Hégésippe Moreau
1810 — 1838

C.-A. Sainte-Beuve
de l’Académie française
Causeries du Lundi
Troisième édition, Tome cinquième
Paris
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, rue des Saints-Pères, 6
s.d. [après 1861]
Paris. — imprimerie E. Campiomont et Cie
6, rue des Poitevins, 6
Gallica
Yvon Henel
[[2005-07-10T16:32:44/]] --
Appendice
Note concernant
M. Laurent-Pichat et Hégésippe Moreau.
(Se rapporte à la page 395.)

On a de nos jours, comme sans doute on a eu de tout temps, la manie de grossir la vie et les mérites des hommes qui sont morts appartenant à une école, à un parti ou à une communion. C’est ainsi que se sont formées les légendes des Saints. Mais le procédé, en ce siècle de critique et d’examen, est à jour, et nous voyons trop bien, en la plupart des cas, comment se fabrique le merveilleux pour y croire. Hégésippe Moreau est mort pauvre, à l’hôpital ; poëte de sensibilité et de talent, il intéresse par ses écrits et par son malheur. Mais ce n’est pas assez pour un certain monde qui veut le tirer à soi, l’exalter, et, ce n’est pas trop dire, le canoniser. M. Laurent-Pichat, ayant à faire des lectures, des Causeries littéraires, dans un cercle rue de la Paix, a pris récemment (1861) pour l’un des sujets de sa déclamation encore plus que de son étude, Hégésippe Moreau, dont la vie prête au vague et lui a paru un canevas commode à ses propres pensées. Il a donc voulu dresser une statue à Hégésippe Moreau, montrer que dans la lutte de la vie Moreau n’a pas été un vaincu, mais un vainqueur. Il a, s’écrie-t-il, l’auréole immortelle, et je vais la faire briller à vos yeux.

J’ai eu le malheur alors, pour la Notice très-simple et des plus modestes que j’ai écrite sur Hégésippe Moreau, et qu’on a pu lire au tome IV de ces Causeries, j’ai eu, dis-je, le malheur de me présenter à la pensée de M. Laurent-Pichat, qui s’est exprimé de la sorte :

On a beaucoup écrit sur Hégésippe Moreau. Quand un poëte est mort, on ne lui ménage pas les lignes. Les critiques s’accroupissent sur sa mémoire ; on refait sa biographie de vingt manières ; on le541 surcharge de notes ; on étudie à la loupe ce qu’il a écrit ; on dissèque ses vers, et de cette autopsie sortent des rapports mesquins, des procès-verbaux ingénieux et froids. — Il était pris de la maladie de son siècle, dit-on ; — il était irréligieux, irrité ; — on le plaint un peu ; on l’excuse un instant sur ses torts. — Il fut atteint de la petite vérole courante de son temps, a dit de Moreau un critique officielC’est moi-même. Je demande un peu ce qu’il peut y avoir d’officiel dans l’article que j’ai donné sur Moreau et qui fut inséré au Constitutionnel, où j’écrivais alors.. — Qu’est-ce que tout cela signifie ? Les œuvres sont-elles nourrissantes, généreuses, fortes ? Eh bien, en ce cas, jetez vos lunettes — et admirez ! Ayez de l’enthousiasme et faites-nous grâce de ces analyses pointillées. — Une gloire marchandée, versée à petits coups, convient peut-être aux écrivains de teintes grises dont vous voulez tracer un portrait composé de petites intentions rapprochées ; mais, s’il s’agit d’un poëte véritable, lisez son livre et sachez vous incliner. La maladie de son temps, nous la connaissons, cette maladie, et Moreau n’en était pas atteint. S’il avait eu plus de souplesse, plus de basse complaisance, il vivrait encore peut-être ; je sais bien où il pourrait se trouver, mais je n’irais pas l’y chercher, afin de m’occuper de lui. — Cette petite vérole courante, — nous savons son nom : — c’est l’égoïsme et l’envie, c’est la médiocrité de certains Carons, meneurs de spectres, qui refusent l’entrée des Champs Élysées aux Ombres couronnées du laurier immortel, et qui les laissent errer sur des rivages sans nom, parce qu’elles n’ont pas, pour frayer leur passage, l’obole frappée à l’effigie des camaraderies. Le génie de Moreau était sain et vigoureux ; il ne l’avait emprunté nulle part ; le pauvre enfant avait eu à peine le temps de lire. Il apporta avec lui ce frais parfum d’antiquité, cette saveur de la forme magistrale que l’on ne puise nulle part ici-bas. Son petit livre vivra, en dépit des compilations hypocrites qui voudraient le rabaisser au second rang. La vraie maladie d’Hégésippe Moreau était cette noble fièvre qui pousse vers l’inconnu ; c’est notre maladie à tous. Il a succombé, mais il a vécu. C’est un de nos morts…

Je prends dans ces lignes toute la part qui m’en revient et qui est à mon intention : cette part, c’est l’envie, l’égoïsme, la médiocrité, la camaraderie ; c’est d’être un compilateur hypocrite, un écrivain à teintes grises, que sais-je encore ? Je donne acte à M. Laurent-Pichat de toutes ces aménités. Ce que je sais bien, c’est que, lorsque j’ai eu à m’occuper d’Hégésippe Moreau, je me suis enquis avec attention et intérêt de tout ce qui pouvait le faire aimer, estimer ; je me suis adressé aux amis de son enfance, à la fermière, à la personne qui le542 connut dans la petite imprimerie proprette où il passa quelques jours heureux. On me communiqua des lettres de lui ; je n’en fis usage qu’avec discrétion. Or, voici deux fragments que je n’avais pas jugé à propos de reproduire, et qui me justifieront peut-être si je n’ai pas fait d’Hégésippe Moreau un plus grand caractère politique et un plus grand citoyen.

A madame Guérard, à Saint-Martin-Chênetron.
1834-01-07Mardi, 7 janvier 1834.

. . . . Un jeune créole entre autres m’a rendu service en se chargeant pour moi de quelques démarches indispensables et qui me répugnaient ; je veux parler des sollicitations aux journaux. Et plût à Dieu que je m’en fusse pas mêlé ! Ils avaient tous promis à mon noble ambassadeur ; mais, fatigué d’attendre, j’allai moi-même réclamer leur parole. Ils éludèrent toujours la question, et je me résignai à la patience, persuadé que ces messieurs, préoccupés de graves intérêts politiques, n’avaient pas de temps à donner à la littérature. Mais voilà tout à coup que l’homme rouge de Lyon arrive et s’installe à Paris, et que les journalistes à qui j'avais parlé lui prodiguent des éloges aussi bêtes que ses vers. A ma réclamation, ils répondirent qu’il sautait aux yeux que mes confrères étaient beaucoup plus forts que moi. Je répliquai ce qui sautait aux yeux à moi, c’est qu’ils étaient des imbéciles. Après avoir rompu ainsi avec les seuls hommes qui pouvaient me servir, et, par conséquent, avec mes premiers projets, je restai longtemps indécis et découragé. Enfin un hasard me décida (bien ou mal) : ces messieurs (dont les vers sont si forts) venaient de publier une satire très-forte, en effet, d’injures et de barbarismes contre le Préfet de police. On m’informa que ce brave M. Gisquet avait pris la chose au sérieux, et cherchait partout quelqu’un qui se chargeât de venger son honneur (l’honneur de M. Gisquet !). Je me proposai à l’essai. Ma pièce est faite, et jeudi je dois la lire moi-même à Monseigneur dans son cabinet, et j’espère devenir le poëte lauréat de la Police. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne vise pas la gloire. Je plaisante, mais je vous assure que je souffre beaucoup.

A la même, peu de jours après (la lettre n’est pas datée) :

Je vais vous envoyer un exemplaire de la pièce de vers que j’ai faite pour la Police. Il serait bon de ne la communiquer à personne. D’ailleurs, cela ne vaut rien. L’inspiration a manqué où manquait la conscience. Je crains bien maintenant d’avoir fait une mauvaise action gratuite.543

Je connais la sottise humaine et je ne doute pas que l’on ne continue encore, après cela, à vouloir faire d’Hégésippe Moreau un martyr et confesseur politique. Le fanatisme, sous toutes ses formes, est le même ; la prévention est incurable. Troublez une communauté de moines dans l’œuvre de la canonisation d’un de leurs saints, ils vous jetteront la pierre et ne feront qu’entonner plus haut leur Hosannah. — Ah ! M. Laurent-Pichat, que les gens d’esprit et surtout d’un esprit sain (mens sana) sont rares, même parmi ceux à qui il est convenu d’accorder du talent !

FIN DE L’APPENDICE.
— Notes du TdS —

Sainte-Beuve réagit ici à une causerie de Laurent-Pichat dont on peut lire ici la version publiée en 1862 dans le recueil Les poètes de combat.

La notice très-simple à laquelle il fait référence dans le 2e paragraphe contient deux parties dont la première est reprise comme préface aux œuvres complètes de Hégésippe Moreau.


Voir la note technique sur ce texte.


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