Claudine De La Mata
Biographie et légende d’Hégésippe Moreau

La mort du poète :

Pour décrire cette mort pitoyable d’un poète malheureux, chacun va puiser — comme ce fut déjà le cas pour Gilbert et Malfilâtre — dans un registre particulièrement sensible : dans le but d’émouvoir et de susciter la compassion ou, pour le moins, d’intéresser les âmes délicates au sort du triste rimailleur. La sobriété n’est donc pas de rigueur ici et seuls le Dictionnaire des auteurs de Laffont et Bompiani ainsi que le chapitre des Poètes-misère d’Alphonse Séché consacré à Moreau dérogent à cette règle : surtout le premier qui se contente d’une phrase lapidaire :

Il s’éteignit à l’hôpital de la Charité.

Alphonse Séché est à peine plus prolixe :

Un pareil régime (l’usage d’opium) aura vite raison d’un corps amaigri et délabré comme le sien, et Hégésippe Moreau s’éteindra bientôt dans le lit du pauvre, à l’hôpital de la Charité.

Tous les autres biographes du poète ne feront pas preuve d’une telle discrétion. À commencer par Léon Laurent-Pichat qui prend toutefois une foule de précautions oratoires pour éviter que la mort du poète ne porte ombrage à son œuvre :

Ce n’est point parce qu’il est mort à l’hôpital que je lui consacre cette étude, c’est parce qu’il fut un grand poète.

De même, Léon Laurent-Pichat explique avec force détails comment le poète a réussi à repousser la tentation du suicide, tentation à laquelle ne put résister Chatterton :

Hégésippe Moreau, malgré ses faiblesses apparentes, bien qu’il ait eu des heures où il chercha la mort, Moreau refusa cette façon violente de se débarrasser de la vie. Il y songea et ne voulut pas. Plus d’une fois les flots de la Seine, qui le berçaient pendant des nuits d’angoisse, l’appelèrent de leur voix sombre et l’attirèrent par leur vertige ; plus d’une fois le désespoir lui glissa dans la main le poison de Chatterton ; il sut résister à ces tentations.

Et voici donc, enfin, comment Laurent-Pichat décrit la mort du poète :

Las d’avoir rencontré des indifférents, il ne vit plus que des ennemis. L’agonie fut longue. Il se jeta dans les excès. Sa pauvre santé ne pouvait pas longtemps résister. Il mourut à l’hôpital de la Charité, en 1838. Il était né en 1810.

Par contre, la Biographie Didot, tout en étant plutôt favorable à Moreau, n’hésite pas à affirmer que sa mort est pour quelque chose dans la vogue que connut un temps l’auteur d’un Souvenir à l’hôpital :

Les sinistres pressentiments d’Hégésippe Moreau devaient bientôt se vérifier.

Le biographe fait par là allusion aux fréquentes références à Gilbert qui se trouvent sous la plume de Moreau, puisque ce dernier avait coutume d’établir un parallèle entre son triste sort et celui de son tout aussi malheureux devancier. Cette allusion ne va d’ailleurs pas s’arrêter là :

Sa santé allait décroissant. Il reprit le chemin connu de l’hôpital (la Charité). Il voulait y passer l’hiver : au bout d’un mois il en sortit pour être conduit au cimetière. Cette mort à l’hôpital fut, comme le poète l’avait pressenti, son plus grand bonheur littéraire.

Il s’agit donc toujours de ce fameux rapprochement avec Gilbert plusieurs fois formulé par Moreau lui-même et, entre autres, dans une de ses lettres à sa sœur ; lettre qui fut déjà citée antérieurement :

Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, après quoi ils diront : c’est dommage ! et me feront une réputation pareille à celle de Gilbert.

En fait, pour Didot, il semblerait bien que la renommée dont put enfin jouir Moreau — après sa mort — soit due tout autant à l’exploitation du côté émouvant de sa fin prématurée qu’à la qualité intrinsèque du Myosotis :

Elle lui suscita (cette mort à l’hôpital) un torrent de regrets, d’amitiés et de louanges posthumes. Il ne laissait après lui qu’une petite gerbe de vers, qui méritait bien d’être recueillie ; mais elle a été trouvée plus charmante encore et plus amoureusement dorée par le soleil de la poésie parce que le moissonneur lui-même avait été fauché misérablement sur cette gerbe, sans avoir seulement le temps de la lier. Il avait fait un bouquet de myosotis ; la pitié, une pitié tardive, plutôt que l’admiration, lui a tressé avec ce bouquet une couronne d’immortelles.

La Biographie Didot n’a donc pas peur des métaphores fortes et la sobriété n’est décidément pas de mise pour décrire de telles agonies !

Sainte-Beuve est à peine plus pudique pour célébrer un nom consacré par une mort lamentable… quoiqu’il se défende d’attribuer la consécration du poète à sa seule mort :

Hégésippe Moreau, au moment où il venait de trouver un éditeur pour ses vers, et où le Myosotis, publié avec luxe (1838) et déjà loué dans les journaux, allait lui faire une réputation, entrait sans ressource à l’hospice de la Charité et y mourait le 20 décembre 1838, renouvelant l’exemple lamentable de Gilbert et faisant un pendant trop fidèle au drame émouvant de Chatterton, dont l’impression était encore toute vive sur la jeunesse. Il n’avait pas vingt-neuf ans.

Quant à Alexandre Dumas, tout enflammé d’une sainte colère, il réclame avec vigueur une tombe, pas même un tombeau, pour Hégésippe, pour celui qui, de son vivant, n’a trouvé pour s’endormir du dernier sommeil que la couche de l’hôpital :

L’hiver approchait : il ne restait plus assez de flamme dans ce pauvre flambeau palissant pour braver les bises de décembre. Hégésippe demanda comme une faveur de passe à l’hôpital la dure saison.

Il y entra dans le mois d’octobre, le spectre de Gilbert marchant devant lui.

Dumas songeait-il donc à la cigale de la Fontaine ? La cigale ayant chanté tout l’été… Cette cigale-là va échouer sur un lit d’hôpital :

Une fois entré à l’hôpital, Hégésippe avait cessé d’être un homme et était devenu un numéro.

Le numéro 12.

Dans la nuit du 18 au 19 décembre, le numéro 12 se trouvant au plus mal, on envoya chercher un prêtre.

Vers une heure du matin, le 20 décembre, le numéro 12 reçut le dernier sacrement.

Dans la journée du 20 décembre, le numéro 12 mourut.

Enfin, Georges Benoit-Guyod et Armand Lebailly viennent à point nommé pour compléter ce douloureux tableau. L’un et l’autre emploient pratiquement les mêmes termes pour décrire la scène finale ; Benoit-Guyod connait d’ailleurs les écrits de Lebailly auquel il se réfère parfois. Toujours selon Benoit-Guyod, qui précise que Moreau était atteint de phtisie — maladie de la misère par excellence — comme ses parents, Sainte-Marie Marcotte fut la dernière personne à voir le poète vivant. Malheureusement, étant lui-même souffrant, il fut contraint de négliger quelques jours le pauvre poitrinaire :

Huit jours plus tard, Marcotte rétabli retourna voir le numéro 12, comme on disait à l’hôpital. Moreau, cette fois, était couché, la figure émaciée, ses pommettes rouges tranchant sur la pâleur de son visage. Il avait reçu l’extrême-onction pendant la nuit précédente et semblait, en effet, bien mal en point. Comme il ne parlait qu’avec effort, l’entrevue fut silencieuse…

C’est d’ailleurs bien ainsi que Sainte-Marie Marcotte présente les faits dans sa préface du Myosotis avec, en plus, une anecdote qui sera bien reprise par Georges Benoit-Guyod : Hégésippe, déjà hospitalisé, aurait, dans des conditions mal définies, quitté son lit d’hôpital pour venir, en proie à une forte fièvre, s’effondrer sur le palier de son ami Marcotte.

C’est donc après cette escapade du mourant et le lendemain de cette ultime visite que le poète rendra son dernier soupir, Benoit-Guyod relate la chose avec force détails :

C’était le 19 décembre 1838. Le soir du même jour, vers minuit, l’infirmier de service faisait sa ronde à la lueur d’un falot, lorsque, arrivé devant le lit numéro 12, il s’arrêta et prêta l’oreille : on entendait le râle des mourants. Il courut chercher une Ursuline qui arriva aussitôt. La religieuse et l’infirmier s’empressèrent auprès de l’agonisant et lui demandèrent s’il souffrait beaucoup ; mais il ne répondit pas et se contenta de sourire. Seulement, comme on essayait de l’asseoir, il tourna la tête vers l’Ursuline et lui dit :

Ma sœur, ma sœur, laissez-moi dormir !

On le recoucha. Il avait les yeux grands ouverts, et, malgré son désir de sommeiller, il ne se rendormit pas. L’infirmier continua sa ronde et la religieuse, restée seule auprès du mourant, le vit tourner son regard vers la fenêtre où paraissait un coin du firmament. Dehors, la nuit était sombre et les constellations scintillaient.

(…)

La fin du poète approchait. La religieuse se pencha et lui suggéra, près de l’oreille, la triple invocation : Jésus ! Jésus ! Jésus ! qu’il répéta d’une voix faible. Enfin, après quelque minutes d’une accalmie sans souffrance, l’agonisant poussa un grand soupir, et ce fut tout. Dehors, dans l’air pur et glacé, l’horloge de l’hôpital sonnait minuit.

En décrivant de manière aussi touchant la triste fin du malheureux poète, Benoit-Guyod semble avoir été très impressionné par le tableau qu’en avait déjà brossé Armand Lebailly :

Cependant Hégésippe Moreau ne vivait pas avec ces libertinages naïfs et ces rêveries pures ; il s’élevait dans les régions plus hautes et plus sereines aux grands moments de l’existence ; il s’éleva surtout à la mort. C’était le 19 décembre 1838, il était minuit, l’infirmier passait avec sa lampe fumeuse au chevet des malades et faisait sa ronde. Arrivé au numero 12, il s’arrêta : le numero 12 râlait du râle des mourants. L’infirmier courut chercher une Ursuline qui arriva aussitôt. Ils demandèrent au poète s’il souffrait beaucoup ; mais lui ne répondit pas : un sourire brilla sur ses lèvres pâles, et ce fut tout. Puis, comme on essayait de le dresser, il se tourna vers l’Ursuline en lui disant : Ma sœur, laissez-moi dormir. On le recoucha. Il avait les yeux purs et semblait regarder le firmament qui avait pris des étoiles cette nuit-là. Vingt minutes après on tira les rideaux sur Hégésippe Moreau. Il était mort.

On peut oser dire : quelle belle mort ! Au moins pour celui qui la lit…

Ainsi, comme l’affirme avec tant de contentement Sainte-Beuve, le révolté, le mécréant, serait bien mort après avoir fait amende honorable et s’être réconcilié avec la religion.

Quant au reste du tableau, tout est démesuré mais, finalement, rien n’est superflu : la salle commune de l’hôpital, l’infirmier qui fait sa ronde, la chandelle fumante dont la faible lueur devait projeter des ombres fantastiques sur le mur, le drame qui se joue dans le lit numéro 12, le bruissement qui accompagne l’arrivée de la sœur Ursuline, la sérénité du mourant, son regard limpide, la nuit étoilée, l’horloge qui sonne minuit….

Tout est permis et ça ne pouvait vraiment que se passer ainsi.