Claudine De La Mata
Biographie et légende d’Hégésippe Moreau

Paris : un poète révolutionnaire, miséreux et, dit-on, débauché :

Hégésippe arrive donc à Paris en 1830, il a vingt ans et, s’il versifie, il travaille aussi chez le célèbre imprimeur Firmin Didot.

Cependant, cette année-là, les barricades vont fleurir à profusion dans les rues de Paris. Le poète-typographe est jeune, passionné, il a des tendances républicaines très affirmées et, d’ailleurs, il n’est pas le seul dans ce cas parmi les ouvriers de l’imprimerie. Hégésippe fera donc le coup de feu sur les barricades. Dumas et Benoit-Guyod, entre autres, rapportent l’anecdote suivante : au cours d’une échauffourée, Moreau tue un homme et il est atterré par son geste ; il écrit à sa sœur :

Oh ! ma sœur ! ma sœur ! J’ai tué un homme : mais je te jure que j’en sauverai un autre !

Effectivement, il aurait sauvé un garde suisse, lui abandonnant, tel une cigale, une redingote qui devait lui faire cruellement défaut une fois la bise venue.

Las les malheurs d’Hégésippe ne font que commencer car, la fièvre des Trois glorieuses retombée, le poète se retrouve sans travail et sans ressources, battant le pavé. Certes, il écrit, mais tout le monde sait bien que les vers se vendent mal et que les rentrées d’argent occasionnées par ce genre d’activité sont très aléatoires.

Par ailleurs, en ce qui concerne Moreau comme en ce qui concerne ses deux prédécesseurs, les versions commencent à diverger à partir du moment où le poète vit dans la capitale.

Le plus haineux de tous les détracteurs de Moreau n’est autre que Charles Baudelaire, pour qui il n’existe que deux authentiques poètes maudits : Edgar Allan Poe, bien évidemment, et, aussi Gérard de Nerval.

Quant à Hégésippe Moreau… Les qualificatifs les plus ignominieux ne manquent pas pour celui que Baudelaire désigne comme l’idole des fainéants et le dieu des cabarets :

Sa misère lui a été comptée pour du travail, le désordre de sa vie pour génie incompris.

Et d’ajouter :

Il parla de lui-même beaucoup, et pleura beaucoup sur lui-même.

Ses œuvres ? Baudelaire n’est guère plus tendre, après avoir étudié ses poèmes, il en est arrivé à la conclusion qu’ils sont d’une extrême nullité :

Un poncif romantique, collé, non pas amalgamé, à un poncif dramatique. Tout en lui n’est que poncifs réunis et voiturés ensemble.

L’article de Baudelaire se radoucit un peu vers la fin, mais si peu… Il est assez évident que la hargne de Baudelaire, qui fut pourtant un combattant de 48 avant de devenir un adepte de Joseph de Maistre, est surtout d’origine politique : il pourfend un républicain.

Initialement, ce texte aurait dû paraître dans l’Anthologie d’Eugène Crépet, mais M. Crépet a refusé cette notice qu’il trouvait par trop violent et qui attirera d’ailleurs de grandes inimitiés à Baudelaire de la part des républicains. Les Notes et Éclaircissements de Jacques Crépet pour l’édition Conard prennent la défense du pauvre Hégésippe, mais, ce faisant, lui font surtout un certain tort en tant que poète, si ce n’est en tant que zélé défenseur de Marianne :

Or si Eugène Crépet avait assurément trop de culture et de finesse pour voir un grand poète en Hégésippe Moreau, il lui savait gré du moins, en républicain militant qu’il était, d’avoir aimé la Liberté, de l’avoir chantée, de l’avoir défendue aux journées de Juillet.

Mais cette réhabilitation à double tranchant ne s’arrête pas là :

Hégésippe Moreau, vanté en neuf colonnes par le National, et qui s’était placé sous le patronage des grandes ombres de Desmoulins et de Vergniaud 14, avait pour lui les radicaux, tandis que les conservateurs salissaient à l’envi sa mémoire ; et sa tombe, comme a pu l’écrire un des ses biographes, était devenue un théâtre sur lequel on déclamait pour ou contre la société 15 Tout récemment encore, la querelle Laurent-Pichat - Sainte-Beuve, dont les Causeries du lundi nous ont conservé l’écho (Appendice du t. V), venait de prouver qu’à son sujet les passions ne s’étaient point apaisées 16. Que son renom, de ce fait, eût dépassé follement son mérite, aucun homme de goût ne pouvait songer à le nier. Qu’il y eût lieu de s’inscrire contre un tel excès de gloire, on pouvait l’admettre. Mais qu’on apportât à cette mise au point une brutalité presque haineuse, et que Baudelaire s’en fit l’exécuteur (…), c’est à quoi un républicain resté fidèle à son drapeau (…) ne pouvait souscrire sans commettre une façon de trahison. 17

Mais les assertions de Baudelaire comporteraient-elles une part de vérité ? Comment Moreau vécut-il, à Paris, après la révolution de 1830 ?

Laurent-Pichat s’insurge violemment contre certaines diffamations : Moreau n’était ni un cynique révolté, ni aigri, ni mécréant, ni… vérolé. (Au sujet de Malfilâtre, que certains disaient aussi de mœurs dissolues, on parle parfois d’une triste maladie… Et si cette triste maladie était justement la syphilis ?). Léon Laurent-Pichat concède tout au plus que le poète manquait de fermeté, tout comme Malfilâtre avec qui il présente décidément un grand nombre de points communs :

Hégésippe Moreau manqua de volonté et d’énergie, ayons le courage de le répéter ; il se livra à la défaillance qui dégrade, mais jamais il ne se montra fier des côtés indignes de sa vie.

Donc, pour ce dernier biographe, il n’était pas aussi irrémédiablement dépravé que veut bien le dire Baudelaire.

Quant à Dumas, il attribue l’extrême dénuement du poète-prolétaire au fait qu’une grève très dure et interminable, paralysant l’imprimerie, le privait de tout moyen de subsistance. Laffont et Bompiani, par contre, le disent incapable de travailler, ou du moins d’occuper un emploi stable :

Entré d’abord chez Didot, il montre tant d’inaptitude à tout travail régulier qu’il doit bientôt renoncer à tout métier.

La Biographie Didot, à son tour, semble corroborer la version selon laquelle Moreau aurait été un client assidu des lieux de plaisir ; toutefois, il fut avant tout une victime (comme Malfilâtre sans doute) :

Il se lia avec quelques jeunes gens libertins qui, charmés de son esprit, l’entraînèrent dans leurs folles parties (…). Le poète, pauvre et mécontent de lui-même, s’aigrit contre les autres. Il aime le plaisir, et il n’a pas toujours le pain.

Pour Alphonse Séché et Sainte-Beuve c’est bien à partir de son arrivée à Paris que sa situation matérielle et morale se dégrade considérablement (air connu !), surtout après la révolution de 1830.

Séché déclare :

Dès lors la vie incertaine commence…

Puis :

Déjà il devient irritable, le mauvais vouloir qu’il rencontre partout, les difficultés qui surgissent à chacun de ses pas l’énervent et l’aigrissent.

Enfin, Sainte-Beuve le considère comme :

… déjà atteint par le souffle d’irritation et d’aigreur qui se fait si vite sentir sous les soleils trompeurs de Paris.

Et, s’il eut la vérole, ce fut une vérole purement intellectuelle :

Moreau fut donc malade de ce que j’appellerai la petite vérole courante de son temps : il fut mécontent, sauvage, ulcéré…

Une fois de plus, donc, la biographie d’un poète, surtout en ce qui concerne sa période parisienne, est sujette à bien des interprétations : il existe plusieurs versions qui se complètent heureusement ou qui, malencontreusement, se contredisent : il fut tour à tour — ou conjointement ? — un républicain généreux, un cynique débauché, un bon poète, un mauvais poète, un paresseux, un incapable, un raté aigri, un malchanceux, la pitoyable victime d’hypothétiques cabales… Dans cette boite de Pandore d’un nouveau genre chacun trouvera son bonheur, mais nul ne sait ce qui restera au fond…

Quoiqu’il en soit, à Paris, après la révolution de 1830, Hégésippe Moreau endura la plus atroce des misères (air connu aussi !). Cela, du moins, est une certitude, puisque, à ce sujet, toutes les versions concordent.

Léon Laurent-Pichat le décrit comme :

couchant sous les arbres du bois de Boulogne ou dans les bateaux amarrés sous les ponts.

Dumas comme :

l’hôte des chantiers déserts et le mangeur de trognon de choux et de feuilles de salades ramassées au coin des bornes.

On peut lire sensiblement la même chose dans le Dictionnaire des auteurs de Laffont et Bompiani :

Se nourrissant de détritus, il couchait dans quelque fourré du bois de Boulogne ou dans les bateaux amarrés sur les quais de la Seine.

La Biographie Didot, qui se garde bien de démentir cette version des faits, opère même un audacieux rapprochement :

A cette époque, et donnant cet exemple à l’infortuné Gérard de Nerval, il errait souvent la nuit dans les rues de Paris, sans feu ni lieu, couchant dans un bateau amarré sur la Seine, ou sous un arbre du bois de Boulogne.

Belle et rare unanimité pour décrire les tribulations de ce Gavroche qui aurait eu le temps de grandir !

De plus, Moreau se faisait parfois ramasser par la maréchaussée et se gardait bien de décliner son identité pour bénéficier d’un asile accueillant quand il fait trop froid dehors : la prison.

En 1832 un terrible épidémie de choléra ravage Paris et le poète cherche désespérément la mort : il achète à vil prix des salaisons dont personne ne veut plus depuis que les autorités, dans le cadre de la lutte contre le fléau, en ont interdit la consommation ; il se fait admettre à l’hôpital, il se roule dans le lit d’un cholérique… Il est d’ailleurs fort possible que son poème un Souvenir à l’hôpital ait été écrit à cette époque là.

Pourtant, son heure n’est pas encore venue et, malgré toutes ces folies, Moreau se retrouve à nouveau sur le pavé, plus démuni que jamais mais bien vivant.

C’est à ce moment là que se situe le retour de l’enfant prodigue : Moreau, à pied, prend la route de Provins.


[Note 14]

Vergniaud, conventionnel né en 1753, s’opposa violemment à Robespierre… et lui abandonna sa tête en 1793. [[Retour]]


[Note 15]

Sainte-Marie Marcotte, en 1857, dans une préface du Myosotis, a effectivement écrit : On a fait de cette tombe un théâtre sur lequel on déclame pour ou contre la Société.

Armand Lebailly dira à peu près la même chose dans Hégésippe Moreau : documents inédits ; sa vie, son œuvre, en 1864 : La tombe d’Hégésippe Moreau à peine fermée devint le théâtre des déclamations les plus contradictoires : on accusa la Société, on accusa la Poésie, et, avec la jeunesse brisée du martyr, on essaya de rajeunir des théories qui avaient fait leur temps. [[Retour]]


[Note 16]

La fameuse querelle Laurent-Pichat - Sainte-Beuve date elle aussi de ces années 1860 et suivantes. Hégésippe était donc mort depuis plus de vingt ans ! [[Retour]]


[Note 17]

L’Art Romantique — titre générique — fut édité en 1868 par Charles Asselineau et Théodore de Banville après la disparition de Charles Baudelaire, mort en 1867. Cet ouvrage contient toutes les critiques littéraires écrites par Baudelaire à partir de 1845. Critiques littéraires qui s’inséraient mal dans les Curiosités esthétiques consacrées spécifiquement à l’art pictural. Quant à Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains il s’agit plus précisément d’une série de notices qui furent commandées à l’auteur des Fleurs du mal par Eugène Crépet qui, à la fin de 1858, avait conçu l’idée de publier une Anthologie intitulée les Poètes français. Anthologie qui ne paraîtra qu’en 1862. Entre-temps, toutefois, la plupart de ces notices avaient paru dans la Revue fantaisiste, tout au long de l’année 1861. Tout naturellement, un an plus tard elles seront reprises par Eugène Crépet ; ce sera le cas pour les notices sur Victor Hugo, Auguste Barbier, Marceline Desbordes-Valmore, Théophile Gautier, Pétrus Borel, Théodore de Banville, Pierre Dupont… Et quelques autres noms vénérés de la république des lettres. La notice peu amène consacrée à Hégésippe Moreau ne sera publiée qu’en 1867 dans L’Art Romantique… Pour les raisons que l’on sait.

Cet article, écrit plus de vingt ans après la mort du provinois n’a donc été porté à la connaissance de tous que trente ans après cette même mort ; les passions étaient peut-être apaisées et, surtout, Baudelaire lui-même avait rejoint Moreau au paradis, ou au purgatoire, des poètes. [[Retour]]