Hégésippe Moreau
1810 — 1838
Le nom d’Hégésippe Moreau éveille deux souvenirs : celui de Chatterton et celui de Gilbert, et rappelle le mot : hôpital. On a l’habitude de classer les poètes par séries, et, la plupart du temps, ce mode vulgaire de grouper les intelligences, rehausse les unes et rabaisse les autres. Il faut voir au talent d’abord : la biographie ne vient qu’ensuite ; il faut commencer par juger l’homme et sa valeur : on le plaint après, s’il est digne d’être regretté. C’est le génie disparu qui mérite nos tristesses ; le genre de mort ne doit pas influencer l’opinion que l’on porte.
Je n’ai pas l’intention de défendre la société et de lui donner raison dans ses brutalités contre l’intelligence ; mes griefs contre la vieille marâtre seraient longs à énumérer.
Mais je veux éviter de tomber dans les banalités, et je me tairais si je n’avais qu’à venir plaider ici, en faveur d’Hégésippe Moreau, les circonstances atténuantes de la189 misère et de l’hospice. Ce n’est point parce qu’il est mort à l’hôpital que je lui consacre cette étude, c’est parce qu’il fut un grand poète. Je n’ai rien à dire de Chatterton ni de Gilbert, dont le voisinage sert à rabaisser Moreau, et le rejettent dans les limbes des poètes morts-nés ; je veux l’arracher à ces compagnons indignes de lui. Je n’ai pas à discuter si Chatterton est à la hauteur de la légende dont il est le héros, ni si Gilbert fut réellement pauvre ou non. C’est une triste tâche que d’éplucher les petites couronnes et de souffler sur les auréoles de hasard ! Gilbert et Chatterton ne sont pas de bons modèles ; cela me suffit. Laissons-les donc de côté. Le mince éclat dont ils brillent n’a rien d’offusquant. Passons aux choses sérieuses.
Hégésippe Moreau leur fut supérieur par le génie, et je prétends placer
d’emblée l’auteur du Myosotis
auprès de Lamartine et de Hugo, au
rang littéraire d’Alfred de Musset, et
de
signaler le jeune maître qui était en lui. Michel-Ange eut une longue
carrière, et Raphaël
mourut jeune, et tous les jours la critique les compare, les rapproche, les juge
l’un par l’autre et les admire l’un à côté de l’autre. Je
veux placer Moreau dans notre panthéon des gloires.
Il suivit cette route difficile que la poésie aura à parcourir dans la fin de ce siècle. Il fut doué d’un talent complet, et nous avons sous la main de quoi le prouver.
Qui sait ? la force d’âme n’était peut-être pas suffisante en
lui. Il avait été créé comme un essai terrible ; il avait190 été lancé dans ce monde avec la misère et le génie,
dévoré par la pensée et par le besoin. Il reçut le tempérament des heureux et
l’inspiration de ceux qui souffrent. Tout est misère et tentation
ici-bas ; tout est épreuve et ironie. Comme dans les contes de fées, il y a
toujours un don fatal qui détruit les autres. Cet élu fut touché du baiser de feu
et du baiser de glace. Son génie grelotta dans son corps fragile, et la flamme
sacrée dut traverser cette terre, livrée à tous les vents, sans rien pour la
protéger. Mais ce que j’affirme, c’est qu’il portait le signe de
Dieu, cet enfant, la trace du doigt, le noli me
tangere
(latin) ne me touche pas des
poètes.
Élevons-lui la statue sérieuse dont il est digne, et dressons-la sur le chemin comme un exemple, à la fois modèle et avertissement. Le poète demeura ferme : l’homme se laissa vaincre. Ne me croyez pas sévère. Personne, plus que moi, ne respecte et n’aime ce petit livre qui contient tant de choses. Mais je repousse les attendrissements de défaillance, et je n’admets pas parmi nos saints les martyrs qui découragent. Les fausses larmes qu’on accorde à ce talent ont été la punition et l’expiation de ses faiblesses. L’heure du rachat est arrivée.
Cette vie est un combat, a-t-on dit ; je ne veux pas qu’on croie que Moreau fût un vaincu : c’est un vainqueur. Il a l’auréole immortelle, et je vais la faire briller à vos yeux.
On a beaucoup écrit sur Hégésippe Moreau. Quand un poète est mort, on ne lui
ménage pas les lignes. Les 191critiques
s’accroupissent sur sa mémoire ; on refait sa biographie de vingt
manières ; on la surcharge de notes, on étudie à la loupe ce qu’il a
écrit, on dissèque ses vers, et, de cette autopsie, sortent des rapports mesquins,
des procès-verbaux ingénieux et froids. Il était pris de la maladie de son siècle,
dit-on : il était irréligieux, irrité ; on le plaint un peu, on
l’excuse en insistant sur ses torts. Il fut atteint de la petite vérole
courante de son temps,
a dit de Moreau un critique officiel comprendre Sainte-Beuve
. Qu’est-ce que tout cela
signifie ? Ses œuvres sont-elles nourrissantes, généreuses, fortes ?
Eh bien ! en ce cas, jetez là vos lunettes et admirez ! Ayez de
l’enthousiasme et faites-nous grâce de ces analyses pointillées. Une gloire
marchandée, versée à petits coups, convient peut-être aux écrivains à teintes
grises dont vous voulez tracer un portrait, composé de petites intentions
rapprochées. Mais s’il s’agit d’un poète véritable, lisez son
livre et sachez vous incliner.
La maladie de son temps ! Nous la connaissons, cette maladie, et Moreau n’en était pas atteint. S’il avait eu plus de souplesse, plus de basse complaisance, il vivrait encore, peut-être. Je sais bien où il pourrait se trouver, mais je n’irais pas l’y chercher, afin de m’occuper de lui. Cette petite vérole courant, nous savons son nom : c’est l’égoïsme et l’envie, c’est la médiocrité de certains Charons, meneurs de spectres, qui refusent l’entrée des Champs-Élysées aux ombres couronnées du laurier immortel, et qui les laissent errer sur des rivages sans192 nom, parce qu’elles n’ont pas, pour payer leur passage, l’obole frappée à l’effigie des camaraderies.
Le génie de Moreau était sain et vigoureux ; il ne l’avait emprunté nulle part : le pauvre enfant avait eu à peine le temps de lire. Il apporta avec lui ce frais parfum d’antiquité, cette saveur de la forme magistrale que l’on ne puise nulle part ici-bas. Son petit livre vivra, en dépit des compilations hypocrites qui voudraient le rabaisser au second rang.
La vraie maladie de Moreau était cette noble fièvre qui pousse vers l’inconnu ; c’est notre maladie à tous. Il a succombé, mais il a vécu. C’est un de nos morts. Nous ne l’enfouirons pas sous des pelletées de mélancolie écrasante ; nous redresserons sa mémoire, et nous n’accepterons pour lui la pitié qu’après avoir obtenu justice.
Hégésippe Moreau fut enfant naturel, fleur de hasard, qui ne poussa ni dans un
jardin, ni dans un parc, mais au bord de la route, à côté du blé ; fleur
destinée à subir le cort de celle dont parle le poète latin, qui languit et meurt
après avoir été brisée par la charrue. Il savait ce qui lui était réservé. Il
l’a prédit dans le chef-d’œuvre intitulé : le Gui de
Chêne
. Ixus et Macaria sont les derniers enfants d’Hercule. Les fils de
Déjanire,
les Héraclides, ont seuls
hérité de la force et de la stature de leur père. Ils vont consulter l’oracle
de Delphes. Il s’agit de calmer la colère des dieux. La pythie désigne
comme victime un fils d’Hercule. C’est Ixus, le faible enfant,193 qui se dévoue. Ixus et Macaria ont eu pour mère Iole, dont
Déjanire irritée se vengea cruellement. Le pauvre Ixus est repoussé par ses
frères ; il ne sait élever ni les statues, ni les autels, il rêve ;
il ne sait pas tendre un arc ni courir à travers les forêts pendant les longues
chasses ; il écoute le vent et les rossignols et pense à sa sœur Macaria,
le seul être dont il soit aimé. Hélas ! ces deux enfants doivent payer aux
dieux les triomphes de leurs frères. Ils se sacrifièrent, et furent placés sur
le même bûcher. Et les habitants de Mycènes,
dit Moreau en
finissant, après avoir inauguré en triomphe la statue d’Hercule, au
bord des mers, y surprirent un jour deux alcyons dans la peau du lion de
Némée. Et voilà comment passèrent un jour, à travers un siècle antique, les
deux plus belles choses de ce monde et de tous les siècles, la Poèsie et la
Vertu.
Les Héraclides représente la force brutale et inflexible
d’ici-bas ; la pythie figure l’éternelle et aveugle destinée,
la fatalité qui prend toujours les meilleurs ; Ixus, c’est le poète
lui-même, qui ne sut pas gagner sa vie qu milieu de notre civilisation, forêt
pleine de monstres, et Macaria, c’était l’amie d’Hégésippe
Moreau, celle qu’il appelle partout sa sœur
, sa première
protectrice à Provins, la seule consolation
véritable qui l’ait accompagné dans ses épreuves.
Il rencontra plus d’une fois cette douce protection des femmes ; il
raconte à son amie qu’il reçut les caresses du monde ; mais ces
tutelles de fantaisie manquent souvent de constance. Moreau était ombrageux et
fier, et ces194 êtres charmants, qui croient
qu’une de leurs paroles console et qui sont des anges quand elles ont la
patience du bien, se fatiguent trop vite, hélas ! et trouvent la tâche
ennuyeuse. Ces gens-là me laisseront mourir de faim ou de chagrin, dit
Moreau ; après quoi ils diront : c’est dommage ! et me
feront une réputation pareille à celle de Gilbert.
Vous voyez qu’il
était loin d’ambitionner cette célébrité de poète incomplet qui tire un
relief de ses souffrances, et qui a besoin d’être plaint pour rester
illustre.
Les premières années de Moreau s’écoulèrent dans une imprimerie de province ; ce fut son bon temps. Il le regretta souvent plus tard et ne quitta Provins qu’avec les angoisses des tristes pressentiments.
À Paris, l’existence fut cruelle pour lui, précaire, ballottée. Son âme était délicate ; ses instincts étaient élégants et le courage lui manqua plus d’une fois. Il connut des heures indignées, mais sans haine ; nous le montrerons quand nous feuilleterons son livre. Un rien le relevait, un mot le ranimait ; une espérance le fortifiait, mais il retombait vite dans le désespoir. Il allait ainsi trébuchant, et perdant de son énergie chaque jour. Il descendit jusqu’au dégoût. Son biographe, M.Sainte-Marie-Marcotte, nous peint une phase pénible de cette vie, alors que Moreau vivait d’un pain de hasard, couchant sous les arbres du bois de Boulogne ou dans les bateaux amarrés sous les ponts. Il errait à travers Paris,195 se laissant ramasser par les patrouilles, comme un vagabond, ne donnant pas son nom à la police, afin de s’assurer un gîte pour quelques jours. Le choléra arrive ; Hégésippe Moreau entre à l’hôpital et défie le fléau, cherchant la mort sur le lit d’un cholérique. Tout cela est sombre, mais nous voyons, sans les lettres qu’il adresse à sa sœur, qu’il est le premier à s’accuser, le premier à se condamner.
Il arrive un jour à Provins, harassé, mourant, ayant fait la route à
pieds. D’instinct, il regagnait le nid, le pays des joies de son
enfance. Mais les illusions qui l’avaient bercé étaient mortes. Celle
qu’il appelait sa sœur
le reçut avec amitié, mais ils n’osèrent
plus réveiller les rêves. Elle souriait toujours, car elle était certaine du
triomphe de son poète ; mais elle se tut. La devina-t-il alors quand il
écrivit ces vers sur la sœur du
Tasse
voir Le Tasse :
Ce voyage à Provins fut une halte passagère avant le dernier combat, avant la lutte suprême dont l’arène devait être à Paris. Moreau essaie de travailler pour vivre ; hélas ! l’énergie est émoussée ; il est trop tard.
Un moment arrive où la misère a tout à fait brisé les ressorts d’une âme ; elle ne peut plus se relever. Des cœurs de femmes avaient essayé de le consoler ; il rencontra des mains d’amis qui se tendirent vers lui, dans sa détresse. Il ne pouvait plus comprendre. S’il méconnut ces sympathies tardives, déclarons-le innocent. Il entrait dans cette nuit qui précède la mort ; l’aigreur maladive engendrait la défiance en lui. Las d’avoir rencontré des indifférents, il ne vit plus que des ennemis. L’agonie morale fut longue. Il se jeta dans les excès. Sa pauvre santé ne pouvait pas longtemps résister. Il mourut à l’hôpital de la Charité, en 1838. Il était né en 1810.
Si nous avions affaire à un poète médiocre, ce serait ici l’occasion de se lamenter sur le sort de ce jeune homme qui s’éteignait dans le lit numéro 12, et l’on trouverait là une belle thèse pour accuser une société qui laisse périr de pareils enfants ; mais nous avons mieux197 nous avons à prouver à cette société que son égoïsme et sa dureté ont été cruellement punis. Elle n’a pas sauvé Moreau ; elle a permis que cet homme succombât misérable et désespéré ; il lui a légué sa gloire, et, quelle que soit l’indifférence de la foule, elle ne peut pas refuser cet héritage.
Qu’on élève tant que l’on voudra des tombeaux et des statues à des
personnages que, de leur vivant, on a criblés de distinctions et
d’argent ; qu’on entasse des oraisons funèbres sur des mémoires
déjà lourdes et qu’on dépense la rhétorique à des panégyriques
inutiles ; tout cela ne fera jamais que des paroles et de la pierre, du
marbre et du néant. Ce n’est pas nous qui nous plaindrons au nom des
poètes ; ce n’est pas nous qui réclamerons pour eux de pareils
honneurs ; en vérité, ce ne serait pas de l’orgueil que de les vouloir
confondus en ces compagnies. Qu’ils dorment dans un coin de cimetière, au
fond de ce trou que l’utilité publique est bien obligée de fournir pour se
débarrasser d’un cadavre ! Puisque c’est là le cours des choses,
subissons-le. N’humilions pas la vraie gloire en quêtant pour elle des
distinctions qu’on lui refuse. Ce qui est véritablement durable peut se
passer de ces comédies de la dernière heure. Il n’y a à Paris, ni Westminster,
comme à Londres, ni Santa-Croce, comme à Florence ;
ici quand nous avions un Panthéon nous
n’avons jamais pu trouver pour lui qu’un fronton et qu’une
légende. Nos honneurs appartiennent à qui sait les prendre ; nous
n’avons d’ovation que pour le triomphe,198
et d’acclamations que pour le bruit. Consolons-nous. Une plainte serait
un hommage à ces pompes extérieures que les poètes ne connaîtront jamais. Si
petit que soit leur livre, leur âme immortelle subsiste en lui. Un mot est
écrit dessus ; c’est l’épitaphe du génie : Myosotis
, Ne m’oubliez pas.
Vous est-il arrivé de dire à des indifférents que Moreau était mort jeune, à l’hôpital, dans la misère, et d’ajouter qu’il avait du talent ? Pauvre garçon ! vous aura-t-on répondu : il aurait pu faire quelque chose ! c’est un malheur qu’il n’ait pas travaillé. C’était un paresseux ! quel dommage !
Et votre interlocuteur ne se montrait pas sévère pour cette paresse ; aux yeux du vulgaire, la fainéantise est une des qualités du poète, tel qu’il se le figure ; c’est le cachet distinctif, le signalement du rêveur, enfant gâté auquel il ne faut que des rentes et du beau temps, oiseau insouciant, rossignol amoureux du soleil, et autres niaiseries absurdes.
Voilà ce qu’on est sûr d’obtenir en essayant d’intéresser à la destinée d’un poète, quand on ne veut insister que sur ses infortunes. Devant le public, il faut cacher ces plaies matérielles, ouvrir le livre, prouver le talent et attendre. Si vous n’êtes pas compris, c’est votre faute. Pourquoi vous adresser à des intelligences qui ne vibrent pas ? Si vous sentez jaillir une émotion, si vous parvenez à frapper quelques esprits par les beaux vers que vous leur faites connaître, et qu’alors on vous demande ce qu’est devenu ce jeune poète, et pourquoi il n’écrit plus,199 fermez le livre, et dites la vérité. C’est le moment. Et la société reçoit le soufflet qu’elle mérite. Vous enfoncez un remords dans l’âme de vos auditeurs et vous leur imposez une admiration de plus. En agissant autrement, vous ne parviendrez jamais qu’à réveiller cette pitié banale qu’inspirent toutes les misères que l’on est sûr de ne plus avoir à soulager.
Tout l’intérêt dont on a entouré Escousse et Lebras, par exemple, ne s’attachait et ne devait s’attacher qu’à leur mort. Que reste-t-il d’eux ? Rien. Une strophe d’adieu tout au plus. Une ambition empressée et imprudente, un orgueil exagéré les poussa au suicide. On ne leur doit que le deuil du respect, aussi bien qu’à Malfilâtre dont le nom nous a été transmis par un vers de Gilbert :
Hégésippe Moreau, malgré ses faiblesses apparentes, bien qu’il ait eu des
heures où il chercha la mort, Moreau refusa cette façon violente de se débarrasser
de la vie. Il y songea et ne voulut pas. Plus d’une fois les flots de la
Seine, qui le berçaient pendant des nuits d’angoisse, l’appelèrent de
leur voix sombre et l’attirèrent par leur vertige ; plus d’une
fois le désespoir lui glissa dans la main le poison de Chatterton ; il sut
résister à ces tentations. La misère, comme une vieille fée, le torturait200 à plaisir ; mais, en ricanant, elle lui soufflait
les conseils d’une énergie mystérieuse : Laisse-toi faire, lui
disait-elle ; j’accomplis ma tâche ; je te ronge ; je te
dévore ; je te tuerai ; mais sois patient et ne songe point à
m’échapper ; c’est là l’épreuve. Je garde dans mon grenier
toutes les âmes débiles qui ont voulu se sauver devant moi : c’est ma
proie éternelle. Je suis l’huissier de la vie ; elle est
inflexible ; tu n’as pas su travailler ; tu es à moi. Mais si tu
ne veux pas écraser le papillon, ne brise pas ta chrysalide ; laisse-moi
l’ouvrir et tu t’envoleras dans la gloire !
Le poète comprit ces confidences de la misère et il ne se laissa pas séduire par l’attrait d’en finir vite. S’il ne lutta point comme un héros, il ne déserta pas du moins le champ de bataille. Il a repoussé ce genre de mort qu’on appelle le suicide ; repoussons en son nom le genre de célébrité qui y est attaché. Le temps de la vraie gloire est venu pour lui ; c’est toujours une expression mélancolique que celle-ci : le temps est venu ! Cela signifie toujours retard, et c’est la plus sombre formule de lenteur que je connaisse. Ce vieux temps ne fait pas sa besogne assez vite ; il n’est pas aussi pressé que nous le sommes ; c’est dommage ; mais il est juste. Pour rabaisser et pour relever, il arrive toujours, souvent à l’heure où la prescription semble être acquise au coupable et où l’oubli semble avoir enfoui la victime, mais il vient.
Hégésippe Moreau a laissé un livre, un bien petit livre où se trouvent réunis tous les genres, la grâce, la 201tendresse, l’esprit, la satire ; il est ému, railleur, gai, épique et toujours maître d’une forme qui est bien la sienne et doué d’une inspiration puisée directement aux sources de la poésie ; il n’imite personne et ne ressemble à personne.
La voilà devant nous, cette lyre ; nous allons en essayer les cordes. Je citerai beaucoup de vers ; vous me pardonnerez, je l’espère, en m’écoutant. Après m’être avancé comme je l’ai fait et m’être fait fort de vous prouver que nous nous occupons d’un grand poète, vous m’accorderez l’attention dont j’ai besoin pour faire passer en vous ma persuasion ; j’ose y compter.
En politique, Hégésippe Moreau avait accepté la tradition révolutionnaire.
En 1830, ce
paresseux pris les armes et se battit. Ma sœur, ma sœur,
écrit-il à son
amie de Provins, j’ai tué un homme, mais j’en sauverai un
autre.
Et il arrache à la mort un soldat suisse.
En 1833, il publia une satire intitulée : le Parti
Bonapartiste
, adressée à Joseph Bonaparte. Je n’en dirai
rien ; elle est fort belle et bonne à lire. Je garderai le même silence à
propos de la pièce adressée à Henri V
. Je pourrais vous
faire applaudir des extraits de cette dernière, mais j’aurai le bon goût
de passer ce morceau sous silence. Je n’aime pas les entraves, mais il me
déplairait, dans cette circonstance, d’être trop libre. Je vous
recommande cette satire comme la précédente. Si j’avais pu parler de
l’une, j’aurais parlé de l’autre.202
Merlin de
Thionville meurt, et Moreau sent s’allumer sa verve et il chante un
sunt lacrimæ rerum
(latin) Il y a des larmes pour nos malheurs. (Virgile) d’une
énergie incomparable.
Tournons quelques pages et lisons les derniers vers de ce morceau :
quand même !,
Un ancien conventionnel vivait retiré à Provins ; Hégésippe Moreau lui adresse une épître où sa jeune âme s’enivre encore des anciens jours :
Moreau rappelle alors le courage de l’ancien conventionnel qui
Ces divers morceaux faisaient partie d’une publication que Moreau avait
entreprise en province, sous le titre de Diogène
; il fit paraître quelques
numéros, rencontra des sympathies en petit nombre, recueillit quelques
souscriptions et dut bientôt renoncer à continuer.
Il fallut donc que Moreau quittât l’arêne ; il jeta un adieu derrière lui, en lançant la menace du poète irrité qui espère trouver une tribune à Paris.
C’était là un grand rêve, mais il ne put le réaliser. La vie le ballota si cruellement qu’il n’eut que des moments furtifs pour écrire. Il jette des hexamètres flamboyants par intervalles ; ce ne sont que des éclairs. Il fut haineux, dit-on. Nous serions presque tenté de soutenir le contraire. Qu’il ait été coupable ou non de la destinée qu’il subissait, il faut la prendre et la juger ce qu’elle était. Les saisons avaient une signigication terrible à ses yeux. L’été, c’était le soleil ; mais quel soleil ! Avec toute sa poésie, qui lui échappait, à Moreau, moins qu’à personne, l’astre réchauffant représentait un vêtement. L’hiver, c’était le froid, et, comme l’oiseau, il ne pouvait fuir vers d’autres climats, ni échapper aux angoisses de la saison rigoureuse. Donnons tort à son imprévoyance, à sa paresse, je le veux bien ; mais mettons-nous à sa place et prenons le morceau où il mis le plus d’amertume, et, après l’avoir lu, si nous rentrons en nous-mêmes, et si nous voulons être justes, nous trouverons le poête indulgent. L’hiver arrive ; il regrette les beaux jours.
J’abrège à regret. Voilà les vers qui ont fait dire que Moreau était
haineux. Alors, j’ai une confession à faire : je dois déclarer que
j’aime le poison et que je suis une espèce de Mithridate littéraire, car des
lectures pareilles nourrissent mon esprit et me rendent meilleur. La note du poète
est juste, et c’est l’harmonie même de cette vibration qui ennuie. On
n’admet pas la poésie qui fait penser ; c’est celle-là que je
recherche et que je préfère. Et je ne me trompe pas aux intentions malsaines ni
aux déclamations discordantes. Voulez-vous un exemple ? Prenons un écrivain
dans toute sa gloire, qui vécut au milieu du désordre, mais qui fut toujours
riche. Saisissons une de ses réflexions au passage ; la voici : Dans
la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue ; qui dansait
avec sa chèvre; elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui
passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le
brillant carrosse. Et vous vous figurez qu’une telle distribution de la
propriété peut exister ? Vous pensez qu’elle ne justifie pas les
soulèvements populaires ?
Sans entrer dans le fond de la question, je
prétends que cette phrase est une calomnie, et c’est un grand bonheur
qu’un homme comme Moreau ne l’ait pas écrite. Elle pèserait sur sa
mémoire. Laissons-la à Châteaubriand et
poursuivons. On s’indigne contre Hégésippe Moreau ; ce
n’est209 pas pour lui qu’il
plaidait. Écoutait dans quel sentiment il termine sa pièce :
Je souhaiterais à ceux qui parlent dans les chaires une éloquence pareille pour prêcher la résignation.
L’âme du poète était généreuse. Il avait un attrait pour les causes vaincues ; il eut l’audace imprudente d’écrire un chant funèbre sur les victimes des 5 et 6 juin 1832 :
210Vous vous rappelez Lacenaire, ce scélérat qui griffonna quelques couplets dans sa prison. Vous avez peut-être oublié que le public parisien s’engoua un moment pour cette muse des bagnes. Jugez ce que Moreau dut souffrir en assistant à cette curiositée excitée par Lacenaire.
bal de victimes.
Moreau lança contre Paris cet anathème qui ne fut pas lu. Il releva la dignité du poète, et ne fut pas écouté. Je comprends et j’excuse, dit-il Salvator Rosa voir Salvator Rosa et Villon.
Hégésippe Moreau composa aussi des chansons qui, pour la plupart, sont des
chefs-d’œuvre. Je ne puis vous les lire toutes. Hélas ! j’ai
déjà fait beaucoup de citations, mais je veux vous montrer Moreau tout
entier. Ouvrez le Myosotis
et lisez
au hasard :
la
Princesse, la Fermière, le Baptème,
les
Voleurs
et tant d’autres. J’en choisirai une
qu’il a intitulée les Cloches
:
Te Deumde Notre-Dame
Je veux vous lire encore deux morceaux de grâce et de mélancolie ; je les
choisis complets, afin de ne rien enlever à ce poète qui composait si bien ses
pièces et savait si habilement encadrer sa pensée. Ce sont deux courtes
élégies : Sur la mort d’une
cousine de sept ans
et la
Voulzie
. Je commence par les vers adressés à l’enfant :
Je vous ai dit que Moreau avait passé les meilleurs jours de sa vie à Provins
et dans ses environs. la
Voulzie
est le nom d’une petite rivière de ce pays. Mais laissons
parler le poète ; il vous le dira mieux que moi :
Hégésippe Moreau a laissé quelques contes en prose. Ils sont tous d’une
originalité simple, et écrits de ce style sans efforts et sans recherche qui est
la perfection de l’art. Ces nouvelles sont au nombre de cinq, et le tout ne
tient pas cent pages. Il les écrivait pour sa sœur
et en publia deux ou
trois dans des journaux de demoiselles. Et, à ce propos, nous trouvons dans les
lettres de Moreau, qui ont été recueillies par fragments, une phrase qui renferme
un des détails les plus navrants de nos mœurs littéraires actuelles :
J’ai fait un article en prose pour une Revue, dit-il ; s’il
est publié, on me paiera le second.
Hégésippe Moreau manqua de volonté et d’énergie, ayons le courage de le répéter ; il se livra à la défaillance qui dégrade, mais jamais il ne se montra fier des côtés indignes de sa vie. Il ne se posa pas en cynique et conserva toute la noblesse de son âme. Il lui demanda pardon, à cette âme, avant de la remettre à Dieu :
Il est impossible de mettre plus de délicatesse dans un regret. Il n’a pas essayé de poétiser des Manons et des Ninons d’aventure, et n’est pas arrivé à la postérité entouré d’un groupe de mauvaise compagnie. Il n’a pas exalté des amours de passage et ne s’est pas présenté devant le paradis lumineux de la gloire avec le cortège des Vénus vulgaires, le verre en main, la démarche incertaine, et couronné des roses fanées de l’orgie comme un triomphateur aviné. Le poète est l’homme d’une tendresse ; il le savait : son cœur n’avait pas eu d’amour. Il est entré au pays des Béatrice et des Laure, chétif et seul, appuyé sur l’amitié de celle qu’il appelait sa sœur, le front ceint d’un maigre laurier qui n’avait pas fleuri pendant sa vie.
Hégésippe Moreau semblait avoir deviné que sa renommée se ferait un jour, et il
évita de se draper dans les haillons de misère sous lesquels on a voulu
l’étouffer depuis. Il souffre, mais il ne le dit qu’à sa sœur
,
et la tendresse voile toujours la plainte. Ma chambre est petite et froide,
écrit-il à sa protectrice, pendant le rigoureux hiver de 1829, mais la nuit
j’enveloppe mon cou d’un mouchoir qui a touché le vôtre, et je
n’ai plus froid.
Moreau conservera jusqu’à la fin une attitude
digne de la postérité ; il ne vida jamais une coupe en fanfaron et ne défia
pas la gloire qui n’aime pas les scandales et repousse les souillures. Cet
orgueil ombrageux, qui tout d’abord choque en lui, fut sa sauvegarde. Son
peu d’énergie en face des problèmes pratiques de l’existence 219cachait un danger. S’il n’eût été aussi
fier, il se serait laissé apprivoiser insensiblement ; illusion par illusion,
délicatesse à délicatesse, il en serait arrivé à rire des autres d’abord,
puis de lui-même. Il n’est pas de plus horrible grimace que cet éclat de
rire dégradé. Je n’entends que lui à mes oreilles. Combien rencontrons-nous
de gens qui le cherchent sur votre figure, dans la rue, ce rictus des Augures, et qui
voudraient bien nous faire rire sur ce qu’ils fait et nous rabaisser aux
parades de la bassesse !
N’ayons point d’esprit, et prenons cette vie au sérieux ; c’est loin d’être une farce.
Hégésippe Moreau eut le bonheur de rester enfant, timide et facile à effaroucher, tout espoir ou tout désespoir, souffrant à la fois du cœur et de l’esprit pour un coup de vent ou pour un coup de poignard, pour une caresse un peu brusque ou pour une blessure. Une fois plongé dans ses abattements, il était sauvé ; rien ne l’atteignait plus ; il était rentré en lui-même. Ces natures-là sont douées de la force des faibles, de la protection accordée à ceux qui n’ont pas de défense. Pourquoi la sensitive ferme-t-elle toutes ses feuilles quand on la touche ? Afin de n’éprouver qu’une douleur et de repousser toute approche en cédant au premier contact.
Dans le livre d’Hégésippe Moreau les convictions se tiennent droit ; il s’y montre reconnaissant envers ceux qui lui furent bons, et l’amertume de son vers est toujours corrigée par un pardon suprême.
220Il a traversé l’Enfer
,
comme Dante, la
tête ferme sous l’auréole tremblotante, avec un ange à ses côtés, doux et
cher guide, dolce guida e cara
; il fit
sa route en bas, dans le monde sans fin, amer, per lo
mundo senza fine amaro
, et sa robe n’a pas gardé trace des fanges
qu’il a parcourues.
L’arbre est mort maladif et flétri ; mais le fruit est resté
intact. C’est là que l’on apprécie la vraie grandeur du poète, lorsque
la vie ne gâte pas l’œuvre. Voilà l’épreuve du génie. Je vous ai dit
que cet homme avait été malheureux ; j’ai fait la part de ses fautes
dans son infortune; je le devais. Mais tous ces détails, j’aurais voulu
pouvoir vous les laisser ignorer. Le livre me suffisait ; il ne fallait tout
simplement que le lire, et vous auriez dit, comme moi, en finissant, qu’il
est bon de relever cette statue enfouie et de la proposer pour modèle aux jeunes
poètes. Tout cherche à nous corrompre. La Destinée elle-même se met de la partie
et veut gâter les intelligences. La Tentation se fait charmante. La vieille
fable du loup et du
chien se répète tous les jours sur les boulevards. Ce sont des camarades gros
et gras qui rencontrent leurs anciens compagnons, cancres, hères et pauvres
diables
, comme dit La Fontaine, et qui leur
parlent de franches lippées
, d’os de poulets et de pigeons, et de
caresses. Que faut-il pour mériter une si belle vie ? Presque rien ;
aboyer après quelques mécontents, faire le gentil à table et danser devant les
oisifs. Le cou pelé n’apparaît plus guère, car ce n’est pas un221 grossier collier qu’on porte ; c’est
une faveur rose, un ruban léger et tentateur. Je sais gré à Moreau d’être
resté grognon et de dure approche. Car il juste de remarquer que si Moreau ne sut
pas se dompter lui-même et se vaincre au point de défier toutes les servitudes au
prix desquelles on gagne son pain, s’il ne sut pas, par la soumission de la
patience, rendre les délicatesses de son âme invulnérables aux affronts et
inaccessibles aux répugnances, il est juste d’ajouter qu’il n’y
a pas trace dans sa vie d’une faiblesse de caractère, ni d’une
débilité d’honneur.
Son humeur farouche lui fut nuisible d’un côté, mais le sauva
d’autre part. Et il n’est pas douteux que la tentation n’ait mis
sur son chemin des recruteurs de probité et des racoleurs de conscience. Le poète
qui a pleuré les victimes de juin et qui a écrit la belle ode intitulée 1836
, celui qui a
attaqué le parti bonapartiste et le parti
des Bourbons,
celui-là n’était pas un homme habile ; il chantait la Liberté, rapsode
insouciant, sans gîte et sans pain. Les idées qu’il célébrait n’ont
jamais enrichi leurs défenseurs ; il ne ménageait personne et ne flattait
aucune réserve. C’était donc une précieuse recrue pour les acheteurs de
talents, les bienfaiteurs qui viennent à propos et qui ont la prétention de
n’accepter que la plume et de laisser la conscience, c’est-à-dire qui
paient, sans prendre livraison et emmagasinent après avoir posé leur
estampille. Ces trafis ont eu lieu de tout temps et nous savons plus d’un
poète dont la verve avait moins de222 force que
celle de Moreau et dont on paya le silence.
La moralité de cette existence, c’est qu’aucun attrait ne s’attache aux malheurs qui l’ont accablée. Rien à envier, rien qui séduise. La misère n’y est pas dorée, et une fausse insouciance n’en voile pas les erreurs. C’est un spectacle qui porte son enseignement. Cette fin n’a rien de vertigineux et n’appelle pas les lamentations stériles. La société ne devait rien à Moreau ; il lui avait déclaré la guerre ; il avait attaqué ses préjugés et ses despotismes ; il lui avait jeté un défi qui s’est perdu dans le silence, mais qui retentit aujourd’hui. Il fut un volontaire de la Révolution. Les maîtres et les occupants de cette vie ne lui devaient rien. Son œuvre subsiste ; laissons-lui le soin de le venger. Il serait mauvais d’habituer notre génération à des plaintes qui ressembleraient à des requêtes. La dignité humaine est entourée de pièges qu’il est bon de signaler, quand on les voit. Un livre bien fait est une sommation ; il s’impose, et j’aime mieux qu’il en soit ainsi.
Hégésippe Moreau mérite, il me semble, l’étude que je lui ai consacrée. Le talent du poète nous avait paru trop sacrifié à la vie de l’homme. J’ai essayé de rétablir l’équilibre. J’ai fait deux parts dans cette existence : j’ai laissé la légende banale à l’hôpital, et j’en ai dégagé une figure pour laquelle je vous ai demandé l’apothéose. Une fois la distinction bien établie, je pense que Moreau est un bon exemple à présenter à la jeunesse.
Le médecin, chargé de la clinique littéraire, peut 223appeler tous ses élèves au lit du malade. Il n’y a pas de contagion à craindre. Les enseignements qu’ils y recueilleront seront salutaires. Sur le front de cet enfant amaigri ils liront une confiance attristée. Le mourant leur parlera comme un jeune immortel qui sent déjà son âme libre ; il leur fera sa confession publique et leur apprendra que le travail est la grande loi d’ici-bas et que la patience est la mère de la liberté. Il leur avouera ses défaillances et ses découragements et les détournera de ses faiblesses.
Je n’ai pas su lutter, dira-t-il, et je suis un peu coupable de ma
défaite. Né poète, j’étais condamné à l’héroïsme ; j’ai
flaibli, j’ai voulu la paie de ma journée avant le soir, et j’ai hâté
mon heure.
O vous tous qui êtes ici, ne célébrez pas cette scène à laquelle vous
assistez ; ne chantez pas ce grabat d’agonie ; ces incantations
portent malheur. N’implorez pas la pitié en ma faveur et ne changez pas ce
lit en char de triomphe. Profitez de la leçon : vivez mieux que moi, et
pensez aussi fermement. Les causes que j’ai défendues ont des ennemis
redoutables ; défendez-les à votre tour contre les mêmes adversaires ;
mais que la réputation ne soit pas une aumône, et que la gloire ne vienne jamais
par charité. Obtenez justice. Adieu ! et ne m’oubliez pas !
Et, de sa main défaillante, le mourant jettera sur son drap de mort quelques brins
de myosotis.
On peut lire ici, la « réponse » de Sainte-Beuve à la version orale de cette causerie.
On remarquera quelques différences entre les citations que Sainte-Beuve fait de Laurent-Pichat et le texte ci-dessus publié au plus un an après la causerie littéraire à laquelle Sainte-Beuve fait mention.