Quand l’usage, absolu, règne par ordonnances,
Et que tout se nivelle au joug des convenances,
Malheur à l’imprudent qui s’égare d’un pas
Hors du cercle banal qu’a tracé le compas !
Devant des gueux, dorés de titres et de grades,
S’il ose effrontément huer leurs mascarades,
La foule du lépreux s’écarte avec effroi :
C’est un cynique : — Eh bien ! je suis cynique, moi !
Et, pour doter Provins d’une muse indigène,
J’ose la baptiser du nom de Diogène !
Oui, ce droit m’appartient, moi qui roule à tous vents,
Comme lui son tonneau, mes pénates mouvants ;
Moi qui, persécuté de visiteurs sans nombre,
Impatient enfin de grelotter à l’ombre,
Quand ils me promettaient assistance et conseil,
N’ai répondu qu’un mot : Gare de mon soleil !
Pour être, jeune encor, vieux au métier de sage,
Il m’a fallu subir un rude apprentissage.
Comme Barthélemy, rapsode marseillais,
Dont la voix m’a troublé lorsque je sommeillais,
Dans la brise soufflant de la Grèce ou de Rome,
Je n’ai point respiré de poétique arome,
43
Et, né loin du Midi, je n’eus pas même, enfant,
À défaut de soleil, un foyer réchauffant.
Un ogre, ayant flairé la chair qui vient de naître,
M’emporta vagissant, dans sa robe de prêtre,
Et je grandis, captif, parmi ces écoliers,
Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers,
Stupides
icoglans,
que chaque diocèse
Nourrit pour les pachas de l’Église française.
Je suais à traîner les plis du noir manteau ;
Le camail me brûlait comme un
san-benito ;
Regrettant mon enfance et ma libre misère,
J’égrenais dans l’ennui mes jours, comme un rosaire.
Oh ! quand les peupliers, long rideau du dortoir,
Par la fenêtre ouverte à la brise du soir,
Comme un store mouvant rafraîchissaient ma couche,
Je croyais m’éveiller au souffle d’une bouche ;
Devant le crucifix et le saint bénitier,
Profane ! j’enviais le sort d’Alain Chartier !
Et quand le mois de mai, pour la reine des vierges,
Faisait neiger les lis et rayonner les cierges,
Priant avec amour l’idole au doux souris,
Je convoitais un ciel parfumé de houris.
Dans la forêt de pins, grand orgue qui soupire,
Parfois comme un oracle interrogeant Shakespeare,
Je l’ouvrais au hasard, et, quand mon œil tombait
44
Sur la prédiction d’Iphictone à Macbeth,
Berçant de rêves d’or ma jeunesse orpheline,
Il me semblait ouïr une voix sibylline
Qui murmurait aussi :
L’avenir est à toi ;
La Poésie est reine ; enfant, tu seras roi !
Vains présages, hélas ! ma muse voyageuse
A tenté, sur leur foi, cette mer orageuse
Où, comme Adamastor debout sur un écueil,
Le spectre de Gilbert plane sur un cercueil.
J’ai visité Paris ; Paris, sol plus aride
Au malheur suppliant que les rocs de Tauride ;
Où l’air manque aux aiglons méditant leur essor ;
Où les jeunes talents, cahotés par le sort,
Trébuchant à la fin, de secousse en secousse,
Contre la fosse ouverte où disparut Escousse,
N’ont plus, en s’abordant, qu’un salut à s’offrir,
Le salut monacal : Frères, il faut mourir !
Mon doux pays, alors, me souriait en rêves,
Comme à Jean-Jacques enfant son beau lac et ses grèves ;
Je revoyais Provins et ses coteaux aimés,
De tant de souvenirs, de tant de fleurs semés ;
Son dôme occidental, dont chaque soir le faîte
S’illumine au soleil comme pour une fête ;
Sa tour, dont le lichen crevasse le granit,
Où la guerre tonnait, où l’oiseau fait son nid :
45
Géant contemporains qui, le front dans la nue,
Se parlent tête à tête une langue inconnue ;
Médailles des césars ou des rois, Sphynx jumeaux,
Qui jettent aux passants des énigmes sans mots…