Hégésippe Moreau et son Diogène
Le Diogène

Hégésippe Moreau est sans contredit une des physionomies littéraires les plus sympathiques, comme il fut l’un des poètes les mieux doués7 de la première moitié de ce siècle ; il se trouve ainsi du petit nombre des privilégiés dont le nom doit rester, bien que ses œuvres ne dépassent pas les limites d’un modeste volume.

Celui qu’on a appelé le poète de Provins, le chantre de la Voulzie, était né à Paris le 1810-04-088 avril 1810 1.8

Enfant naturel, orphelin de bonne heure, il fut élevé à Provins ; c’est là qu’il a chanté, qu’il a trouvé des9 cœurs amis qui constituèrent pour lui une famille nouvelle, composée de notables habitants de sa ville d’10adoption, dont le souvenir ne saurait être séparé du sien.

En 18631863, après avoir publié quelques productions inédites de Moreau (et elles sont rares !) 2, Armand11 Lebailly, mort aussi depuis à la fleur de l’âge, dans une salle de l’hôpital Necker, a donné une intéressante étude sur la vie et les œuvres du poète, dont il s’était épris sans l’avoir connu personnellement. Je n’ai pas l’intention de refaire ce petit livre ; il s’agit simplement ici de raconter un épisode de la vie littéraire12 d’Hégésippe Moreau et de fournir, d’après un dossier que j’ai eu sous les yeux, quelques détails nouveaux relatifs à la publication du Diogène, son œuvre capitale.

L’intérêt qu’excite tout ce qui rappelle ce poète gracieux et hardi à la fois, mort avant trente ans, épuisé par la misère autant que consumé par la phtisie, s’étendra peut-être aux notes qui vont suivre ; elles ont, à défaut d’autre mérite, celui d’être inédites et parfaitement authentiques. On y verra les difficultés qu’a rencontrées sur sa route l’auteur du Diogène, lorsque, isolé, maladif, recueilli tour à tour par ses amis de Provins et de Paris, il tenta de se créer13 quelques ressources en imprimant ses vers.

Les vers étaient satiriques, mordants, quelquefois patriotiques ; vigoureusement frappés, ils méritaient le succès, qui bientôt sembla répondre à l’attente du poète ; mais celui-ci se piquait de libéralisme et entrevoyait la république comme une forme de gouvernement possible, souhaitable. Il avait compté sans l’administration ombrageuse, qui allait guetter au passage chacune de ses productions. Le Diogène ne devait pas vivre plus de quelques mois.

Si ce modeste croquis, pris sur le vif, ne donne pas une haute idée de l’emploi de rouages administratifs14 il y a bientôt un demi-siècle, à qui la faute ?

Il est juste toutefois, avant d’entrer en matière, de prémunir le lecteur contre toute prévention. Le sous-préfet de Provins en 18331833, obligé par sa position de mettre un certain zèle à surveiller le Diogène, ne faisait que suivre la routine de ses devanciers. M. Simon appartenait à une honorable famille locale ; avocat et ancien notaire 3, il avait compté, sous la Restauration, dans les rangs de l’opposition et il a laissé15 une réputation estimable. Tel qui, par ses idées, serait réactionnaire aujourd’hui, était un libéral de 18301830 : le temps a marché. C’est aussi beaucoup moins aux hommes eux-mêmes qu’on doit attribuer les mesquineries administratives d’autrefois qu’au système imposé aux fonctionnaires sous les divers gouvernements qui se sont succédé.

Un notable progrès s’est accompli aujourd’hui sous ce rapport, comme sous tant d’autres.

Sans famille et sans fortune, a dit M. Félix Bourquelot, dans son Histoire de Provins (t. II, p. 362), Moreau passa des bancs du collège dans une imprimerie, où l’état de16 compositeur fournissait à ses premiers besoins, et sous la Restauration quelques vers remarquables firent connaître ce génie ignoré qui avait peine à se prêter aux exigences d’une profession mécanique. Après la révolution de Juillet, dont il fut l’un des héros, encouragé par l’intérêt que lui montraient les Provinois, il publia, sous le titre de Diogène, quelques feuilles d’une satire hebdomadaire qui rivalise souvent de verve et d’imagination avec la Némésis de Barthélemy. Mais le cercle où il se trouvait renfermé était trop petit pour l’ouvrier-poète : il vint à Paris. Fatale déception ! il ne trouva que l’indigence dans cette grande17 cité qui avait méconnu Escousse et Malfilâtre, et souvent le pain lui manqua. Enfin quelques journaux lui ouvrirent leur colonnes ; il semblait que ses malheurs fussent finis, et la publication d’un recueil de nouvelles et de poésies, intitulé Myosotis, avait heureusement commencé sa réputation. Cependant, en 1838-12décembre 1838, Moreau est mort d’épuisement et de misère ; Moreau est mort à l’hôpital de la Charité. Il était à peine âgé de vingt-huit ans !

Le soir même (1838-12-1919 décembre), le National insérait la note suivante :

« Un grand poète vient de s’éteindre sur un grabat d’hôpital. M. Hégésippe Moreau, l’auteur du18 Myosotis, est mort ce matin à l’hospice de la Charité, à l’âge de vingt-huit ans, à la suite d’une longue maladie, fruit d’une longue misère. Hégésippe Moreau est, au moment où nous écrivons ces lignes, couché sur un lit d’amphithéâtre. Pauvre et modeste travailleur, il laisse pour tout bien quelques feuilles éparses, précieux héritage que l’amitié est allée soigneusement recueillir sous son chevet mortuaire. Nous invitons les amis d’Hégésippe Moreau, les jeunes gens des écoles, les ouvriers typographes dont il était le collègue, en un mot, tous les patriotes à qui sont consacrés la plupart de ses chants, à venir assister à ses modestes 19obsèques. Il est bien digne de funérailles populaires, l’humble et simple génie dont, en 18381838, le convoi sortira par une porte d’hôpital. On se réunira à la Charité, demain jeudi, à deux heures moins un quart. »

Le lendemain trois mille personnes suivaient le cercueil du poète au cimetière Montparnasse ; en tête, marchaient son ami Sainte-Marie Marcotte, alors étudiant en droit à Paris, Béranger, Félix Pyat, Armand Marrast, Berthaud (du National). Berthaud 4 prononça un discours20 d’adieu, plein d’une émotion qu’il sut répandre dans la foule ; il raconta la vie de Moreau, ses espérances, ses découragements, ses souffrances, sa lente et triste agonie.

Tout enfant, Hégésippe Moreau avait essayé ses forces. C’était au petit séminaire de Meaux, où des personnes bienveillantes l’avaient placé 5 ; il avait douze ans et 21rimait une ode sur la mort du duc de Berry. Avant vingt ans, ses premiers vers étaient imprimés. De 18301830 à 18321832, il écrivait à Paris, sans les signer le plus souvent, de petites nouvelles, légères, soignées, charmantes,22 dans la Mode, le Follet, le Caprice, la Psyché, le Petit Courrier des dames ou le Journal des demoiselles.

Étant donnée la faiblesse de sa santé, avec son naturel rêveur et distrait, le métier de compositeur d’imprimerie, qu’il avait appris tant bien que mal 6, lui convenait peu ; 23l’atelier l’étouffait. Le soleil et les champs ont tant d’attraits pour le poète !

Par une fraîche matinée de printemps, sans s’inquiéter des besoins matériels de l’existence, il part de la capitale, à pied, la bourse vide, et reprend le chemin de Provins, qu’il avait quitté à regret. Il arrive fatigué, souffrant encore d’une maladie qui l’avait retenu pendant deux mois à l’hôpital ; mais ses protecteurs et ses amis sont là, dans la vieille ville des comtes de Champagne et à l’entour, à Champ-Benoist, à 24Saint-Martin-Chennetron ; il retrouve M. Lebeau, son maître d’apprentissage, et Mademoiselle Louise Lebeau, qu’il appelait si tendrement sa sœur, Madame Favier et sa fille Madame Camille Guérard 7, qui tous l’aiment comme un enfant gâté. Là aussi il revoit Alphonse Fourtier, Armand25 Opoix, son ancien condisciple, le docteur Michelin et tant d’autres !

Il vient d’ailleurs pour satisfaire à la loi du recrutement, ayant été omis à vingt ans sur les listes du tirage au sort 8. Peut-être aussi 26l’amour-propre d’auteur était-il pour quelque chose dans ce voyage de Provins.

Hégésippe avait fait connaissance de quelques artistes parisiens qui, sous la direction de Théodore Chauloux, allaient représenter dans cette localité un vaudeville de sa façon : L’amour à la hussarde. La pièce fut27 jouée, en effet, dès l’arrivée de l’auteur, le 1833-04-033 avril 1833 ; elle était gaie, amusante et réussit à merveille. Le jeune écrivain, épris du théâtre, voulut lui-même essayer ses forces comme acteur de circonstance ; c’est là un détail absolument inédit, mais très authentique. Moreau se mit à28 étudier un rôle, non pas un rôle secondaire et effacé : il aborda le principal personnage dans une comédie des Français, montée alors à Provins par la troupe de Théodore Chauloux, et il se fit applaudir dans Shakespeare amoureux, le 1833-07-11jeudi 11 juillet 1833. Trois jours29 après, il paraissait dans ce même rôle de Shakespeare sur le théâtre de Nogent-sur-Seine.

Le poète ne semble pas cependant avoir poussé au-delà son enthousiasme passager pour la carrière dramatique.

Une autre entreprise le préoccupait.

Il n’avait que vingt-trois ans, mais les souffrances l’avaient vieilli déjà. Son âme honnête, vive, 30indépendante, se révoltait en face de certaines exigences de société et d’abus qui devaient lui survivre ; il se permettait de juger de haut les hommes et les choses : le trait satirique ne se fit pas attendre.

Dès son arrivée à Provins, il avait conçu le projet de publier un journal en vers, non pas précisément hebdomadaire, comme le dit M. Félix Bourquelot : sa muse capricieuse exigeait plus de liberté ; son journal devait paraître à des époques indéterminées, plusieurs fois chaque mois autant que possible, et par fascicules de 8 ou 16 pages.

L’idée était originale, elle plut ; d’honorables habitants 31encouragèrent l’auteur. M. Boby de la Chapelle, M. Gervais, notaire et plus tard député, le docteur Maximilieu Michelin, le bibliothécaire Chardon, l’académicien P. Lebrun, Christophe Opoix, l’abbé Grabut, s’inscrivirent à la tête des souscripteurs ; quatre-vingt adhésions furent ainsi réunies, sans sortir de Provins, sans un mot de réclame.

Le 1833-07-088 juillet 1833, M. Lebeau, typographe, adressait au préfet de Seine-et-Marne la déclaration prescrite par la loi : il va imprimer pour le compte de M. Moreau, Diogène, fantaisies poétiques, 1re livraison, une feuille in-4º » ; cette brochure « sera tirée à 200 exemplaires, et32 suivie de livraisons semblables à des époques plus ou moins rapprochées.

Le 1833-07-1111 juillet, le jour même où Moreau débutait sur le théâtre de Provins dans le rôle de Shakespeare, la première livraison parut, et le lendemain les 200 exemplaires étaient enlevés, — début encourageant dont l’auteur devait garder bon souvenir :

« Hélas ! j’ai préludé sous de riants auspices
Tout semblait à mon vol offrir des cieux propices. »

Mais ces feuillets d’essai parviennent au premier magistrat du département, le baron de Saint-Didier, ancien officier 9, rigide dans le 33service, sévère avec les principes. La police de la presse a toujours été chose grave ; on rendit compte au ministre du Commerce de la naissance du Diogène, en faisant observer qu’une publication de cette nature n’avait aucun droit à l’exception prévue par l’article 3 de la loi du 1828-07-1010 juillet 1828, et que l’auteur aurait dû verser un cautionnement.

Cette formalité avait été négligée, — et pour cause.

Pour savoir, ajoute le préfet, si cet ouvrage, écrit dans un mauvais esprit et sans talent, doit être rangé dans la classe des écrits politiques et par conséquent passible de poursuites pour fausse déclaration et31 inexécution des formalités légales, il est prudent d’attendre les numéros subséquents.

Voilà déjà la muse à l’index, mais le sans talent est vraiment de trop. Le baron de Saint-Didier d’ailleurs n’avait pas de prétention à l’infaillibilité ; il s’aperçoit que sa lettre a été expédiée par erreur au ministre du Commerce, et en transmet, le 14 juillet, un duplicata au ministre de l’Intérieur, chargé de la police de la presse. Néanmoins, M. Thiers, qui tenait alors le portefeuille du Commerce, examine l’affaire : Diogène, répond-il, est un écrit périodique, parce que, ne se composant pas d’un nombre de35 volumes déterminé, on peut en prolonger indéfiniment la publication. Il est sujet à la déclaration prescrite par l’article 6 de la loi du 1828-07-1818 juillet 1828 et au cautionnement… Il y aurait lieu de provoquer des poursuites ; attendons pourtant que plusieurs numéros aient paru, afin de mettre le tribunal à même de mieux apprécier la nature de l’écrit et de motiver sa détermination.

Le 1833-07-2020 juillet, la seconde livraison du Diogène paraît ; la troisième est distribuée le 1833-07-2727.

Le sous-préfet de Provins avait reçu la paraphrase de la dépêche ministérielle, à laquelle M. de Saint-Didier avait ajouté cette petite 36finale : On m’assure que vous portez de l’intérêt à M. Moreau : je dois vous prévenir confidentiellement qu’il s’expose à des poursuites;… engagez le jeune écrivain à la modération et à se tenir dans les bornes de la sagesse…

De son côté, l’imprimeur est l’objet de représentations officieuses ; il dépose le 1833-08-077 août la quatrième livraison du Diogène à la sous-préfecture et se concerte avec l’auteur, qu’on essaye de décourager. Des conseils aux menaces, il n’y avait eu qu’un pas. On voulait mettre fin à la publication, très recherchée non seulement dans la ville de Provins, mais dans le voisinage, et dont le succès pouvait grandir et s’étendre.37

« Et des officieux, en grimaçant d’effroi
Me parlèrent tout bas du procureur du roi… »

Quelques vers malicieux avaient mis Moreau en butte tout à coup à de nouvelles difficultés avec plusieurs personnages de la ville :

« Un magistrat, dit-on, par l’un est bafoué
L’autre frappe un notaire, et l’autre un avoué ;
L’autre un bourgeois du lieu, colossal d’importance,
Dont toi seul n’avais pas soupçonné l’existence.
Lances-tu des cailloux aux Goliaths des cours,
Sur quelque front obscur ils ricochent toujours ;
À la face des rois jettes-tu de la boue,
Un maire et deux adjoints vont s’essuyer la joue. »

Autant pour la tranquillité de M. Lebeau que pour lui-même, le poète se décida à recourir aux presses parisiennes. Quinze jours plus tard, M. Simon écrit à son chef que l’imprimeur n’a pas voulu continuer le recueil du jeune étourdi, lequel38 part et sans doute en restera là. Les abonnés, ajoute-t-il familièrement, en seront pour leur argent.

Moreau ne l’entend pas ainsi :

« Créanciers de mes vers, pour acquitter ma dette
Je serai, s’il le faut, et manœuvre et poète. »

Nouvelle alerte. Une poésie sur les journées des 1832-06-055 et 1832-06-056 juin 1832, imprimée à Paris, chez Locquin, rue N. D. des Victoires, nº 16, est distribuée à Provins ; vite, l’autorité locale taille sa plume et signale les idées subversives de l’auteur, qui considère comme martyrs de la liberté les combattants de Saint-Merry, traite fort mal les amis de l’ordre et appelle la république de tous ses vœux.

Le poète appréciait à leur valeur39 ces frayeurs plus ou moins factices, il connaissait ces gens timorés voyant partout l’ombre d’un spectre rouge :

« Venez, gens de pouvoir, dans son nouveau refuge,
Relancer et traquer l’insolent qui vous juge.
Comme un épouvantail dressez-vous devant moi,
Je suis plus fort que vous, c’est pour vous qu’est l’effroi ! »

Quelques jours après, une chanson circule encore dans la ville de Provins ; cette fois la pièce est manuscrite ; mais comme le roi y est maltraité, on l’attribue naturellement à Hégésippe Moreau. Quelques-uns pourtant pensent qu’elle peut être d’un nommé Naret, de la Ferté-Gaucher.

Cette chanson, nous l’avons retrouvée, et on ne sera peut-être pas fâché de la voir reproduite ici :40

Halte dans la boue
C’était l’expression du général Lamarque,
au sujet des traités de 1814 et 1815.
Air : du Vaudeville du Charlatanisme.
Vous qui jadis vengiez vos droits,
Bons Parisiens, mes camarades,
Qu’est devenue, après huit mois,
La gloire de vos barricades ?
Quoi ! brisant un joug détesté,
Un grand peuple qui se dévoue
Pour marcher vers la liberté,
À d’Orléans s’est arrêté !
C’est une halte dans la boue.
Sur le Rhin nous comptions, joyeux,
Relever la France et sa gloire,
Brûlant des traités odieux
Sous le canon de la victoire.
Maint despote pâlit d’effroi
Et de Metternich fit la moue :
Mais à ses sujets notre roi
41 Dit : « Groupes-vous autour de moi,
Et faisons halte dans la boue.
« Cessez de rêver chaque jour
À de criminelles conquêtes ;
Suivez l’exemple de ma cour,
Dansez au signal de mes fêtes.
Dans Praga s’il croît des lauriers,
J’aime mieux nos bals, je l’avoue :
N’allons pas, en preux chevaliers,
Dans le sang gâter nos souliers,
Mais faisons halte dans la boue. »
Du czar, implorant le pardon,
Philippe à deux genoux se traîne,
Et, par votre lâche abandon,
La France est remise à la chaîne.
Sitôt qu’on lui donne un soufflet,
Il lui faut offrir l’autre joue :
Oh ! pauvres pavés de Juillet,
Pauvres soldats de Rambouillet,
Vous faites halte dans la boue.
40

La correspondance administrative ne chôme pas. On ne tardera pas à prendre M. Moreau en faute, écrit le sous-préfet ; gardons-nous de lui donner plus d’importance qu’il n’en a, n’allons pas le grandir. Ces écrivains ne demandent qu’une cour d’assises… On attend une nouvelle livraison du Diogène, on la dit forte ; comme souscripteur, je la recevrai sans doute et nous aviserons. Les prudentes réserves du sous-préfet allaient être justifiées.

Le 6 septembre, le cinquième numéro du Diogène est distribué. Celui-ci était imprimé chez Locquin, qui fit également le sixième. Je l’ai lu, écrit alors le sous-préfet, sans rien43 trouver qui puisse donner lieu à une saisie. Le conventionnel auquel une pièce de vers est adressée est M. Opoix père, âgé de 89 ans, qui depuis la Convention est resté totalement étranger aux affaires 10. Dans une note, l’auteur signale des chicanes administratives, je n’en connais pas…

Sur cette naïveté, un rapport est expédié au ministre de l’Intérieur, qui répond dès le 10 septembre : Locquin, interrogé, reconnaît avoir imprimer Diogène et les couplets 44intitulés Les 5 et 6 juin, mais il n’en a plus d’exemplaires. Sans le corps du délit, comment poursuivre ? Le ministre d’Argout réclame avec insistance l’envoi des brochures devenues introuvables.

Hégésippe avait dû, une fois encore, se mettre à la recherche d’un nouvel imprimeur. C’est Everat, rue du Cadran, qui se chargea des septième et huitième livraisons, portant en sous-titre, non plus Fantaisies poétiques, mais Boutades cyniques, ainsi que de la neuvième intitulée simplement Poésies.

Au septième numéro, le sous-préfet avait éprouvé un sentiment de satisfaction ; l’auteur faisait ses45 adieux aux lecteurs. Vain espoir ! Les tracasseries continuent ; loin de le rebuter, lui, si insouciant par nature, si facile à décourager, elles relèvent son courage et excitent sa verve :

« Qu’importe qu’on m’enlève une presse, qu’importe
Que l’hospitalité ferme sur moi sa porte !
Qu’on m’enchaîne, ma voix est libre, c’est assez,
Il faudra qu’on m’entende…
J’ameuterai le peuple à mes vérités crues,
Je prophétiserai sur le trépied des rues ;
Chaque mur, placardé d’un vers républicain,
Sera pour mes lazzis le socle de Pasquin. »

Après tout, écrit alors M. Simon, le républicain Moreau n’est pas à craindre ; il n’a pas, je pense, d’opinion arrêtée : l’an dernier, il faisait des vers pour un journal littéraire dont les vues étaient tout à fait contraire au républicanisme.

Hégésippe eût bien ri d’entendre dire qu’à la Psyché ou au Courrier des demoiselles, on professait des opinions politiques anti-républicaines !

Le superbe dédain de M. Moreau, dit encore le sous-préfet, est par trop ridicule ; sa position sociale est nulle (il n’était pas électeur censitaire !) : c’est un ouvrier sans fortune, qui se serait fait estimer par son talent s’il ne se fût jeté à corps perdu dans la débauche et les cabarets. C’est ce qu’on appelle un mauvais sujet de bas lieu 11.

Malheureux poète ! ne pouvant te poursuivre, on te calomnie ! 47

Sur ces entrefaites, Hégésippe Moreau rend visite à un huissier de Villiers-Saint-Georges, son ancien condisciple, qu’on fait surveiller. À Villiers, le poète corrige l’épreuve d’une feuille du Diogène  ; on apprend même qu’à la sollicitaion de l’imprimeur, il a supprimé deux vers un peu durs pour Louis-Philippe.

Sa santé est fortement ébranlée. Il se repose tout à tour à Provins, puis à Saint-Martin-Chennetron chez Madame Guérard. Le 6 novembre, quand paraît la livraison nouvelle, le sous-préfet n’y voit rien de répréhensible ; faute de mieux, on accuse encore l’auteur de ruiner sa santé en excès et de rechercher ses 48inspirations dans les fumées du tabac et du punch.

À Paris, un commissaire de police se présente chez l’imprimeur, — toujours trop tard ; le ballot vient d’être expédié par le roulage de la rue Thévenot. Le 12 novembre, le ministre donne de nouveaux ordres : Le poète Henri Moreau est clerc de notaire à Provins ; concertez-vous avec le ministère public, pour la saisie, s’il y a lieu.

La muse l’avait pressenti :

« À chaque livraison, un jury menaçant
Donnera la torture au poème innocent :
Il flairera partout des délits et des crimes,
Ainsi qu’un or suspect, contrôlera les rimes,
Et les fera sonner tour à tour, à dessein
D’en tirer quelque bruit ressemblant au tocsin ! »
49

La pièce intitulée Henri V venait de paraître ; jugée inoffensive, elle passa comme les précédentes et l’auteur put sans encombre regagner la capitale, où Chateaubriand lui écrit : Vous avez été touché de la langue de feu.

Le préfet se borne à faire observer au ministre que ses renseignements sur le poète sont inexacts, que Moreau ne s’appelle pas Henri et qu’il n’a jamais été clerc de notaire. Il est ouvrier typographe, a travaillé à Paris, puis est revenu à Provins cette année, dans un état de détresse auquel a pu contribuer sa passion pour le vin. Lancé dans la satire, il a écrit Diogène, qui a trouvé50 une trentaine d’abonnés. Sur le point d’être déféré au procureur du roi, pour avoir négligé les formalités imposées à la presse périodique, il eut recours aux imprimeurs de Paris. On trouve dans ses écrits la preuve d’un mauvais esprit, dont les écarts cependant ne paraissent pas assez graves pour autoriser les poursuites. La livraison de Henri V est sans doute plus répréhensible que les autres ; mais il douteux que M. le procureur du roi, vieillard respectable, magistrat instruit et difficile à émouvoir 12, prenne l’initiative51 de la poursuite… Moreau est chez son oncle (?) à Saint-Martin-Chennetron ; il va rentrer à Paris. Ce jeune homme n’est pas très dangereux ; mais son goût pour les liqueurs fortes le peut mettre à la disposition des malveillants, et sous ce rapport, autant que par ses propres opinions, il mérite une active surveillance.

N’est-il pas étrange de voir sans cesse revenir ce reproche gratuit d’ivrognerie ? La mémoire du poète n’en saurait être touchée. Qu’on s’abstienne, a dit un de ses amis, Sainte-Marie Marcotte, d’outrager52 son caractère, il tenait à l’estime parce qu’il la méritait.

Laissant de côté toute réflexion désobligeante, contentons-nous de remarquer une fois de plus que l’autorité puise souvent ses informations à des sources douteuses, et que, s’en rapportant à des subalternes dévoués sans doute, mais encore plus maladroits, elle court risque trop souvent d’être fort mal renseignée.

Ceux qui ont connu Moreau, ce buveur d’eau et de lait, dont l’âme fière et attristée se débattait dans des alternatives d’élans enflammés et de mortelles défaillances, soutenant une lutte au-dessus de ses forces, — ceux-là savent s’il eut jamais la53 passion du vin et si ce fut un mauvais sujet de bas lieu. Ne pouvant méconnaître l’esprit du poète malheureux, on lui prêtait des vices ; plus tard on chercha à présenter comme un vaniteux, comme un orgueilleux ridicule, celui qui écrivait à sa sœur : Je ne suis pas un grand poète, tant s’en faut, mais je suis un vrai poète, et malheureusement je ne suis que cela.

Avec cela, ajoute son biographe Armand Lebailly, on peut compter sur l’ironie de ses contemporains. Trop heureux si l’on en est quitte avec l’ironie.

Sainte-Beuve lui-même, tout en lui rendant justice, regrette d’avoir vu Moreau sur lancer sur le terrain 54politique. Bien des hommes, sans doute, ont vécu de 18291829 à 18381838 sans être libéraux ni réactionnaires, royalistes ni républicains ; mais le poète n’avait pas un cœur de glace ! Ses pensées généreuses, son attachement constant à la cause de la liberté, étaient-ils sincères ? Tout est là. On l’a dit avec raison, s’il eût manqué de foi politique, aurions-nous son livre ? Sans convictions, il se fût bien gardé d’écrire la plupart des pièces du Diogène, les plus accentuées et les plus naturelles, parce que le poète y a mis son lyrisme et sa raison.

N’oublions pas que les sentiments d’indépendance non intéressés sont rares de tout temps ; que Moreau s’est55 attaqué au despotisme, quelle que soit sa forme, qu’il a lancé à la face des nations indignes de la liberté, qui veulent absolument un maître, cette dédaigneuse apostrophe : Peuples qui mendiez des rois, Dieu vous bénisse !

En fallait-il davantage pour soulever contre lui les séides de toutes les monarchies ? Mais, en vérité, il est grand temps de faire justice des appréciations officielles, des préjugés de ses contemporains qui l’ont méconnu, et d’effacer les erreurs semées par ceux qui n’avaient pu faire capituler sa conscience.

M. Vallery-Radot, qui avait beaucoup connu Hégésippe Moreau, nous56 a laissé sur lui des notes intéressantes et a cité aussi de touchants exemples de sa détresse. Voici le portrait qu’il fait de l’homme :

La taille médiocre, le buste assez fort, mais les extrémités menues ; les mains d’une délicatesse aristocratique, ces mains qu’il lui a plu plus tard de peindre calleuses ; le visage régulier, un beau front, l’œil spirituel, la bouche fine, la peau blanche et les cheveux bruns ; une physionomie très douce et des mœurs aussi douces que sa physionomie ; la simplicité, souvent même le rire ingénu d’un enfant : voilà les principaux traits sous lesquels je le retrouve dans ma pensée.57

Revenons aux tribulations de Moreau — et en même temps à celles de la police, à propos du Diogène.

Le préfet de police Gisquet, toujours en quête de renseignements, crut un jour avoir fait une découverte. Il écrit au ministre : Égésippe-Henri Moreau est orphelin, il a été élevé par le beau-père du sieur Henry, commis de la maison de roulage Guyot, rue Thévenot, nº 12, et il a été compositeur d’imprimerie à Provins ; après une querelle avec le maître imprimeur, il a eu un duel au pistolet 13, et son58 Diogène a dû être ensuite imprimé à Paris. Ce journal, ayant paru sans timbre et sans cautionnement, vient de changer de titre pour éviter toute formalité ; mais la précaution est inutile, le manque de fonds ne permettra pas de publier le 5e numéro.

Cette lettre est datée du 1833-11-1313 novembre 1833. Il y a au moins un point exact : l’auteur du Diogène manquait d’argent. Pour la seconde fois il essayait du rude métier de maître d’étude, en attendant des temps meilleurs. Hélas ! ces temps ne vinrent pas 14. Mais le Diogène avait59 fourni neuf numéros in-4º, à l’époque où M. Gisquet n’en connaissait que quatre.60

On surveilla pendant quelques mois encore la conduite, les démarches, les relations du conspirateur qui chantait la Voulzie et la Fermière :

« Amour à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce !
C’est l’oiseau des bois qui se plaît
Loin du bruit, sous la mousse.
Vieux vagabond qui tend la main,
Enfant pauvre et sans mère,
Puissiez-vous trouver en chemin
La ferme et la fermière ! »

Il est chez un nommé Vaché, écrit encore le préfet de police, et je saurai promptement s’il publie de61 nouveaux écrits : ce Vaché, commis marchand, rue des Marais, nº 47, est son compatriote. » C’était en effet le frère de Madame Guérard, la Fermière. La surveillance devenait bien superflue. Le 1834-01-077 janvier 1834, Moreau écrit à Mademoiselle Lebeau (alors mariée à M. Jeunet et mère de famille) : « Dites-moi ce que je dois faire de mes abonnés de Provins ; s’ils s’adressent à vous, par hasard, dites-leur que je suis malade, vous ne mentirez qu’à moitié.

Le poète se bornait à insérer une chanson anodine dans le Charivari, une nouvelle ou un conte comme le Gui de Chêne dans la Psyché, une boutade ou une romance dans la62 Revue poétique. Le Diogène avait vécu.

Quelques-unes des pièces de cette petite collection, aujourd’hui presque introuvable, ont été reprises par l’auteur et réimprimées dans le choix de ses œuvres publié en 18381838, l’année même de sa mort, sous le titre de Myosotis, petits contes et petits vers, charmant écrin qui eut depuis une quinzaine d’éditions successives et qui suffit, à lui seul, pour sauver de l’oubli le nom d’Hégésippe Moreau.63



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