Une voix en France
Réponse à M. Berthaud, auteur d’Une voix dans Paris
Las de jeter de loin des paroles de guerre
Aux Tyrans de Juillet, qui ne s’en doutaient guère,
D’enfouir à Lyon tes destins inconnus
Et de prêcher sans fruit la révolte aux canuts,
Poète ambitieux, tu viens des bords du Rhône,
Comme un épouvantail, surgir au pied du trône.
J’entends les factions battre des mains en chœur,
L’Homme Rouge à Paris, c’est la gangrène au cœur !
Tu crois marcher ainsi de victoire en victoire,
Mais tremble qu’un jury, ton dernier auditoire,
Enchaînant ta fureur que tu nommes vertu,
Ne te fasse un jour taire où Destigny s’est tu !
Sur l’abîme béant quel vertige t’attire ?
D’où te vient cette soif des honneurs du martyrs ?
Est-ce orgueil en délire ou fanatisme ardent ?
Je ne te connais pas, jeune homme, et cependant,
Sans demander secours à l’art divinatoire,
Je pourrais cœur à cœur te dire ton histoire.
De ton obscurité quand le poids te lassait,
Quand tu rêvais la gloire, un étendard passait,
Tu t’enrôlas… ; depuis, tu chantes, pour lui plaire,
À ton parti haineux, des hymnes de colère,
Vivant anachronisme ! Hélas ! cent ans plus tôt
Si les dieux t’avaient dit : Nais, tu seras Berthaud,
Ton étoile eût brillé dans la pléiade obscure
Des littérateurs nains, grands hommes du Mercure,
Qui leur édifiait un apanage égal,
Fondé sur un couplet ou sur un madrigal.
Les petits vers sont morts, nous parlons chiffres et prose.
Pradel n’est que Pradel, Cabet est quelque chose.
Dans le boudoir natal, les quatrains parfumés,
Comme dans un tombeau, pourrissent inhumés.
Mais le scandale au moins, dans ce siècle vandale,
Est toujours à la mode, et tu fais du scandale ;
Et tu jettes un cri de plus dans les cent voix
Qui bourdonnent autour du trône et du pavois.
Sais-tu, beau ménestrel arrivé de province,
Pour quel sabbat d’enfer ton luth s’accorde et grince,
Chez quels auditeurs sourds tu quêtes un patron,
À quelles sales mains tu présentes le tronc ?
Vois ces hommes obscurs que Juillet fit éclore :
Blasphémateurs ingrats du soleil tricolore,
Ces courtisans d’hier, dont le pas familier
A de chaque antichambre ébranlé l’escalier ;
Ces laquais sans emploi qui poussent dans l’ornière
Le char qui les a tous cahotés par derrière ;
Pareils à ce géant qu’Hercule terrassait,
Qui se relevait fort du sol qu’il embrassait !
Balayés du salon où leur foule se rue,
Ils reviennent tribuns en tombant dans la rue.
Quand leur parole aux clubs retentit : écoutez !
Quel zèle pour le peuple et pour ses libertés !
Vainement la faveur les choisirait pour cibles :
Comme leur Dieu symbole ils sont incorruptibles,
Ils marcheraient pieds nus sur les croix et sur l’or ;
Mais voyez : leurs genoux sont tout poudreux encor.
Sais-tu bien où tes coups s’égarent, quel est l’homme
Que ta satire frappe et que le fronton nomme ?
C’est le magistrat fort qui tient depuis longtemps
Sous son regard de feu les partis palpitants,
Et que Périer, aux jours de l’émeute éternelle,
A placé devant eux comme une sentinelle ;
Périer qu’ils ont, vivant, harcelé de leurs bruits,
Qui marcha le front haut dans l’orage, et depuis,
Glissant de notre ciel comme un astre qui tombe,
S’est fait contre la haine un rempart de sa tombe.
Pour son noble tuteur le jour de gloire a lui,
Et Gisquet à son tour le voit poindre pour lui,
Sifflez, il n’entend pas ; son cœur, qu’il interroge,
Répond en traduisant chaque injure en éloge.
Tes blasphèmes impurs ont monté jusqu’au Roi,
Et tu n’as pas rougi… Mais que t’importe, à toi,
Le sacre de Juillet, le laurier de Jemmapes ?
On t’a montré du doigt ta victime, tu frappes
Et ne pèses jamais, spadassin effronté,
Les coups que tu portas, mais l’or qui t’est compté.
L’autre jour, en voyant ton œuvre littéraire,
Éclose toute fraîche aux vitres du libraire,
Comme une courtisane aux gestes agaçants,
En parure coquette attirer les passants,
J’ai pensé que ton vers chaud et plein d’amertume
Donnait à Némésis une fille posthume ;
Sur la foi des journaux qui l’avaient déclaré,
Je maudissais d’avance un génie égaré :
« Malheurs aux innocents que ta satire fouette,
Soupirai-je, et malheur à toi, jeune poète !
Car tu te frapperas la poitrine, en voyant
Les pleurs qu’aura coûtés ton rire foudroyant,
Si ta satire en feu (ce qu’à l’enfer ne plaise !)
Aidait à rallumer l’ardent quatre-vingt-treize ;
Si l’émeute en drapeaux promenait tes écrits
Et rédigeait sur eux sa liste de proscrits ;
Si la foule, traînant de sa main justicière
Autant de corps que toi de noms dans la poussière,
Un jour, comme un bravo, te jetait, en passant,
Ce que tu demandais pour la reine : du sang ;
Tu frémirais en vain, poète, il faudrait boire,
En grimaçant d’horreur, ton calice de gloire,
Céder au bras de fer qui te pousses en avant,
Et moissonner l’orage où tu semas le vent… »
Mais je t’ai lu, Berthaud, je l’avoue à ma honte,
Et je respire enfin d’une alarme trop prompte :
Apollon soit loué ! le pamphlet n’est pas chaud ;
Où manquait la raison, le talent fit défaut.
Nulle muse d’enfer cette fois n’est venue
Réchauffer et parer l’injure froide et nue ;
Le lauréat des clubs n’est pas un poète, non,
Car il ne suffit pas, pour conquérir ce nom,
D’emprunter au public de banales pensées,
Que l’on rend au public en phrases cadencées ;
De tourmenter des vers maigres, boiteux, hideux,
Et, comme des forçats, se traînant deux à deux.
C’était peu d’insulter les rois dans vos libelles,
Ardents républicains ; vos attaques rebelles
Montent plus haut encore, et blessent dans ses droits
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois !
Dès qu’aux amis des lois une épigramme crue,
Dès qu’une calomnie a poussé dans la rue,
Un journal affamé la cueille en sa primeur,
Puis son dédain la jette en pâture au rimeur,
Et le public, séduit par la métamorphose,
Souvent accepte en vers ce qu’il sifflait en prose.
Ainsi, tardif écho des cris injurieux,
Tu nous parles encor d’assommeurs furieux ;
En style boursouflé tu dis que la police
Aux mains des égorgeurs tend une main complice.
Qui donc montra Paris à tes yeux fascinés ?
Où ton pied heurta-t-il des corps assassinés ?
Quel mirage odieux t’égare et te révèle
Des pavés teints de sang et des blocs de cervelle ?
Chaque aurore, dis-tu, vient trahir dans Paris
Les stigmates d’un meurtre ! Enfant, aurais-tu pris
Pour un corps moribond l’homme ivre qui se traîne,
Et pour des flots de sangs de taches de Surène ?
Vers un siècle maudit sommes-nous ramenés,
Et les truands, dans l’ombre, errent-ils déchaînés ?
S’il te faut, à tout prix, de l’horreur et des crimes,
Interroge l’histoire, antidate tes rimes,
Et, leur prêtant d’un mot le sens qui leur manquait,
Adresse à Cardillac ta satire à Gisquet.
Les Castor et Pollux de la littérature
N’ont fait que préluder à leur gloire future,
Dit-on ; l’un a tenté la carrière, et demain
Tous deux vont y bondir en se donnant la main.
Et nous aussi, debout sur le char satirique,
Nous combattons à deux comme un couple homérique.
Entre les deux partis nous ferons, en marchant,
Flamboyer notre glaive et son double tranchant ;
Au Parnasse français, si la révolte bouge,
Nous courrons déchirer son drapeau blanc ou rouge.
Comme vous enchaînés et frères, c’est à nous,
Satiriques jumeaux, de répondre à vos coups.
Riez, chantez, hurlez ; loyaux et sans alarmes,
Nous vous laissons le choix du terrain et des armes.
Courage donc ! la foule, à ce tournoi piquant,
Sera grande, et la France est là, juge du camp !
1834

Moreau avait fait paraître cette pièce sous le nom de Bertin, et elle avait été imprimée par un petit libraire de la rue de la Michodière, qui s’appelait Ed. Maërte. C’est cette pièce dont il est question dans la lettre de Moreau à Mme Guérard le 7 janvier 1834, quand Moreau s’appelait lui-même, avec un mélange de dégoût et de colère : Poète lauréat de la Police. (Voir l’Introduction.) [R. Vallery-Radot]

Voir également Sainte-Beuve. Sur Berthaud et Gisquet on lira ici, dans la biographie d’Hégésippe Moreau par Benoit-Guyod, le récit circonstancié de l’aventure. [TdS]


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