moitié de Paris afin d’accomplir son offrande. En passant à pas pressés dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, il ne remarqua pas un jeune homme venant à sa rencontre qui le croisa et se retourna brusquement après l’avoir dépassé. C’était Vallery-Radot qui venait de le reconnaître. Mais Moreau avait disparu. Il était presque à destination et venait de prendre la rue d’AngoulêmeAujourd’hui rue La Boétie.. Vallery essayait, mais vainement, de le retrouver et battait au hasard le quartier, lorsque tout à coup il le revit. Les deux hommes s’approchèrent et se serrèrent la main.

Ah ! dit Hégésippe, je suis bien aise de vous voir.

Et moi de même, mon cher Moreau. Mettez-vous sous mon parapluie et nous irons où vous voudrez.

Je n’ai aucun but.

Ni moi.

Alors promenons-nous ensemble.

Mais où alliez-vous donc si vite ?

Chez Alfred de Vigny.

Vous le connaissez ?154

Non, mais j’ai fait cette nuit des vers sur Chatterton, et je les lui portais.

Il paraît que vous n’avez trouvé personne, puisque vous voilà.

Je n’ai pas demandé s’il était chez lui. J’ai remis mes vers à son portier.

Pourquoi pas à lui-même ?

Je n’aurais pas osé me présenter à lui vêtu comme vous me voyez. Il m’aurait pris pour un mendiant.

Pour rompre les chiens, Vallery demanda au poète s’il aimait le thé. Hégésippe répondit qu’il n’en avait jamais pris.

Eh bien ! voulez-vous en faire l’essai ?

Volontier. Mais, dites-moi, combien fait-on payer cela dans un café ?

C’est selon le café où l’on va, mais ne vous inquiétez pas du prix.

Moreau avait une idée. Il insista.

Je voudrais bien savoir combien cela va vous coûter.

Je ne peux pas vous le dire au juste.

Mais encore ?

Une trentaine de sous au plus.

Moreau hésita, et dit enfin :

Vous allez trouver fort singulière la demande que je vais vous faire. Ne prenons pas de thé et donnez-moi les trente sous.

L’autre crut d’abord à une plaisanterie, mais il vit que c’était sérieux.

Je n’ai pas dîné hier et je n’ai pas mangé ce matin, ajouta Moreau.

Est-il possible ! s’écria Vallery. Il est quatre heures. Entrons vite chez le premier restaurateur.

Il voulut donner au poète tout l’argent qu’il avait sur lui. Moreau accepta, non sans difficulté, car il s’en tenait aux trente sous. Enfin, en arrivant vers la rue de la Madeleine, il se décida et prit l’argent.

Venez par ici, dit alors Vallery-Radot. On vous servira un bon rosbif.

Tout à l’heure du thé, à présent du rosbif !155 Me prenez-vous pour un Anglais ? Sérieusement, si vous voulez bien me permettre de disposer à mon gré de la fortune que vous me faites, je vais tout simplement prendre un bouillon, car j’ai un repas assuré pour ce soir. Je dîne avec des vaudevillistes pour qui j’ai rimé un couplet sur lequel ils comptent beaucoup. J’espère que leur dîner sera meilleur que mon couplet.

Ils entrèrent dans le restaurant où Hégésippe se fit servir un bouillon qu’il prit à petites gorgées.

Ainsi, lui dit son ami, vous faisiez des vers cette nuit, souffrant de la faim ?

Souffrant ? non. Mais la faim me tenait éveillé. Ne croyez pas d’ailleurs qu’elle amortisse l’imagination ; c’est tout le contraire, quand elle ne dépasse pourtant pas un certain degré. La faim me tient souvent lieu de café.

Avant de se quitter, les deux hommes échangèrent leurs adresses. Moreau remercia vivement Vallery, et ils allaient se séparer, quand tout à coup :

Auriez-vous, dit-il, couru après moi, si vous aviez prévu que je vous demanderais de l’argent ?

Mon cher Moreau, répondit tranquillement l’étudiant, voilà peut-être le mot d’un philosophe, mais ce n’est pas celui d’un ami.

En racontant cette historiette, Vallery-Radot ajoutait au sujet de son malheureux compagnon :

Je suis convaincu qu’il n’avait aucune intention mauvaise en me jetant cette question pour adieu. C’était une réflexion qui lui venait, une réflexion de moraliste misanthrope, comme je le lui dis, toute générale d’ailleurs, et qu’il faisait à haute voix, tant il la trouvait naturelle. Malheureusement, Moreau en laissait trop souvent échapper de semblables, et bien des gens s’en sont fâchésVallery-Radot. Souvenirs d’un ami d’Hégésippe Moreau. .156

A la suite d’un printemps pluvieux, la chaleur reparut avec l’été. Moreau qui était maintenant logé rue des Maçons, près des vieux bâtiments de la Sorbonne, reprit la campagne afin de se débarasser du souci d’un loyer à payer, et s’en retourna au bois de Boulogne. Cette fois, il s’installa dans un vieux chêne creux, près de la mare d’AuteuilCette mare existe encore, dans la partie sud du champ de courses d’Auteuil, qu’il quittait de temps à autre pour aller chercher sa correspondance adressée poste restante. On a le texte d’une lettre qu’il écrivit de ce lieu sylvestre à un ami désireux de savoir où le rencontrer. Le voici :

1835

Vous me demandez où je loge en ce moment. — Où l’oiseau de Dieu pend-il son nid, si ce n’est au fond des bois ? Mon ami, j’habite un vieux chêne des environs de la mare d’Auteuil, et je vais vous dire comment cela se fait.

Il y a huit jours, je veux rentrer à mon hôtel garni de la rue des Maçons-SorbonneLa rue des Maçons est devenue en 1877 la rue Champollion.. Une femme m’arrête au passage ! Monsieur, vous n’aurez pas la clé. — Pour quelle raison ? — Madame n’entend plus que vous restiez ici, parce que vous ne payez, dit-elle, ni en or, ni en argent, mais seulement en belles paroles. — Eh mais, les belles paroles sont bien déjà quelque chose : cela aide à attendre. — Madame n’attendra plus. Au surplus, entendez-vous avec elle. Tenez, la voilà qui descend. En effet, la chambrière n’avait pas plutôt fini que l’hôtesse parut, un bougeoir à la main, le nez en l’air, le bonnet hérissé. — — Ah ! c’est vous, mon petit Monsieur ! — Pour vous servir, madame. — Bien obligée. On a déjà dû vous dire que vous n’aviez plus à compter sur votre gîte. Depuis trois mois que vous êtes ici, il ne nous a pas encore été possible de voir la couleur de votre argent. Vous irez à la belle étoile si vous voulez, mais vous ne coucherez plus chez moi, à moins que vous ne montriez vos finances. A ce mot, je me mets à rire. Mes finances, ma chère dame, il ne me serait pas moins difficile de vous donner un sou que de vous donner le diamant qui orne la tête du shah de Perse !157

L’hôtesse s’imagine que je me moque d’elle ; de fâchée qu’elle était, elle devient féroce. Pourquoi n’arrête-t-on pas, ajoute-t-elle, tous les aigrefins qui encombrent le pavé de Paris ? J’ai grande envie d’aller me plaindre au commissaire.

Mais je la calme. Sur la foi de je ne sais quelles chimères, je lui dis que, si mon présent est noir, mon avenir s’éclaircira et sera plein d’or et de lumière. Dans le pays latin, ces sortes de prodiges se voient souvent. Voilà ma mégère qui s’adoucit, tant il est vrai que toute femme a bon cœur, — il ne faut que trouver l’endroit vulnérable.

— Eh bien, Monsieur, partez en paix ; vous me paierez plus tard. Tout n’était pas fini, je ne refusais point de partir, mais des vers se trouvaient enfermés dans un tiroir. Je les réclame : Ah ! vos paperasses ! Reprenez-les, Monsieur, ça nous débarassera. Et je suis parti.

Me voilà, comme je vous le disais, dans un vieux chêne, près de la mare d’Auteuil. Pareille chose est arrivée à Olivier Goldsmith et à Lantara. Tant que durera la belle saison, je n’aurai pas d’autre domicile. Aux approches de l’hiver, il me faudra bien rentrer en ville. J’y trouverai du travail, et je pourrai dès lors retourner, la tête haute, à ma chambrette de la rue des Maçons-Sorbonne. En attendant, je vis heureux. On m’a payé une romance vingt francs, c’est l’opulence. Trois sous de pain, deux sous de lait, telles sont mes dépenses de chaque jour. Mais quel luxe il y a autour de moi ! De grands arbres verts, un tapis de mousse, parsemé de marguerites, de bruyères et de violettes de Parme. Les nids de pinsons et les bouvreuils abondent dans mon canton. Quand la nuit étend sa mantille de dentelle noire sur le bois, mille vers luisants s’accrochent aux épines de buissons, comme autant de lanternes. S’il y a clair de lune, je m’enfonce dans les massifs, et je me mets alors en communication avec les héros de mes rêves et de mes romans…

Hégésippe Moreau.

On ne sait pas qui était le destinataire de cette lettre. Nous avons tout lieu de croire qu’elle s’adressait à Sainte-Marie-Marcotte, l’un des rares amis à qui Hégésippe eût livré le fond de son âme. De quelques années plus jeune que lui, Marcotte158 le dominait par sa précoce maturité d’esprit et par son affectueuse autorité, si bien que le poète l’appelait son frère aîné et se laissait souvent guidé par lui. Malheureusement, ce précieux conseiller faisait de fréquents séjours à la campagne où résidait sa famille, et ses absences étaient pour Moreau autant de prétextes à retomber dans l’ornière de ses erreurs.

Il avait d’autant plus besoin d’un tuteur spirituel qu’il s’était mis, on ne sait comment, à mécontenter le ménage Guérard lui-même, dont l’affection lui restait malgré tout, mais qui lui marquait intentionnellement de la froideur lorsque ses frasques dépassaient la mesure tolérable. En cet été 1834, Moreau en fut donc réduit à la vie rudimentaire de l’homme des bois, ce qui le mettait au rang des nomades et eût très bien pu lui valoir des démêlés avec la justice. Il suffisait pour cela d’une nouvelle arrestation, faisant de lui un récidiviste du vagabondage. Elle se fût probablement traduite par une condamnation correctionnelle.

Justement, la police parisienne était alors attentive à dépister les gens dangereux ou simplement suspects, qui parcouraient les rues de la capitale et de sa banlieue. Le pouvoir soupçonnait cette lie de la population d’être aux aguets des trouvles politiques pour s’y mêler, et de commettre des délits de droit commun au moment fatal du désordre et du pillage qui suivait les émeutes. C’est ainsi que la garde nationale et le corps nouvellement constitué des sergents de ville opéraient des patrouilles préventives de plus en plus nombreuses depuis que les attentats et les révoltes se multipliaient.

Les cinq années écoulées depuis la révolution avaient été fertiles en rébellions contre l’ordre établi. A Paris seulement, des troubles avaient éclaté en 1831 avec le second sec de l’Archevêché, en 1832 avec le complot des tours de Notre-Dame, celui de la rue des Prouvaires, et avec l’émeute de Saint-Merri ; en 1834 enfin avec les insurrec-159tionsinsurrections d’avril qui s’étaient produites à Paris et dans les départements. De plus, l’ère des tentatives de meurtre contre Louis-Philippe s’était ouverte en 1832 par l’attentat du Pont-Royal et continuait en 1835 par l’entreprise beaucoup plus grave de Fieschi.

Ce nouvel essai de régicide eut lieu pendant les fêtes anniversaires des Trois Glorieuses. Le roi, passant en revue une légion de garde nationale le long du boulevard du Temple, essuya sans être blessé le feu d’une machine infernale, et dix-huit personnes, y compris le maréchal Mortier, tombèrent autour de lui pour ne plus se relever. Le coupable, un ancien soldat corse du nom de Fieschi, appartenait au monde de la bohème et se disait républicain comme ses deux complices, deux sots de l’espèce prétentieuse, nommés Pépin et Morey, qui s’étaient cachés au moment de l’exécution après l’avoir soigneusement préparée.

Fieschi, volontairement compromis par ses associés et lâchement abandonné, se vengea en les dénonçant. Leur procès vint compliquer celui des accusés d’avril, toujours en suspens, et se termina par l’exécution capitale des trois assassins. Le parti démocratique tout entier suivit le procès avec passion, et comme il était difficile de croire qu’une affaire aussi sanglante était une simple provocation policière, les auteurs et leurs amis furent énergiquement blâmés par l’opinion publique. Par contre-coup, le gouvernement bénéficia du discrédit qui rejaillissait sur les républicains.

Hégésippe Moreau, en sa qualité de libéral, médita longuement sur l’affaire. Comme beaucoup de contemporains, comme le roi lui-même, il fut frappé de ce que l’âme de Fieschi, évidemment dévoyée, comportait malgré tout de loyauté et de désintéressement. Quand le vagabond du bois de Boulogne eut réintégré son quartier Latin, il fut, un pâle matin de janvier, réveillé par le piétinement de chevaux passant dans la rue sous sa fenêtre. Il sortit du lit et regarda. C’était Fieschi,160 accompagné de ses complices, qui allaient au supplice dans une charette, sous escorte et accompagnés de l’aumônier Grivel. Ils venaient de la geôle de la cour des Pairs, au Luxembourg, et allaient au lieu d’exécution des condamnés à la peine capitale, le rond-point de la barrière Saint-Jacques.

Moreau, surpris par ce spectacle imprévu, en tira une ode, Le Corse, œuvre saisissante de simplicité et de réalisme, où abondent les vers bien frappés. Elle indique, comme tant d’autres pièces d’Hégésippe, une intime comparaison entre le cas du sujet traité et celui de l’auteur, car elle fait un parallèle évident entre Moreau et Fieschi, privés de parents, sans ressources, révoltés finalement et rejetés l’un et l’autre au ban de la société :

Le Corse
À l’heure où, pâle encor, le jour hésite à naître,
Une étrange lueur passa sous ma fenêtre.
« N’est-ce pas au réveil la voix du carnaval ? »
Dis-je ; et dans le brouillard déchiré par les sabres,
Je vis, comme on en voit dans les danses macabres,
Passer des ombres à cheval.
Puis un peuple hideux, dont le vrai nom s’ignore,
Tombant, je ne sais d’où, sur le pavé sonore,
Grouillait… un même espoir semblait le remuer.
Attiré par le sang dont le parfum l’enivre,
Le Paris de l’égout s’en relevait, pour suivre
Un homme qu’on allait tuer.
Quand la Corse eut donné Napoléon au monde,
De ses couches de gloire arrière-faix immonde,
Elle y jeta Fieschi, l’opprobre tout vivant.
Mais ne lègue-t-il pas un remords à notre âge,
Cet homme ? et son destin est-il bien son ouvrage ?
Qui sait ? murmurai-je en rêvant…
Il va rendre au supplice une âme bien trempée,
Dit-on ; ne pouvait-il s’allonger en épée,
Ce poignard qui frappa sans demander pour qui ?
Le ciel, dans ce bravo qui meurt aux pieds d’un prêtre,
Voulut donner au monde un grand homme peut-être,
Et le monde lui rend… Fieschi ! 161
Si l’étude eût passé sur cet âpre génie,
S’il eût bu la morale à sa source bénie,
Quand il gardait pieds nus ses chèvres au coteau ;
Si le monde eût ouvert à sa jeune fortune
Ce chemin qu’il voulut, dans la foule importune,
Se tailler à coups de couteau !
On va bien loin, guidé par une étoile amie ;
Entre l’homme de gloire et l’homme d’infamie,
Pour combler la distance il fallait un peu d’or.
De l’or ! un horizon plus large que le nôtre !
Et Fieschi, l’enfant corse, eût grandi comme l’autre,
Le beau Corse de Messidor.

Sur ces entrefaites, et depuis le retour de la mauvaise saison, Moreau était venu à résipiscence au sujet de ses tentatives de vie sauvage à travers bois. Cette fantaisie qu’il avait eue, deux fois déjà en un an, de mener aux portes de Paris l’existence d’un Robinson Crusoé, déplaisait fort au ménage Guérard. Sophie particulièrement, élevée en demoiselle, avait conservé de son éducation première le respect des convenances mondaines et le souci de ne jamais prêter à la critique par la nature de ses préférences et le choix de ses relations. Comme son mari et sa belle-mère Mme Favier, elle allait parfois à Paris pour des affaires d’intérêt, et en profitait pour visiter ses amis et connaissances. Aussi avait-elle eu souvent l’occasion d’apprendre soit par elle-même, soit par son demi-frère Vaché, quelques particularités bien désagréables de la conduite d’Hégésippe. Il en résultait des brouilles passagères entre le poète et la fermière, brouilles qui ne résistaient pas au repentir du coupable, expressément formulé. Alors, les relations épistolaires d’antan reprenaient avec un entrain renouvelé et sur un ton de plaisanterie espiègle qui datait de l’enfance d’Hégésippe. Ainsi, leur dernière réconciliation, qui avait précédé de peu les fêtes du nouvel an, avait valu à Sophie, en guise d’étrennes, le morceau qu’on va lire :

La Fermière
Romance
Étrennes à madame Guérard.
Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !
C’est l’oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit dans la mousse.
Vieux vagabond qui tends la main,
Enfant pauvre et sans mère,
Puissiez-vous trouver en chemin
La ferme et la fermière !
De l’escabeau vide au foyer
Là le pauvre s’empare,
Et le grand bahut de noyer
169
Pour lui n’est point avare ;
C’est là qu’un jour je vins m’asseoir,
Les pieds blancs de poussière ;
Un jour… puis en marche ! et bonsoir
La ferme et la fermière !
Mon seul beau jour a dû finir,
Finir dès son aurore ;
Mais pour moi ce doux souvenir
Est du bonheur encore :
En fermant les yeux je revois
L’enclos plein de lumière,
La haie en fleur, le petit bois,
La ferme et la fermière !
Si Dieu, comme notre curé
Au prône le répète,
Paye un bienfait (même égaré),
Ah ! qu’il songe à ma dette !
Qu’il prodigue au vallon les fleurs,
La joie à la chaumière !
Et garde des vents et des pleurs
La ferme et la fermière.
Chaque hiver qu’un groupe d’enfants
À son fuseau sourie,
Comme les Anges aux fils blancs
De la Vierge Marie ;
Que tous, par la main, pas à pas,
Guidant un petit frère,
Réjouissent de leurs ébats
La ferme et la fermière.
163
Envoi
Ma Chansonnette, prends ton vol !
Tu n’es qu’un faible hommage ;
Mais qu’en avril le rossignol
Chante et la dédommage ;
Qu’effrayé par ses chants d’amour,
L’oiseau du cimetière,
Longtemps, longtemps se taise pour
La ferme et la fermière !

Cette pièce équivalait à une capitulation en règle du trop fantaisiste Moreau. Mais pour comble de surprise, Sophie trouva sa romance roulée dans une feuille de papier à musique rempli de la main du poète. C’était une innovation d’Hégésippe, qui, dans son zèle à montrer qu’il était digne d’estime et de pardon, accumulait les preuves toutes fraîches de sa bonne volonté et de son savoir-faire.

La romance de la Fermière avait été publiée par le Petit Courrier des Dames du mois de décembre 1835. Elle ne s’exécutait point sur un air connu, comme la plupart des œuvres de cette nature déjà parues dans la même publication, car cette fois le chant et les paroles étaient du même auteur. Hégésippe Moreau, dans ses heures de gaieté, faisait volontiers des jeux de mots. En humoriste, il pouvait maintenant dire à ses bienfaiteurs qu’ils le retrouveraient semblable au petit apprenti des beaux jours passé, à cela près que de compositeur typographe, il était devenu compositeur de musique.164



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