Hégésippe Moreau
1810 — 1838
Le nom d’Hégésippe Moreau est beaucoup plus connu que son œuvre. Tantôt ce nom, comme celui de Malfilâtre, de Gilbert et de quelques autres, sert d’enseigne banale aux déclamations des impuissants, qui s’étonnent de ne pas glisser tout doucement vers la gloire sur une route en velours broché d’or, et qui accusent la société en frappant leur front vide. Ou bien ce nom d’un poète infortuné est l’épouvantail que la prudence bourgeoise oppose aux ferveurs poétiques de la vingtième année, sans réussir beaucoup à décourager la vanité, sans réussir davantage, heureusement, à intimider la vocation.
La publication d’une édition populaire des œuvres d’Hégésippe Moreau (l’édition la plus récente remonte à dix ans) nous fournit une occasion favorable pour essayer de donner, sans parti pris, sa signification véritable à ce nom d’un poète plus fréquemment cité pour son infortune que pour ses écrits.
Hégésippe Moreau naquit à Paris, le 9 avril 1810. Il fut amené en bas âge à
Provins, où son père obtint une place de régent au collège, tandis que sa mère
entrait en condition chez madame F… Tous deux, dit M. Marcotte, l’ami et le
biographe attendri du poète, traçant la route à leurs fils, allèrent à peu de
distance l’un de l’autre mourir à l’hôpital.
Par les soins de madame F…, le
petit orphelin fut placé gratuitement dans un séminaire, près de
Fontainebleau. Il ne garda pas du séminaire un pieux souvenir, et il ne paraît
guère qu’il eût la vocation sacerdotale, si l’on en juge par cette confession
poétique que je tire d’un premier recueil satirique, le Diogène, publié par
Hégésippe Moreau en 1833 :
Je ne voudrais pas défendre tous les traits d’âcre satire qu’on trouve dans
ces vers ; on en peut relever l’expression d’un point de vue du goût comme de la
justice. L’ogre flairant la chair qui vient de naître,
les noirs
frelons,
cela est excessif, cela manque de finesse et sent le poète au début
qui prend parfois la trivialité pour la force, il y a
bien d’autres fautes de goût. Les peupliers
»
comparés à des stores,
les talents cahotés par le sort,
ne
satisferont aucun aristarque. Les houris ne semblent pas non plus
d’un sentiment très-délicat. Ces vers sont pourtant d’une facture souple et
ferme, et ils m’ont paru intéressants à citer, moins encore pour donner une idée
d’un talent qui s’accrut depuis et se corrigea, que parce qu’ils portent les
traces des premiers rêves du poète. On n’y voit pas sans émotion, en songeant à
sa triste fin, ces brillantes chimères déjà suivies de désillusions précoces et
de funèbres pressentiments.
Ayant terminé ses études à quinze ans, Moreau entra en apprentissage chez un
imprimeur de Provins. C’est dans cette maison que s’écoulèrent les quelques
jours heureux de sa vie. C’est là qu’il connut la femme qu’il a aimée, une jeune
fille au cœur naïf et tendre ; celle qu’il a appelées sa sœur
dans ses
lettres et dans ses vers, et dont l’éternel souvenir fut une douceur toujours
mêlée à sa coupe d’amertume.
Sur la foi de ces voix trompeuses dont il est question dans les vers que nous avons cités, poussé sans doute aussi par d’imprudents conseils, Moreau, qui n’avait encore rien publié, mais dont les amis se passaient déjà quelques vers gracieux ou spirituels, quitta sa province et vint à Paris, où il entra en qualité de compositeur dans l’imprimerie de M. Firmin Didot.
C’était à la veille de journées de 1830. La révolution éclate. Moreau y prend
part avec l’ardeur de ses vingt ans ; puis il quitte assez étourdiment son
imprimerie et se fait maître d’étude. Cette époque, de l’aveu même de son
panégyriste, M. Marcotte, fut une mauvaise crise dans la vie de Moreau. Il se
lia avec quelques jeunes gens libertins qui, charmés de son esprit,
l’entraînèrent dans leurs folles parties. L’image de la sœur
bien-aimée
s’éclipse : adieu la pureté, la candeur, les illusions ! Le poète, pauvre et
mécontent de lui-même, s’aigrit contre les autres. Il aime le plaisir et il n’a
pas toujours de pain. À cette époque, et donnant cet exemple à l’infortuné
Gérard de Nerval, il errait souvent la nuit dans les rues de Paris, sans feu ni
lieu, couchant dans un bateau amarré sur la Seine ou sous un arbre du bois de
Boulogne ; surpris parfois par une ronde de nuit et conduit comme un vagabond à
la préfecture de police. Il écrit à son amie Ah ! pourquoi vous ai-je
quittée ? Pourquoi m’avez-vous laissé partir?
Le choléra de 1832 désole
Paris. Moreau en profite pour se faire admettre à l’hôpital. C’est toujours un
gîte, et le lit contagieux d’un cholérique sourit à la sombre espérance du poète
malheureux. Il écrit son élégie : Un souvenir à
l’hôpital.
Gilbert ! ce nom se plaçait de lui-même sous sa plume et y revint plus d’une fois. Après deux ans de souffrances et de déceptions de toutes sortes, Hégésippe Moreau retourne un jour à pied à Provins. Il y entreprend, avec le concours de quelques bienveillants souscripteurs, une publication périodique en vers à la façon de la Némésis de Méry et Barthélemy, qu’il intitula le Diogène. La verve et la vigueur ne manquaient pas à ces satires politiques, satires libérales et même républicaines, je n’ai pas besoin de le dire. Après juillet 1830, comme après la révolution de 1848, Charles X et Louis-Philippe sont des tyrans pour les jeunes Spartiates qui sortent des bancs, sans qu’on puisse en faire reproche à personne. Et si le monde n’a pas souri au jeune homme, s’il est malheureux, s’étonnera-t-on que la société lui semble mauvaise et qu’il rêve l’âge d’or dans la république ? Lui en voudra-t-on de quelques injustices, de quelques amertumes, de quelques déclamations plus ou moins factices tombées de sa plume?
Des hostilités ou des rancunes de petite ville forcèrent pourtant Moreau de
renoncer bientôt à son œuvre. Au bout d’un an il revient à Paris recommencer
contre la destinée le combat où il devait succomber. Il rentre dans une
imprimerie ; mais le poète est distrait, son travail de compositeur ne vaut
rien; on le remercie. Il essaie encore de ce cruel métier de maître d’étude dans
un collège, qu’on a eu l’utile pensée de relever dans ces derniers temps. Moreau
trouve encore à compiler des journaux pour une revue nouvelle. Mais ces divers
expédients pour vivre lui échappent successivement. Le dégoût, la lassitude les
lui font souvent résigner de lui-même. Faible de caractère et de complexion, il
n’était pas fait pour les obstacles. Il s’irritait contre eux, sans essayer ni
de les franchir ni de les tourner, et cherchait, sans y réussir, à se prendre à
la vie positive. Il essaie, à cette époque, du travail littéraire proprement
dit. Il fait, hélas ! un vaudeville avec circonstances atténuantes ou
aggravantes, comme on voudra, de collaboration ; il écrit dans une revue
périodique quelques nouvelles, et d’une plume fine et charmante qu’on dirait
tremper dans l’écritoire de Nodier. Mais le travail littéraire régulier, le
métier, lui répugne bientôt. Il ne se sent bon qu’à faire des vers. Et des vers,
qui en veut ? À moins d’être signés Victor Hugo ou Lamartine, écrit-il à sa
sœur, les vers ne se vendent pas.
C’est encore un peu comme cela
aujourd’hui. Cependant, et tandis qu’Hégésippe Moreau mourait de faim, un poète
qui ne se nommait ni Hugo, ni de Vigny, ni Musset, ni Lamartine, ni Barbier, ni
Béranger, faisait des vers qui s’achetaient bel et bien au poids de l’or, et
qu’on se passait de main en main depuis la Chaussée-d’Antin jusqu’au noble
faubourg ; les chansons de ce poète étaient ineptes, mais l’auteur les écrivait
les mains teintes de sang ; c’était Lacenaire. Ce succès du poète assassin
inspira au pauvre Moreau un cri de désespoir éloquent :
Enfin, pourtant, un de ses camarades lui offre d’éditer ses œuvres. Il touche
cent francs et quatre-vingt exemplaires ! Mais cette misérable somme se dore
d’un peu de gloire. Le volume réussit. Le nom de Moreau retentit dans les
journaux. Le
National, par la plume de M. Félix Pyat, fait un véritable dithyrambe
en son honneur. Latouche va trouver Béranger et lui dit avec la brusquerie qui
le caractérisait : J’ai trouvé un garçon qui est plus poète que vous.
Un
rayon de bonheur éclaire l’âme si longtemps désolée d’Hégésippe Moreau ; mais il
ne s’abuse pas outre mesure, et, dans une lettre à celle qui a cru en lui quand
personne n’y croyait et qui pouvait maintenant se parer de son amour et de ses
vers, il écrit : Je ne me crois pas un grand poète, tant s’en faut, mais Dieu
m’est témoin que je suis un vrai poète; malheureusement je ne suis que cela.
Et il écrivait encore : Ces gens-là me laisseront mourir de faim et de
chagrin ; après quoi ils diront : « C’est dommage! » et me feront une réputation
pareille à celle de Gilbert.
Les sinistres pressentiments d’Hégésippe Moreau
devaient bientôt se vérifier. Sa santé allait décroissant. Il reprit le chemin
connu de l’hôpital. Il voulait y passer l’hiver : au bout d’un mois il en sortit
pour être conduit au cimetière.
Cette mort à l’hôpital fut, comme le poète l’avait pressenti, son plus grand bonheur littéraire. Elle lui suscita un torrent de regrets, d’amitiés et de louanges posthumes. Il ne laissait après li qu’une petite gerbe de vers qui méritait bien d’être recueillie ; mais elle a été trouvée plus charmante encore et plus amoureusement dorée par le soleil de la poésie parce que le moissonneur lui-même avait été fauché misérablement sur cette gerbe, sans avoir eu seulement le temps de la lier. Il avait fait un bouquet de myosotis ; la pitié, une pitié tardive, plutôt que l’admiration, lui a tressé avec ce bouquet une couronne d’immortelles.
L’aptitude poétique d’Hégésippe Moreau n’est pas susceptible de contestation; mais il n’avait pas eu le temps d’arriver à la pleine possession de sont talent; je devrais dire plutôt au complet développement de son âme. Il fait au hasard des satires, des chansons, des élégies ; les stires rappellent Barthélemy, les chansons imitent Béranger. Il est plus personnel dans ses vers élégiaques que parfume un souvenir d’amour innocent, et où sa détresse éclate parfois en notes d’une poignante amertume, comme dans l’Isolement, l’Oiseau que j’attends, et surtout la tendre et ravissante pièce de la Voulzie. Il a de l’esprit et de la grâce dans l’invention ; sa forme, sans être toujours pure, est soignée avec un goût d’artiste. Ce sentiment délicat et vraiment attique de l’art, il l’a déployé aussi dans les Contes à ma sœur. Parmi ces nouvelles en prose, il en est une qu’il est impossible de lire sans attendrissement, c’est le Gui de chêne. La voici en quelques mots, cette histoire, qui peut bien passer pour l’élégie personnelle du poète et de ceux qui lui ressemblent.
Ixus, le gui chétif enté sur les grands chênes, est un frère souffreteux des robustes fils d’Hercule ; il est amoureux chastement de sa sœur, la douce Macaria. Un jour qu’il dormait abandonné dans son berceau, Apollon souffla sur les lèvres de l’enfant débile et délaissé. Ses lèvres en devinrent à jamais harmonieuses ; mais l’haleine du dieu avait glissé brûlante jusque dans la poitrine. Depuis ce temps le cœur palpitait toujours, et une flamme intérieure consumait le pauvre enfant. Ses frères lui disaient : Sois bon à quelque chose, apprends à faire des autels et des statues. Mais le ciseau et le marteau étaient trop lourds. Puis une vision s’interposait entre le dur Paros et la main du sculpteur ; ses lèvres murmuraient le nom d’une femme, et il restait à rêver. Il s’essaie alors à lire dans le ciel, à s’instruire dans la science fructueuse des vieillards de la Chaldée ; mais il ne voit dans les étoiles qu’une image et qu’un nom : celle qu’il aime, et il rêve. Il veut chasser comme ses frères : les oiseaux des bois se posent en chantant sur son carquois inoffensif ! Ses frères alors le battent. Ils ont bien raison : Ixus n’est bon à rien, qu’à mourir au premier coup de vent. Il succombe en effet à l’excès de sa joie en apprenant qu’il est aimé.
Hégésippe Moreau est cet enfant débile qui porte un souffle divin dans sa poitrine ; non pas le grand souffle qui s’échappe de la bouche en paroles puissantes et sonores et qui soulève la multitude, mais ce petit souffle qui brûle tout doucement les cordes du cœur dont il tire sans grand éclat quelques sons harmonieux et touchants. Vienne la bise, vienne surtout, hélas ! la tempête de la douleur, et les cordes, minées par le feu intérieur, se brisent, et, comme dans le refrain de la chanson, on peut dire alors en frappant au nom du poète à la porte du public :
Ouvrez, c’est le pauvre gui de chêne qu’un coup de vent à fait
mourir!
Il y a en effet des âmes pour qui la poésie est à la fois une supériorité et
une infirmité. Ce qu’elles ont de poésie appartient moins à l’imagination qu’à
la sensibilité, une sensibilité plus délicate que celle du commun dans hommes et
en quelque sorte maladive. Ce qu’elles ont de fécondité dans l’imagination est
tourné surtout contre elles-mêmes et sert à les désespérer en leur grossissant
les peines de la vie. Âmes mobiles, accessibles au plaisir, ayant surtout la
vocation de la tendresse et de l’amour, pleines d’aspirations vers le bien et
vers le beau, passant de fièvres subites à d’inexprimables défaillances, elles
sont incapables d’une énergie active et suivie. Elles s’abandonnent à
elles-mêmes et, pour ainsi dire, se regardent brûler. Elles ne peuvent se
prendre à al vie positive ; en dépit de leurs efforts, un voile se place entre
elles et la réalité. Leur pensée est un rêve et ne peut se fixer, même dans
l’art, par des créations de longue haleine. Ces malades ne sont pas capables
d’une profession, pas plus du travail de l’homme de lettres que de tout autre;
ils ne sont bons qu’à écrire des vers à l’heure où vient la Muse ; encore leurs
vers mêmes se ressentent des faiblesses et des incertitudes de l’âme, et
n’éveillent qu’un douteux écho. Malheur à eux, alors si
la fortune ne leur a pas été clémente à leur arrivée dans le monde ! Je ne dis
pas qu’ils ont besoin d’être riches, mais d’avoir du pain. Habitant de ses
rêves, tout poète vit dans le luxe, — pouvu qu’il ne meure pas de faim. Malheur
à eux encore s’ils ne sont pas venus dans un temps favorable à la poésie ! Ah!
ils sont loin de nous les jours où un Sophocle gagnait son procès en lisant une
tragédie à ses juges. Je ne sais pas si cette tragédie prouvait, comme il le
voulait, qu’il fût capable d’administrer son bien ; mais je sais bien qu’un
Sophocle, aujourd’hui, ne trouverait plus de tribunal pour lui donner gain de
cause sur la simple lecture de son chef-d’œuvre. Peut-on s’étonner alors que
ceux qui ne sont pas des Sophocles, que les poètes de second ordre soient
abandonnés à leur malheureux sort, que nos affairés d’aujourd’hui laissent ces
giaours, marqués du sceau fatal
, élever dans le désert leurs notes
plaintives et mourir de faim?
Dans les époques, même les moins favorables à la poésie, il y a des moments qui le sont plus ou moins. Quelques poètes bien dépassés par des poètes plus récents dont le talent reste ignoré, vivent encore sur la réputation qu’ils se sont faite à la remorque des grands noms et à la suite du beau mouvement littéraire qui signala les dernières années de la Restauration et les premières du gouvernement de Juillet.
Hégésippe Moreau était arrivé au moment de la dispersion, et il n’avait pas
assez d’éclat pour monter tout seul et d’emblée à la renommée. Il avait raison
quand il disait : Je ne me crois pas un grand poète, mais Dieu m’est témoin
que je suis un poète ; malheureusement je ne suis que cela.
Mais cela, ce
qu’il était réellement, suffit pour justifier la pitié posthume qui a fait lever
une fleur de gloire de la paille de son grabat ; cela est assez pour que ce jeune
homme infortuné n’ait pas écrit en vain en tête de son œuvre inachevée :
Myosotis, ne m’oubliez pas!