Hégésippe Moreau
1810 — 1838

Les Morts vont vite
Chapitre III

Alexandre Dumas

Hégésippe Moreau

Disons un peu, à ceux qui pourraient l’ignorer, ce que c’était que le poëte pour lequel nous réclamons aujourd’hui une tombe ; par même un tombeau, comprenez-vous bien ?… une tombe. C’est-à-dire le repos du cadavre, une couche de terre après la mort pour les os de celui qui, de son vivant, n’a trouvé pour s’endormir du dernier sommeil que la couche de l’hôpital.

Pourquoi d’abord ce nom étrange d’Hégésippe ?

Que veulent dire, dans un nom de baptême, ces deux racines grecques, dont l’une signifie bouc et l’autre cheval ?

Hélas ! c’est que son nom lui-même n’était pas à lui.

Il y a des êtres prédestinés au malheur comme à la fortune.

Hégésippe Moreau avait sa place marquée dans les rangs des premiers.

Il était fils naturel ; il était né à Paris, rue Saint-Placide, nº 9, le 9 Avril 1810 Tous les biographes de Moreau s’accordent sur sa date de naissance: le 8 avril 1810. Ce ne sera pas la seule approximation que commettra Dumas dans ce texte..

Les parents étaient pauvres ; il fallu quitter Paris.

Le père obtint une place de professeur au collège de Provins. Sa mère entra, — eh ! mon Dieu, oui, disons-le, il est bien rare qu’une grandeur intellectuelle quelconque ne jaillisse pas du sein de l’humilité, — sa mère entra comme femme de chambre chez madame F… Il s’agit de madame Favier et le moins que l’on puisse dire et que Dumas ne l’accable pas…

L’enfant n’avait pas six ans, que son père et sa mère étaient morts à l’hôpital.

Dur chemin qu’il devait prendre à son tour, pour y mourir le 20 décembre 1838, c’est-à-dire à vingt-huit ans ; pour y mourir, non pas même sous le nom d’Hégésippe Moreau, mais sous la désignation du nº 12.

Madame F… s’en chargea, et le fit placer gratuitement au petit séminaire d’Avon, près Fontainebleau.

En 1824, ou 1825, j’allai, au moment où je faisais Christine, visiter le cimetière d’Avon, dans lequel est enterré l’amant et la victime de Christine. J’étais agenouillé devant une pierre perdue sous l’herbe, cachée dans la mousse, sur laquelle est gravée cette courte inscription : Ci-gît Monaldeski, lorsque M. Jamin, me montrant un jeune homme vêtu de noir, qui passait, me dit :

— Tenez, voici un enfant qui sera probablement un grand poëte.

— Comment l’appelez-vous ? demandai-je.

— Hégésippe Moreau.

Il était déjà loin.

Je ne l’ai jamais revu.

Étrange chose que la destinée ! Si je lui eusse parlé ce jour-là, il eût probablement retenu mon nom ; au jour du suprême malheur, il serait peut-être venu à moi… et, s’il était venu à moi, ses beaux vers à la main… eh bien, je le dis hautement, peut-être serait-il mort chez moi, peut-être serait-il mort dans mon lit ; mais, du moins, il ne serait pas mort à l’hôpital.

Mais il ne songeait pas à la mort, le pauvre enfant ! Quoique la vie du séminaire lui fût bien pesante.

Écoutez ce qu’il en dit :

Pour être, jeune encor, vieux au métier de sage,
Il m’a fallu subir un rude apprentissage.
Comme Barthélemy, rapsode marseillais,
Dont la voix m’a troublé lorsque je sommeillais,
Dans la brise soufflant d’Athènes ou de Rome,
Je n’ai point respiré de poétique arome,
Et, né loin du Midi, je n’eus pas même, enfant,
À défaut de soleil, un foyer réchauffant.
Un ogre, ayant flairé la chair qui vient de naître
M’emporta vagissant dans sa robe de prêtre,
Et je grandis captif parmi ces écoliers
Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers,
Stupides icoglans que chaque diocèse
Nourrit pour les pachas de l’Église française.
Je suais à traîner les plis du noir manteau,
Le camail me brûlait plus qu’un san-benito ;
Regrettant mon enfance et ma libre misère,
J’égrenais dans l’ennui mes jours comme un rosaire.
Oh ! quand les peupliers, longs rideaux du dortoir,
Par la fenêtre ouverte à la brise du soir,
Comme un store mouvant, rafraîchissaient ma couche,
Je croyais m’éveiller au souffle d’une bouche.
Devant le crucifix et le saint bénitier,
Profane, j’écrivais le sort d’Alain Chartier.
Et quand le mois de mai, pour la Reine des vierges,
Faisait neiger les lis et rayonner les cierges,
Priant avec amour l’idole au doux souris,
Je convoitais un ciel parfumé de houris…

On voit que les dispositions du jeune homme ne l’entraînaient pas vers l’Église. Madame F… eut pitié de lui, le tira du séminaire et le mit en apprentissage chez un imprimeur.

Là commence les quelques jours de bonheur que le pauvre Hégésippe a vécus. Parfois, entre deux coups de tonnerre sortant de la nuit de l’orage, vous voyez tout à coup se dessiner une belle vallée sous un rayon de soleil brillant, mais éphémère. Hégésippe eut une de ces vallées-là dans sa vie. Le soleil qui l’éclaira fut l’amour, l’amour chaste, l’amour pur, sinon le plus brillant, du moins le plus doux de tous les soleils.

Aussi, voyez comme le cœur du poëte est reconnaissant à la petite ville où il a goûté le peu de jours heureux qu’il lui a été donné de compter.

Loin de cet Éden de sa jeunesse, c’est à ce paradis perdu qu’il pensait aux jours de la misère et du malheur.

Mon doux pays, alors, me souriait en rêve,
Comme à Jean-Jacques enfant son beau lac et ses grèves ;
Je revoyais Provins et ses coteaux aimés,
De tant de souvenirs, de tant de fleurs semés ;
Son dôme occidental dont chaque soir le faîte
S’illumine au soleil comme pour une fête,
Sa tour dont le lichen crevasse le granit,
Où la guerre tonnait, où l’oiseau fait son nid,
Géant contemporains qui, le front dans la nue,
Se parlent tête à tête une langue inconnue.
Médailles des césars ou des rois, sphynx jumeaux,
Qui jettent aux passants des énigmes sans mots.

Voilà un souvenir du paradis. On trouvera, dans le conte intitulé le Gui de Chêne, un souvenir de l’Ève qui l’habitait, et qu’il appelle sa sœur.

C’est lui qu’il a personnifié dans Ixus ; c’est elle qu’il a essayé de peindre dans Marcaria Aucune des éditions des contes de Hégésippe Moreau que j’ai consultée ne donne autre chose que Macaria pour le nom de la sœur d’Ixus. Est-ce une coquille de Alexandre Dumas lui-même ou du typographe ? À défaut d’avoir accès au manuscrit, je ne peux me prononcer..

Lisez la chanson d’Ixus, et voyez si la prose du pauvre Hégésippe n’est pas aussi mélodieuse que ses vers :

Chanson d’Ixus

I

«Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.

»Un jour, il y a douze ans, un pygmée tomba de la peau de lion d’Hercule : ce pygmée, c’était moi. Mon père ne m’aimait pas, parce que j’étais faible et petit ; et lorsque, enfant, je me heurtais à ses genoux, j’entendais sur ma tête une voix gronder comme l’orage. Mes frères me battent quand je les appelle tout haut mes frères, et pourtant je veux vivre, car j’ai une sœur, une sœur qui m’aime… Elle est si bonne, Marcaria !

»Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne, qu’un coup de vent ferait mourir.»

II

«Mes frères m’ont dit un jour : Sois bon à quelque chose ; apprends à élever des statues et des autels, car nous serons dieux peut-être. Et j’ai essayé d’obéir à mes frères ; mais le ciseau et le marteau étaient bien lourds ! Et puis des visions étranges passaient, passaient sans cesse entre moi et le bloc de Paros, et mon doigt distrait écrivait sur la poussière un nom, toujours le même, le doux nom de Marcaria.

»Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.»

III

»Alors mes frères m’ont dit : Nous avons pour hôte au palais un blanc vieillard de la Chaldée, qui sait lire dans le ciel les choses à venir : écoute ses leçons, et dis-nous si tu vois dans les nues venir des trésors et des victoires. Et j’ai écouté le vieillard, j’ai passé de longues nuits sereines à regarder le ciel ; mais je n’ai vu ni victoires ni trésors, je n’ai vu que des étoiles humides et brillantes qui me regardaient avec amour… comme les yeux de Marcaria.

»Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.»

IV

«Alors mes frères m’ont dit : Prends un arc et des flèches, et va chasser dans les bois. Et j’ai couru dans les bois avec un arc et des flèches ; mais j’oubliai bientôt la chasse et mes frères. Pendant que j’écoutais chanter les vents et les rossignols, une biche mangea mon pain dans ma robe, et un petit oiseau, fatigué d’un long vol, vint s’endormir dans mon carquois. Je l’ai porté à Marcaria.

»Ouvrez ! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent ferait mourir.»

V

«Alors mes frères m’ont dit : Tu n’es bon à rien, et m’ont battu ; mais je n’ai pas pleuré, parce que je pensais à ma sœur. Et demain, on me prendra ma sœur, et demain, quand Marcaria, assise au banquet nuptial, dira : «Quelle est donc cette fumée bleue qui monte là-bas derrière ce bois de lauriers ? — Oh ! ce n’est rien, diront les convives. C’est le bûcher d’Ixus, le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent a fait mourir.»

Le talent précoce du jeune homme détermina Madame F… à essayer de lui ouvrir les portes de la gloire et de la fortune, en lui ouvrant celles de Paris. Elle sollicita, fit solliciter pour lui, et obtint chez Firmin-Didot un place de compositeur.

Il commençait comme Béranger : — comme Béranger, il n’avait qu’un grenier ; — mais aussi, comme Béranger, il n’avait que vingt ans.

« Ma chambre est petite et froide, écrit-il à cette amie, qui sera, comme la Béatrix du Dante, le seul amour du poëte ; mais, la nuit, j’enveloppe mon cou d’un mouchoir qui a touché le vôtre, et je n’ai plus froid. »

Puis vous avez vu ses souvenirs poétiques ; — attendez, il ne se lasse jamais de les redire. Ceux dont le bonheur n’est que dans le passé regardent obstinément et mélancoliquement derrière eux.

« Je me console un peu de mon exil, en repassant une à une dans mon esprit toutes nos scènes de bonheur. Nous lisons notre auteur favori, nous entendons une douce musique, nous admirons le beau clair de lune ; ma main a touché la vôtre, nous parlons de nos amours, du paradis. Il y a bien longtemps de tout cela, n’est-ce pas ? Oui, entre cette époque et le moment où je suis, il me semble qu’il s’est écoulé des siècles de peine et d’ennuis… En écrivant cela, je souris, et en même temps j’ai envie de pleurer. Mon Dieu, comme j’étais heureux alors, et comme tout ce bonheur a passé vite ! Du moins, je n’ai pas le regret de n’avoir pas sur apprécier mes beaux jours quand je les tenais. Il vous souvient, n’est-ce pas, que quelquefois je vous disais avec épouvante : Aimons-nous bien maintenant, car un pressentiment me dit que nous ne nous verrons pas toujours. Eh bien, avais-je raison ? Combien y a-t-il de temps que je en vous vois plus ; et quand vous reverrai-je ? »

C’était surtout un bon cœur, que ce cœur de poëte. Le 28 juillet, il prend un fusil, court au feu et se bat. Mais, au milieu de la fumée, il voit tomber l’homme sur lequel il a visé. Singulière contradiction, il tirait pour tuer ! Eh bien, un homme tué, il jette son fusil, rentre chez lui tout bouleversé, et, d’une main tremblante, écrit à celle qu’il appelle sa sœur Mais qu’il ne tutoie jamais dans aucune de ses lettres, si l’on en croit les autres auteurs - biographes, préfaciers ou autres. :

«Oh ! ma sœur ! ma sœur ! j’ai tué un homme ; mais je te jure que j’en sauverai un autre !»

Et, le lendemain, en effet, il couvre de son corps un suisse blessé, le fait entrer dans une allée, lui donne son unique redingote, et rentre chez lui en bras de chemise.

Mais bah ! pourquoi penser à cela ? Il fait si chaud en juillet, et il y avait si loin de juillet à décembre !

Pourquoi songer à l’hiver en plein été ? Puis, un homme sauvé, cela vêtit si bien le cœur, que le corps ne doit plus avoir froid.

Pauvre Hégésippe ! c’est à partir de ce moment que commence sa vie nomade, cette vie qu’on lui reprochait tant autrefois, quand il s’agissait de lui donner un morceau de pain, qu’on lui reprochera peut-être encore aujourd’hui, qu’il s’agit de lui donner une tombe.

Mais, que voulez-vous ! il n’y avait plus moyen de travailler dans les imprimeries ; les ouvriers insurgés maltraitaient ceux qui ne voulaient pas faire grève avec eux. Le Gui de Chêne craignit d’être brisé au vent de l’émeute.

Hégésippe quitta l’imprimerie et se fit maître d’études.

C’est lui-même qu’il faut entendre parler de son propre enfer.

« Pourquoi, s’écrie-t-il, vous ai-je quitté, ma sœur. Pourquoi m’avez-vous laissé venir ? Pourquoi m’avez-vous caché vos larmes quand vous deviez donner des ordres ? Vous n’aviez qu’à dire : Je le veux ; vous n’aviez qu’à étendre la main pour me retenir, et vous ne l’avez pas fait ! Quand j’y réfléchis maintenant, je ne conçois pas comment j’ai pu me résoudre à vous quitter, pour me jeter, les yeux ouverts, dans un abîme de misère et de honte ! Maintenant, je n’ai plus d’espérance. Vous devez vous apercevoir du désordre de mes idées ; pardonnez-moi donc si je m’exprime d’une manière inconvenante. Oui, en relisant mes premières phrases, je m’aperçois qu’elles renferment presque des imprécations contre vous. Pauvre sœur, vous avez cru sacrifier vos affections à mon intérêt et je ne devrais m’en souvenir que pour vous aimer davantage. Oui, je vous aime,et j’ai besoin de vous le répéter ; car dans la situation où je suis, toutes les suppositions sont permises, et cette lettre est peut-être un adieu. Je vous aime, car vous m’avez entouré de soins que je ne méritais pas et d’une tendresse que la mienne ne peut assez payer. Je vous aime, car je vous dois mes seuls jours de bonheur, et, quoi qu’il arrive, jusqu’au dernier soupir je vous aimerai et vous bénirai. Je ne vous donne pas d’adresse : qui peut savoir où je coucherai demain ? »

En effet, nul, pas même Hégésippe, ne savait où il coucherait le soir.

Pendant trois mois, il coucha dans un chantier. Puis, au bout de trois mois, cet asile dont il se contentait fut découvert, et on l’en chassa.

Alors, à pied, un matin d’avril que le soleil brillait au ciel, il partit, laissant Paris derrière lui et marchant dans la direction de Provins.

Il était décidé à marcher tant que ses forces le lui permettraient. Aux premières maisons de la ville, il tomba, exténué, mourant, évanoui. Une fermière le recueillit, — madame Guérard.

Tenez, voici le chant de grâce du convalescent. Oh ! il est toujours bon de secourir un poëte :

La fermière

À Madame Guérard

Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !
C’est l’oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit dans la mousse.
Vieux vagabond qui tends la main,
Enfant pauvre et sans mère,
Puissiez-vous trouver en chemin
La ferme et la fermière !

De l’escabeau vide au foyer
Là, le pauvre s’empare,
Et le grand bahut de noyer
Pour lui n’est point avare.
C’est là qu’un jour je vins m’asseoir,
Les pieds blancs de poussière ;
Un jour… puis en marche ! et bonsoir
La ferme et la fermière !

Mon seul beau jour a dû finir,
Finir dès son aurore ;
Mais pour moi ce doux souvenir
Est du bonheur encore :
En fermant les yeux, je revois
L’enclos plein de lumière,
La haie en fleur, le petit bois,
La ferme et la fermière !

Si Dieu, comme notre curé
Au prône le répète,
Paye un bienfait (même égaré),
Ah ! qu’il songe à ma dette ;
Qu’il prodigue au vallon les fleurs,
La joie à la chaumière,
Et garde des vents et des pleurs
La ferme et la fermière !

Chaque hiver qu’un groupe d’enfants
À son fuseau sourie,
Comme les anges aux fils blancs
De la Vierge Marie !
Que tous, par la main, pas à pas,
Guidant un petit frère,
Réjouissent de leurs ébats
La ferme et la fermière.

Envoi

Ma Chansonnette, prends ton vol !
Tu n’es qu’un faible hommage ;
Mais qu’en avril le rossignol
Chante et la dédommage ;
Qu’effrayé par ses chants d’amour,
L’oiseau du cimetière,
Longtemps, longtemps se taise pour
La ferme et la fermière !

Là, il retrouve encore un instant l’ange aux ailes d’azur qu’on appelle l’Espérance. Quelques bons cœurs lui viennent en aide : nommons-les, cela fait plaisir de nommer des hommes bons et compatissants ; M. Gervais, M. Boby de la Chapelle l’encouragent à fonder un journal et lui font quatre-vingts souscripteurs.

Une chanson, fort innocente d’ailleurs, blesse un fonctionnaire puissant, un cartel est échangé entre le poëte et un jeune homme parent de ses hôtes ; il doit quitter cette douce maison qui s’est ouverte pour lui, et retourner dans l’enfer d’où il croyait être sorti.

Et, cependant, il était si bien dans cette petite ferme, il y avait si vite oublié les jours mauvais et les vers satiriques, il s’étonnait tant de la haine qu’il avait jurée au monde en sentant son pauvre cœur glacé se réchauffer sous le souffle de son ancien, de son seul amour !

Prophète de malheur, il avait prédit la destruction de Paris.

Il avait dit :

Alors s’accomplira l’épouvantable scène
Qu’Isnard prophétisait au peuple de la Seine.
Au rivage désert, les barbares, surpris,
Demanderont où fut ce qu’on nommait Paris.
Pour effacer du sol la reine des Sodomes,
Que ne défendra point l’aiguille de ses dômes,
La foudre éclatera ; les quatre vents du ciel
Sur le terrain fumant feront grêler le sel,
Et moi, j’applaudirai : ma jeunesse engourdie
Se réchauffera bien à ce grand incendie.

Maintenant, il s’étonne d’avoir écrit de pareils vers, où donc était son esprit ? où surtout était son cœur ?

Aussi je m’égarais à des vers imprudents,
Et j’attisais de pleurs mes iambes ardents ;
Je haïssais alors, car la souffrance irrite ;
Mais un peu de bonheur m’a converti bien vite.
Pour que son vers clément pardonne au genre humain,
Que faut-il au poëte ?… Un baiser et du pain.

Le premier vers de la dernière strophe de l’Hiver est « Ainsi je m’égarais à des vœux imprudents, », même dans l’édition princeps Cette version est reprise dans l’édition de 2002 comme elle reprend le nom de Marcaria.

Aussi, voyez comme ce calice lui coûte à boire, comme ce Jardin des Oliviers, où il a sué sa passion, lui est rude à monter, comme le vers qui s’échappe d’un cœur nageant dans le fiel dit que ce cœur est triste jusqu’à la mort ! Le voilà donc retombé dans la satire, à laquelle il croyait avoir dit adieu.

À partir de ce moment, c’est-à-dire de 1834 à 1838, sa vie n’est plus qu’une longue suite de douleurs, de besoins, de désespoirs, rendus plus grands et plus terribles par quelques heures pendant lesquelles le malheur semble se lasser.

Oh ! dans ces rares minutes d’apaisements, comme ses vers redeviennent harmonieux, comme sa poésie redevient douce !

Tenez, il croit avoir trouvé enfin une place de douze cents francs par an. Douze cents francs par an pour l’hôte des chantiers déserts, pour le mangeur de trognons de choux et de feuilles de salade ramassées au coin des bornes, c’est le Pactole.

Il chante, alors.

Dites-moi s’il y a fauvette ou rossignol chantant un chant plus suave et plus mélodieux !

La Voulzie

Élégie

S’il est un nom bien doux fait pour la poésie,
Oh ! dites, n’est-ce pas le nom de la Voulzie ?
La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non ;
Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,
Un tout petit ruisseau coulant visible à peine ;
Un géant altéré le boirait d’une haleine ;
Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,
Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.
Mais j’aime la Voulzie et ses bois noirs de mûres,
Et dans son lit de fleurs ses bonds et ses murmures :
Enfant, j’ai bien souvent, à l’ombre des buissons,
Dans le langage humain traduit ces vagues sons ;
Pauvre écolier rêveur, et qu’on disait sauvage,
Quand j’émiettais mon pain à l’oiseau du rivage,
L’onde semblait me dire : «Espère ! aux mauvais jours,
Dieu te rendra ton pain.» — Dieu me le doit toujours !
C’était mon Égérie, et l’oracle prospère
À toutes mes douleurs jetait ce mot : «Espère !
Espère et chante, enfant dont le berceau trembla,
Plus de frayeur : Camille et ta mère sont là.
Moi, j’aurai pour tes chants de longs échos…» — Chimère,
Le fossoyeur m’a pris et Camille et ma mère.
J’avais bien des amis ici-bas quand j’y vins,
Bluet éclos parmi les roses de Provins :
Du sommeil de la mort, du sommeil que j’envie,
Presque tous maintenant dorment, et, dans la vie,
Le chemin dont l’épine insulte à mes lambeaux,
Comme une voie antique est bordée de tombeaux.
Dans le pays des sourds j’ai promené ma lyre ;
J’ai chanté sans échos, et, pris d’un noir délire,
J’ai brisé mon luth, puis, de l’ivoire sacré,
J’ai jeté les débris au vent… et j’ai pleuré !
Pourtant, je te pardonne, ô ma Voulzie ! et même,
Triste, tant j’ai besoin d’un confident qui m’aime,
Me parle avec douceur et me trompe, qu’avant
De clore au jour mes yeux battus d’un si long vent,
Je veux faire à tes bords un saint pèlerinage,
Revoir tous les buissons si chers à mon jeune âge,
Dormir encore au bruit de tes roseaux chanteurs,
Et causer d’avenir avec tes flots menteurs.

Par malheur, le poëte, si facile à l’espérance, si crédule au bonheur, si prompt à la haine, car il a tous les défauts des âmes ardentes, par malheur, le poëte ne sait pas mendier. C’est un secret qu’il demande à un chien de ses amis.

Dites-moi, avez-vous lu vers plus charmants que ceux-ci ?

À Médor

Heureux Médor, si j’ai bonne mémoire,
Je t’ai connu jadis maigre et hideux,
Chien sans pâtée, et poëte sans gloire,
Dans le ruisseau nous barbotions tous deux.
Lorsqu’à mes chants si peu d’échos s’émeuvent,
Lorsque du ciel mon pain tombe à regret,
À tes abois Dieu sourit, les os pleuvent :
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Aux chiens lépreux, oui, le malheur m’égale ;
Battu des vents, par la foule outragé,
Si je caresse, on a peur de la gale,
Si j’égratigne, on m’appelle enragé !
Pour qu’au bonheur je puisse enfin renaître,
Dieu sait pourtant qu’un peu d’or suffirait,
Bien peu… celui de ton collier peut-être :
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

J’eus comme toi mes longs jours de paresse,
Un lit moelleux et de friands morceaux ;
J’ai frissonné sous plus d’une caresse,
D’abois moqueurs j’ai talonné les sots ;
Puis, dans la foule où l’on pousse, où l’on beugle,
J’ai vu s’enfuir Plutus qui s’égarait :
Pour devenir le chien de cet aveugle,
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Aux dominos sais-tu comment l’on triche ?
Nouveau Pâris, arbitre de beauté,
As-tu donné la pomme à la plus riche,
Fait le gentil, fait le mort, ou sauté ?
Ton sort est beau : moi, chien d’humeur bizarre,
Pour égayer le riche à son banquet,
Je ne sais rien… rien que flatter Lazare :
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Tombé, dit-on, dans un pays de fées,
Dont la laideur mit le peuple en émoi,
On essuya tes pattes réchauffées,
De blanches mains te bercèrent ; mais moi !…
Chien trop crotté pour que la beauté m’aime,
Si j’entrais là, le pied me balaîrait,
Hué de tous, et mordu par toi-même :
Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Au reste, comme le cœur endolori comprend bien la douleur, on lui dit d’aller voir un homme à qui il vient d’arriver un grand malheur.

Il secoue la tête.

— On ne console, dit-il, que ceux qui veulent être consolés.

Puis il prend une plume et écrit ces vers, qu’il envoie à sa place.

La fauvette du calvaire

Oh ! non, je n’irai pas, sous son toit solitaire,
Troubler ce juste en pleurs par le bruit de mes pas ;
Car il est, voyez-vous, de grands deuils sur la terre,
Devant qui l’amitié doit prier et se taire ;
Oh ! non, je n’irai pas.

Lorsque de ses douleurs le blond fils de Marie,
Mourant, réjouissait Sion et Samarie,
Hérode, Pilate et l’enfer,
Son agonie émut d’une pitié profonde
Les anges dans le ciel, les femmes en ce monde
Et les petits oiseaux dans l’air.

Et, sur le Golgotha noir de peuple infidèle,
Quand les vautours, à grands bruits d’ailes,
Flairant la mort, volaient en rond ;
Sortant d’un bois en fleur au pied de la colline,
Une fauvette pèlerine,
Pour consoler Jésus, se posa sur son front.

Oubliant pour la Croix son doux nid sur la branche,
Elle chantait, pleurait et piétinait en vain,
Et de son bec pieux mordait l’épine blanche,
Vermeille, hélas ! du sang divin ;
Et l’ironique diadème
Pesait plus douloureux au front du moribond,
Et Jésus, souriant d’un sourire suprême,
Dit à la fauvette : «À quoi bon ?…

À quoi bon te rougir aux blessures divines ?
Aux clous du saint gibet à quoi bon t’écorcher ?
Il est, petit oiseau, des maux et des épines
Que du front et du cœur on ne peut arracher.
La tempête qui m’environne
Jette au vent ta plume et ta voix,
Et ton stérile effort, au poids de ma couronne,
Sans même l’effeuiller ajoute un nouveau poids.»

La fauvette comprit, et, déployant son aile,
Au perchoir épineux déchirée à moitié,
Dans son nid, que berçait la branche maternelle,
Courut ensevelir ses chants et sa pitié.

Oh ! non, je n’irai pas, sous ce toit solitaire,
Troubler ce juste en pleurs par le bruit de mes pas ;
Car il est, voyez-vous, de grands deuils sur la terre,
Devant qui l’amitié doit prier et se taire :
Oh ! non, je n’irai pas !

Quinze mois avant sa mort, le 21 juillet 1837, il écrit :

« Je suis convaincu par l’expérience que je ne suis bon à rien, sinon à écrire ; mais je ne suis pas encore assez habile pour subvenir ainsi à tous mes besoins. Je me suis assigné six mois d’apprentissage, et, pour vivre pendant ce temps, je me suis résigné à donner des leçons particulières à des enfants, ressources provisoires et précaires, sur lesquelles on ne peut pas fonder son avenir. Le temps approche, et je n’ai pas encore fait beaucoup de progrès. Et puis mes enfants, au rebours des hirondelles, se sont envolés loin de Paris à l’approche de l’été. Je viens de vendre un volume de prose et de vers qui devait être composé à mon choix. Pour composer ce recueil, d’où la politique devait être exclue, j’ai été obligé de prendre une à une mes pièces de vers les moins mauvaises et de les mutiler misérablement, ce qui, je l’avoue, m’a fait mal au cœur. »

Maintenant, après le découragement, voici la prophétie ; il est vrai qu’il approche de la tombe, et que l’œil des mourants voit au-delà des horizons humains.

C’est à sa sœur, à sa Béatrix, à sa Marcaria qu’il écrit :

« Le manque du nécessaire a toujours paralysé mes efforts en littérature. Pour gagner, il faut avoir. Si j’étais un fils de famille au lieu d’être tout simplement Hégésippe Moreau, il y a longtemps, je crois, que j’aurais de la réputation. Un monsieur que je n’ai vu qu’une seule fois, chez Mme Ferrand, et qui a joué un rôle politique sous la Restauration, M. de V…, vient de m’adresser une épître de quatre cents vers où il me flatte beaucoup, ce qui enchante madame Emma Ferrand. Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, après quoi il diront : C’est dommage, et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert. Ma sœur, ma bonne sœur, pardonnez-moi de vous entretenir si longuement de mes peines. Le malheur rend un peu égoïste. Si vous étiez là, je ne pourrais m’empêcher de poser ma tête sur votre épaule et de pleurer comme un imbécile, et je fais comme si vous étiez là : seulement, au lieu de parler, j’écris… »

Enfin, l’heure fatale arrive où les forces manquent au corps, le courage au cœur, la foi à l’âme.

L’hiver approchait ; il ne restait plus assez de flammes dans ce pauvre flambeau pâlissant pour braver les bises de décembre. Hégésippe demanda comme une faveur de passer à l’hôpital la dure saison.

Il y entra dans le mois d’octobre, le spectre de Gilbert marchant devant lui.

C’est là que, sentant son âme prête à quitter son corps, il adressa ces derniers vers à cette fille du ciel qui va remonter au ciel :

À mon âme

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu !

À dix-huit ans, je n’enviais pas, certes,
Le froid bandeau qui presse les yeux morts.
Dans les grands bois, dans les campagnes vertes,
Je me plongeais avec délice alors ;
Alors les vents, le soleil et la pluie
Faisaient rêver mes yeux toujours ouverts ;
Pleurs et sueurs, depuis, les ont couverts ;
Je connais trop ce monde, et je m’ennuie ;

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu !

Las et poudreux d’une route orageuse,
Je chancelais sur un sable flottant ;
Repose-toi, pauvre âme voyageuse :
Une oasis, là-haut, s’ouvre et t’attend.
Le ciel qui roule, étoilé, sans nuage,
Parmi des lis, semble des flots d’azur :
Pour te baigner dans un lac frais et pur,
Jette en plongeant tes haillons au rivage !

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu !

Fuis, sans pitié pour la chair fraternelle :
Chez les méchants,lorsque je m’égarais,
Hier encor, tu secouais ton aile
Dans ta prison vivante… et tu pleurais.
Oiseau captif, tu pleurais ton bocage ;
Mais aujourd’hui, par la fièvre abattu,
Je vais mourir, et tu gémis !… Crains-tu
Le coup de vent qui brisera ta cage ?

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu !

Fuis sans trembler : veuf d’une sainte amie,
Quand du plaisir j’ai senti le besoin,
De mes erreurs, toi, colombe endormie,
Tu n’as été complice, ni témoin.
Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,
Ma faim mordit la poussière (insensé !) ;
Mais toi, mon âme, à Dieu, ton fiancé,
Tu peux demain te dire vierge encore.

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu !

Tu veilleras sur tes sœurs de ce monde,
De l’autre monde où Dieu nous tend les bras ;
Quand des enfants à tête franche et blonde
Auprès des morts joueront, tu souriras ;
Tu souriras lorsque, sur ma poussière,
Ils cueilleront les saints pavots tremblants,
Tu souriras lorsqu’avec mes os blancs
Ils abattront les noix du cimetière.

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;
Fuis en chantant vers le monde inconnu.

Une fois entré à l’hôpital, Hégésippe avait cessé d’être un homme et était devenu un numéro.

Le numéro 12.

Dans la nuit du 18 au 19 décembre, le numéro 12 se trouvant plus mal, on envoya chercher un prêtre.

Vers une heure du matin, le 20 décembre, le numéro 12 reçut le dernier sacrement.

Dans la journée du 20 décembre, le numéro 12 mourut.

Un seul ami, M. Sainte-Marie Marcotte, était venu voir le numéro 12 à l’hôpital et avait laissé son adresse, pour qu’on le fît appeler en cas de besoin.

Le 20 décembre, vers trois heures de l’après-midi, un infirmier entra chez M. Sainte-Marie Marcotte et lui annonça que le numéro 12 était mort.

Voilà tout le bruit que fit la mort d’un homme dont les vers avaient inspiré une si grande admiration à Henri de Latouche, qu’après avoir lu l’Hiver, les Cloches et la Voulzie, il courut chez l’auteur du Dieu des bonnes gens, des Deux Sœurs de charité et du Vieux Vagabond, en criant :

— Enfin, Béranger, j’ai donc trouvé un plus grand poëte que vous !