Hégésippe Moreau
1810 — 1838
On a de nos jours, comme sans doute on a eu de tout
temps, la manie de grossir la vie et les mérites des hommes qui sont morts
appartenant à une école, à un parti ou à une communion. C’est ainsi que se sont
formées les légendes des Saints. Mais le procédé, en ce siècle de critique et
d’examen, est à jour, et nous voyons trop bien, en la plupart des cas, comment
se fabrique le merveilleux pour y croire. Hégésippe Moreau est mort pauvre, à
l’hôpital ; poëte de sensibilité et de talent, il intéresse par ses
écrits et par son malheur. Mais ce n’est pas assez pour un certain monde qui
veut le tirer à soi, l’exalter, et, ce n’est pas trop dire, le
canoniser. M. Laurent-Pichat, ayant à faire des
lectures, des Causeries littéraires, dans un cercle rue de la
Paix, a pris récemment (1861) pour l’un des sujets de sa déclamation encore
plus que de son étude, Hégésippe Moreau, dont la vie prête au vague et lui a
paru un canevas commode à ses propres pensées. Il a donc voulu dresser
une statue à Hégésippe Moreau, montrer que dans la lutte de la vie
Moreau n’a pas été un vaincu, mais un vainqueur. Il a,
s’écrie-t-il, l’auréole immortelle, et je vais la faire briller à vos
yeux.
J’ai eu le malheur alors, pour la Notice très-simple et des plus modestes que j’ai écrite sur Hégésippe Moreau, et qu’on a pu lire au tome IV de ces Causeries, j’ai eu, dis-je, le malheur de me présenter à la pensée de M. Laurent-Pichat, qui s’est exprimé de la sorte :
On a beaucoup écrit sur Hégésippe Moreau. Quand un poëte est mort, on ne lui
ménage pas les lignes. Les critiques s’accroupissent sur sa mémoire ;
on refait sa biographie de vingt manières ; on le541 surcharge de notes ; on étudie à la loupe ce
qu’il a écrit ; on dissèque ses vers, et de cette autopsie sortent des
rapports mesquins, des procès-verbaux ingénieux et froids. — Il était
pris de la maladie de son siècle, dit-on ; — il était irréligieux,
irrité ; — on le plaint un peu ; on l’excuse un instant
sur ses torts. — Il fut atteint de la petite vérole courante de son
temps, a dit de Moreau un critique officielC’est
moi-même. Je demande un peu ce qu’il peut y avoir d’officiel
dans l’article que j’ai donné sur Moreau et qui fut inséré au Constitutionnel, où j’écrivais
alors.. — Qu’est-ce que tout cela signifie ? Les
œuvres sont-elles nourrissantes, généreuses, fortes ? Eh bien, en ce cas,
jetez vos lunettes — et admirez ! Ayez de l’enthousiasme et
faites-nous grâce de ces analyses pointillées. — Une gloire marchandée,
versée à petits coups, convient peut-être aux écrivains de teintes grises dont
vous voulez tracer un portrait composé de petites intentions rapprochées ;
mais, s’il s’agit d’un poëte véritable, lisez son livre et
sachez vous incliner. La maladie de son temps, nous la connaissons, cette maladie,
et Moreau n’en était pas atteint. S’il avait eu plus de souplesse,
plus de basse complaisance, il vivrait encore peut-être ; je sais bien où il
pourrait se trouver, mais je n’irais pas l’y chercher, afin de
m’occuper de lui. — Cette petite vérole courante,
— nous savons son nom : — c’est l’égoïsme
et l’envie, c’est la médiocrité de certains Carons, meneurs de
spectres, qui refusent l’entrée des Champs Élysées aux Ombres couronnées du
laurier immortel, et qui les laissent errer sur des rivages sans nom, parce
qu’elles n’ont pas, pour frayer leur passage, l’obole frappée à
l’effigie des camaraderies. Le génie de Moreau était sain et
vigoureux ; il ne l’avait emprunté nulle part ; le pauvre enfant
avait eu à peine le temps de lire. Il apporta avec lui ce frais parfum
d’antiquité, cette saveur de la forme magistrale que l’on ne puise
nulle part ici-bas. Son petit livre vivra, en dépit des compilations hypocrites
qui voudraient le rabaisser au second rang. La vraie maladie d’Hégésippe
Moreau était cette noble fièvre qui pousse vers l’inconnu ; c’est
notre maladie à tous. Il a succombé, mais il a vécu. C’est un de nos
morts…
Je prends dans ces lignes toute la part qui m’en revient et qui est à mon intention : cette part, c’est l’envie, l’égoïsme, la médiocrité, la camaraderie ; c’est d’être un compilateur hypocrite, un écrivain à teintes grises, que sais-je encore ? Je donne acte à M. Laurent-Pichat de toutes ces aménités. Ce que je sais bien, c’est que, lorsque j’ai eu à m’occuper d’Hégésippe Moreau, je me suis enquis avec attention et intérêt de tout ce qui pouvait le faire aimer, estimer ; je me suis adressé aux amis de son enfance, à la fermière, à la personne qui le542 connut dans la petite imprimerie proprette où il passa quelques jours heureux. On me communiqua des lettres de lui ; je n’en fis usage qu’avec discrétion. Or, voici deux fragments que je n’avais pas jugé à propos de reproduire, et qui me justifieront peut-être si je n’ai pas fait d’Hégésippe Moreau un plus grand caractère politique et un plus grand citoyen.
. . . . Un jeune créole entre autres m’a rendu
service en se chargeant pour moi de quelques démarches indispensables et qui me
répugnaient ; je veux parler des sollicitations aux journaux. Et plût à
Dieu que je m’en fusse pas mêlé ! Ils avaient tous promis à mon noble
ambassadeur ; mais, fatigué d’attendre, j’allai moi-même
réclamer leur parole. Ils éludèrent toujours la question, et je me résignai à la
patience, persuadé que ces messieurs, préoccupés de graves intérêts politiques,
n’avaient pas de temps à donner à la littérature. Mais voilà tout à coup
que l’homme rouge de Lyon arrive et s’installe à Paris, et
que les journalistes à qui j'avais parlé lui prodiguent des éloges aussi bêtes
que ses vers. A ma réclamation, ils répondirent qu’il sautait aux yeux que
mes confrères étaient beaucoup plus forts que moi. Je répliquai ce qui sautait
aux yeux à moi, c’est qu’ils étaient des imbéciles. Après avoir
rompu ainsi avec les seuls hommes qui pouvaient me servir, et, par conséquent,
avec mes premiers projets, je restai longtemps indécis et découragé. Enfin un
hasard me décida (bien ou mal) : ces messieurs (dont les vers sont si
forts) venaient de publier une satire très-forte, en effet, d’injures et
de barbarismes contre le Préfet de police. On m’informa que ce brave
M. Gisquet avait pris la chose au sérieux, et cherchait partout
quelqu’un qui se chargeât de venger son honneur (l’honneur de
M. Gisquet !). Je me proposai à l’essai. Ma pièce est faite, et
jeudi je dois la lire moi-même à Monseigneur dans son cabinet, et j’espère
devenir le poëte lauréat de la Police. Je n’ai pas besoin de vous dire que
je ne vise pas la gloire. Je plaisante, mais je vous assure que je souffre
beaucoup.
A la même, peu de jours après (la lettre n’est pas datée) :
Je vais vous envoyer un exemplaire de la pièce de vers que j’ai
faite pour la Police. Il serait bon de ne la communiquer à
personne. D’ailleurs, cela ne vaut rien. L’inspiration a manqué où
manquait la conscience. Je crains bien maintenant d’avoir fait une
mauvaise action gratuite.
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Je connais la sottise humaine et je ne doute pas que l’on ne continue encore, après cela, à vouloir faire d’Hégésippe Moreau un martyr et confesseur politique. Le fanatisme, sous toutes ses formes, est le même ; la prévention est incurable. Troublez une communauté de moines dans l’œuvre de la canonisation d’un de leurs saints, ils vous jetteront la pierre et ne feront qu’entonner plus haut leur Hosannah. — Ah ! M. Laurent-Pichat, que les gens d’esprit et surtout d’un esprit sain (mens sana) sont rares, même parmi ceux à qui il est convenu d’accorder du talent !
Sainte-Beuve réagit ici à une causerie de Laurent-Pichat
dont on peut lire ici la version publiée en 1862
dans le recueil Les poètes de combat
.
La notice très-simple
à laquelle il fait référence dans le 2e paragraphe contient deux parties dont la première est
reprise comme préface aux œuvres
complètes de Hégésippe Moreau.