Claudine De La Mata
Biographie et légende d’Hégésippe Moreau
Crotté et épuisé, Moreau traverse à pied les plaines de la Beauce et arrive
tant bien que mal au bercail ; il est, semble-t-il, assez bien accueilli par les
familles Guérard et Lebeau qui ne se sont pas encore lassées de ses
frasques. Bien sûr, à cette occasion, il retrouve aussi sa sœur
adorée :
Louise Lebeau, épouse Jeunet.
Dumas prétend par ailleurs qu’il fut recueilli, aux abords de la ville, par une charmante inconnue — Une Mme Guérard qui n’aurait alors plus rien à voir avec la Mme F. de son enfance — à qui il dédiera une tout aussi charmante chanson intitulée la Fermière :
En fait, il s’agit plus probablement de Mme Guérard-la-jeune
, Sophie, femme de Camille, fermière
certes, après avoir été hôtelière, avec qui Hégésippe se brouilla plusieurs
fois. D’après Georges Benoit-Guyod, ce poème aurait été écrit en l’honneur d’une
de leurs nombreuses réconciliations. Cette Mme Guérard là n’a donc rien d’une charitable
inconnue
.
Qui que soit cette fermière qui a recueilli le vagabond et, surtout,
l’enfant pauvre et sans mère
, le versificateur, aussi famélique soit-il,
arrive à Provins tout paré de son auréole parisienne. Grâce à ses amis il se
rétablit rapidement, reprend du poil de la bête et… fonde un journal grâce au
parrainage de quelques souscripteurs bienveillants. La feuille s’appellera le Diogène, ce qui suppose que son fondateur se réclame du
plus parfait cynisme, au sens philosophique du terme bien entendu. Ce Diogène devait prendre la place laissée vacante par
Barthélemy dont la Némésis vient de rendre
l’âme. 18
Quérard, dans la France littéraire, définit ainsi
ce journal : c’est une fantaisie poétique
qui fut imprimée in 4 à
Provins, chez l’imprimeur Lebeau, évidemment.
Mais Quérard de préciser aussitôt :
Car, si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, les choses ne vont pas tarder à se gâter et, de bleu qu’il était pour Hégésippe, le ciel provinois va se couvrir de nuées annonciatrices d’orage. L’affaire, une fois de plus, est peu claire.
Pour Laurent-Pichat le poète se serait simplement rendu compte que le passé est bien mort et qu’il est impossible, voire inutile, d’essayer de le faire revivre ; qu’il s’agisse des émois de l’enfance ou des émois de l’adolescence. Séché n’évoque rien d’autre qu’une certaine nostalgie de Paris qui aurait incité le poète à ne pas s’attarder en pays briard.
Par contre, la Biographie Didot, le Dictionnaire des auteurs de Laffont et Bompiani, les Causeries de Sainte-Beuve et l’article de Dumas se rapprochent bien plus de la version la plus exhaustive qui soit : celle, bien entendu, de Georges Benoit-Guyod.
Didot, qui est encore le plus allusif, se contente de mettre sur le compte de cet esprit (ou manque d’esprit) de province bien connu les déboires du poète :
L’œuvre en question est bien sûr ce malheureux Diogène dont la carrière fut si agitée, quoique brève.
Plus précis, la version du Dictionnaire des auteurs, celle de Sainte-Beuve et l’article de Dumas se ressemblent trait pour trait.
La première dit :
Sainte-Beuve emploi peu ou prou les mêmes termes :
Et Dumas fait parfaitement écho :
Maladresse, imprudences, injures, duel… Ce sont exactement les termes employés par Benoit-Guyod à propos de cet épisode du Diogène ; épisode qui ne manque pas d’intérêt dans la mesure où il éclaire tout spécialement certains aspects de la personnalité d’Hégésippe Moreau.
Voici donc ce qu’il advint à Provins en cette année 1833 :
Avant toute chose, il faut connaître divers points qui permettent de
comprendre parfaitement tous les tenants et tous les aboutissants de cette
sombre affaire. D’abord, la douce maison
dans laquelle vivra Moreau lors
de son retour à Provins est la maison Lebeau : Hégésippe retrouve sa chambrette
d’apprenti au dessus de l’imprimerie. De plus, dans cette imprimerie, le patron
n’est plus le vieux père Lebeau mais son fils, Théodore, frère de Louise, qui a
repris en main l’atelier familial et qui s’est aussi marié entre temps ; tous
ces détails auront leur importance par la suite.
Enfin, il est bien évident que la réputation de rouge
qui accompagne
le poète n’est pas forcément un bon viatique auprès de la bourgeoisie locale et
il semblerait bien que le poète ait été à la hauteur de son image de marque au
delà de toute espérance… Par écrit, dans le Diogène,
ou de vive voix dans les salons des notables qui lui furent ouverts au
départ.
Une dernière chose a changé à Provins : le sous-préfet, et ce détail a aussi
son importance puisque tout commence avec ce sous-préfet. Il s’appelle M. Simon,
ce sous-préfet, et les mauvaises langues disent que son principal mérite, qui
explique son avantageuse position, consiste surtout à avoir été le fils de
son père
. C’est-à-dire que son père est un notable local — notable et
notaire — et que son beau-frère fut lui-même député. S’il est sous-préfet c’est
donc, en quelque sorte, pour des raisons d’hérédité. De plus, lorsque Hégésippe
arrive à Provins, M. Simon vient tout juste d’être décoré de la légion
d’honneur… pour des raisons qui restent très obscures. Le poète, mis en verve
par la personnalité de ce sous-préfet, ne peut s’empêcher d’écrire en son
honneur une chansonnette dont une seule strophe donne le ton ; c’est M. Simon
lui-même qui parlerait ainsi :
Inutile de préciser que M. Simon ne va pas apprécier tout l’humour de cette chanson fort opportunément intitulée la Simonette.
Le sous-préfet va donc se venger : il découvre tout d’abord que Moreau n’a jamais été tiré au sort pour aller jouer les conscrits villageois. Cette formalité étant obligatoire, il va rappeler le poète au bon souvenir de l’autorité militaire. Au cas où le sort ne serait pas favorable au poète les familles Lebeau et Guérard réunissent la somme nécessaire pour lui acheter un remplaçant, puisque c’est ainsi que l’on procédait à l’époque. Précaution qui s’avérera bien inutile puisque Hégésippe tirera un bon numéro.
Ce sera la première escarmouche entre Moreau et l’irascible M. Simon.
Tout de suite après l’aventure du Diogène commence. Non seulement Moreau se réclame du cynisme du philosophe grec, mais il se présente aussi clairement comme un ancien combattant de 1830. Parmi les souscripteurs qui acceptent de le suivre, se trouve — ô surprise — le sous-préfet Simon. Benoit-Guyod pense qu’il s’agissait pour ce fonctionnaire zélé de mieux surveiller ce dangereux républicain. La première livraison, qui est froidement accueillie dans la contrée, comporte un texte dans lequel Moreau annonce ses intentions sans ambages :
Pas de doute, l’ancien élève du séminaire n’est guère porté sur la chose religieuse.
Ce premier numéro du Diogène va aussi être victime d’un singulier manque de coordination qui va alimenter abondamment les railleries des ennemis de son fondateur : l’imprimeur — Lebeau — annonce que les prochains numéros paraîtront à des dates indéterminées. L’auteur — Moreau — promet hardiment un numéro chaque semaine.
Effectivement, la semaine suivante, paraît le second numéro que l’on peut qualifier d’acte de charité : À la suite d’un incendie, un hameau proche de Provins est détruit et une jeune fille trouve la mort dans les décombres : le Diogène sera vendu au profit des victimes, ce qui permet à Hégésippe d’écrire :
L’aumône éteint le feu.
Contrairement à ce que prétend Quérard, il y aura ensuite un troisième mais aussi un quatrième numéro du Diogène.
Cependant, Moreau qui, on le sait déjà, avait un certain mal à fournir un travail régulier, commence à s’essouffler. Benoit-Guyod explique pudiquement :
Hégésippe, à court de copie, écrit même à ses amis restés à Paris pour leur demander de rassembler les brouillons et les ébauches qu’il aurait pu oublier dans quelques galetas parisiens, peuplés d’artistes pauvres.
Quant à l’imprimeur, Théodore Lebeau, il commence à s’inquiéter car il est l’objet d’une foule de tracasseries : on lui reproche d’imprimer un journal alors que cela est soumis à une autorisation spéciale et qu’il n’est pas habilité à le faire. Il finit par se désister et le rédacteur du Diogène se retrouve sans imprimeur.
Pendant que se déroulent ces évènements, le sous-préfet Simon, qui n’a pas oublié la Simonette, échange un abondant courrier avec le préfet car, quoique souscripteur du Diogène, il n’a cessé d’œuvrer dans l’ombre pour sa perte :
Dans une autre lettre au préfet, le sous-préfet explique plus clairement
quelle est la tactique à employer pour achever
le poète :
Malgré tous ces empêchements, il va paraître un cinquième numéro du Diogène mais il sera imprimé à Paris. Pourtant,
contrairement à ce que croit M. Simon qui est mal renseigné,
l’arrondissement
n’est pas débarrassé de ce jeune poète
: Hégésippe
est bien parti de l’imprimerie Lebeau mais c’est pour aller se réfugier dans le
domaine de Camille et Sophie Guérard.
Ce déménagement n’a pas pour seule cause les démêlés du poète avec son imprimeur et les manquements de ce dernier. Il semblerait bien que Louise Jeunet n’y soit pas étrangère : Dans une petite ville comme Provins il était inévitable que les ragots aillent bon train au sujet du poète et de son amante, aussi platonique soit-elle, si tant est qu’elle le fut…
Au sein même de la famille Lebeau cette situation n’est pas sans poser des problèmes, surtout en ce qui concerne la jeune épouse de Théodore qui s’accommode mal de la présence sous son toit d’un individu qui a fort mauvaise réputation, qui est une inépuisable source d’ennuis et qui, de plus, passe pour l’amant de sa belle-sœur, idylle que l’on dit favorisée par la famille complaisante de la jeune femme. Les choses vont s’envenimer à tel point qu’il y aura effectivement duel entre le poète et un membre de la famille Lebeau, comme le confirmera Dumas. L’adversaire du poète se nomme Victor Plessier et c’est le frère de l’épouse de Théodore Lebeau. Georges Benoit-Guyod assure que Louise était d’autant plus l’enjeu de ce duel que Victor Plessier aurait éprouvé un tendre sentiment pour la sœur de l’imprimeur, sentiment qui n’était pas payé de retour puisque Louise n’avait d’yeux que pour son poète. Les duellistes quitteront le champ indemne, considérant leur querelle comme vidée mais c’est à la suite de cet incident qu’Hégésippe quitte la famille Lebeau et se rend chez le jeune couple Guérard.
Naturellement, il est toujours surveillé par le sous-préfet Simon et par la
gendarmerie où il est connu comme républicain notoire et auteur d’écrits
séditieux
.
Malgré toutes les mésaventures de son rédacteur un sixième numéro du Diogène paraîtra donc à Paris et, dans ses colonnes, Hégésippe, dont la lune de miel avec les provinois est bel et bien terminée, règle ses comptes avec une certaine acrimonie. Ainsi, lorsqu’il est invité à un bal par un notable de la ville il répond, en vers, sur un ton mordant :
Peu de temps après, alors que le
dangereux républicain
se trouve toujours chez Camille Guérard et la
charmante fermière des prospectus républicains — justement ! — sont distribués
dans la région et la maréchaussée, qui surveille toujours l’hôte des Guérard,
essaie de l’impliquer dans l’affaire, sous prétexte qu’il aurait eu un de ces
tracts entre les mains et qu’il s’en serait servi pour envelopper des feuillets
confiés par lui au facteur.
Cependant, l’accusation est particulièrement mince ; à tel point que même le sous-préfet Simon — qui n’est pourtant pas un fervent défenseur de Moreau — se refuse à la prendre au sérieux. Cela ne l’empêche quand même pas de tenir le préfet au courant des développements de l’affaire par un abondant courrier :
Ce dévoué fonctionnaire est d’autant mieux au courant de tous les détails de
l’histoire que, pour mieux informer son supérieur hiérarchique, il n’a pas
hésité, contrairement à tous les usages, à descendre de son empyrée
bureaucratique
(l’expression est de Benoit-Guyod).
Ainsi M. Simon est allé jusqu’à rencontrer un certain Nisolle, huissier de son état et ancien camarade de collège de Moreau à qui ce dernier a fort imprudemment révélé la teneur du prochain Diogène, le numéro sept. Cette entrevue permet donc au sous-préfet de faire un rapport circonstancié au préfet au sujet d’un texte qui inquiète tout particulièrement les autorités :
Le sous-préfet Simon en profite, évidemment, pour égratigner au passage la
réputation du poète, réputation qui est déjà bien mal en point il est vrai. Par
la même occasion, et par le biais du sieur Nisolle
, il place dans la
bouche de Moreau des paroles qui, effectivement, semblent tout à fait dignes du
personnage et le rendent — pourquoi pas ? — sympathique ; ces paroles du
bouillant jeune homme ont trait à la nature profonde, selon lui, du poète et de
la poésie… avec, sans doute, une part non négligeable de provocation de la part
de Moreau et, peut-être, une malveillante volonté de schématiser de la part de
Nisolle, de Simon, ou des deux conjointement :
Le sieur Nisolle disait au sieur Moreau comment il se faisait que lui, qui prétendait partager les opinions du juste milieu (!?) parte ainsi se jeter à corps perdu dans les extrêmes. Il lui répondit que le juste milieu n’était nullement poétique et qu’il ne pouvait faire quelque chose de bien qu’en donnant dans l’exagération des idées républicaine.
Le sieur Nisolle m’assurait que son camarade (!?) ruinait sa santé par des excès et qu’il ne trouvait ses inspirations poétiques que dans les fumées du tabac et du punch. 19
En ce qui concerne ce dernier point il n’était certes pas le seul mais de telles mœurs ne sont sans doute pas du goût d’un sous-préfet et d’un préfet. Il est vrai aussi que l’éthylisme et le tabagisme ne font pas le poète à eux tous seuls.
Quelle que soit la nature des motivations républicaines de Moreau le conventionnel qui lui a inspiré les vers qui se trouvent dans le septième numéro du Diogène est Merlin de Thionville. 20
Mais l’hommage de Moreau sera tellement inoffensif que Simon le transmettra au préfet sans commentaires, avec une brève lettre de cinq lignes.
Deux autres numéros du Diogène vont paraître, ce qui en fait neuf alors que Quérard assurait qu’il n’en avait paru que trois.
Le dernier numéro contient un autre hommage, un hommage à Chateaubriand
auquel le grand homme aurait répondu par quelques mots bien propres à maintenir
en vie la flamme du malheureux fondateur du Diogène :
Vous avez été touché par la langue de feu.
Et Georges Benoit-Guyod de conclure :
Car c’est bel et bien fini : le Diogène est mort et il est fort possible que, contrairement à la vision optimiste de Benoit-Guyod, la famille Guérard ait jugé plus prudent de se débarrasser de cet hôte encombrant.
Le 23 novembre 1833 Hégésippe retourne à Paris poursuivre sa chaotique carrière… jusqu’à ce que mort s’en suive.
Barthélemy, né en 1796 et mort en 1867, était un journaliste provincial qui vint, selon un principe bien connu, chercher la fortune littéraire à Paris. Il travailla surtout avec Joseph Méry, brillant chroniqueur et aventurier patenté. C’est d’ailleurs avec Méry que Barthélemy fondera la Némésis — qui est aussi la déesse grecque de la vengeance — journal satirique dans lequel les deux frondeurs s’en donnaient à cœur joie, décochant des traits particulièrement acérés qui frappaient souvent juste. [[Retour]]
Les ajouts de ponctuation ne sont ni de Benoit-Guyod ni, à fortiori, de Simon. [[Retour]]
Merlin de Thionville, conventionnel mort, effectivement, en 1833, passait pour un homme intègre et était très respecté. Il est par ailleurs à l’origine de la confiscation des biens des émigrés. [[Retour]]