Hégésippe Moreau
1810 — 1838

Hégésippe MOREAU
Poésies et contes
Choix, Notice Biographique et Bibliographique
par ALPHONSE SÉCHÉ
Avec deux portraits d’Hégésippe MOREAU
et un portrait de Louise LEBEAU

Bibliothèque des poètes français et étrangers

Louis-Michaud, Éditeur
168, boulevard Saint-Germain
Paris

Exemplaire de la BU de Lille 3, no 147807
daté de 1908 par la BU de Lille 3
Sur Hégésippe Moreau

Hégésippe Moreau !… Ah ! la triste histoire il va me falloir conter. Mal entré dans la vie, le doux poète du Myosotis en devait sortir plus mal encore. Comme tant d’autres, il était venu trop tard dans un monde trop vieux. Je dis bien, comme tant d’autres, car ils furent une pléiade — la pléiade maudite ! — d’écrivains, de poètes qui, dans les mêmes temps où Moreau se débattait contre la misère, connurent toutes les déceptions, toutes les privations, toutes les douleurs après avoir eu toutes les ambitions et qui terminèrent leur vie lamentablement. — Attirés par la gloire retentissante des écrivains de l’école romantique, l’imagination exaltée par les polémiques et les batailles littéraires, ils étaient accourus du fond de leur province vers ce Paris ardent et insatiable. Sans ressources, avec la pauvre petite auréole de leur gloire locale, ou, même, sans auréole du tout, mais brûlant d’admiration pour les choses de l’art et de la littérature, ils arrivaient en foule. Faut-il citer leurs noms ? Beaucoup sont oubliés aujourd’hui. Ce sont les deux Lyonnais Louis Bertaud et Jean Pierre Veyrat, âpres polémistes, qu’un petit journal paru à Lyon, l’Homme rouge, avait lancés dans leur ville et qui se crurent assez forts pour conquérir Paris. Ils y échouèrent tristement : l’un, Berthaud, y mourut de misère ; l’autre, Veyrat, eut la sagesse de retourner dans son pays natal où il s’éteignit d’épuisement, à trente-quatre ans. C’est Charles Lassailly, qui fut un instant le collaborateur de Balzac et que l’excès de travail et les privations menèrent à la folie. C’est Élisa Mercœur, charmante et tendre Muse qui s’est tuée à vouloir faire vivre les siens du gain de sa plume. C’est encore Aloïsius Bertrand, l’auteur de Gaspard de la nuit, à qui arrive semblable destinée, pour avoir trop cru à l’art et avoir trop présumé de ses forces. Et puis, voici le malheureux poète Émile Roulland, qui meurt d’indigence et d’abandon dans un galetas de la rue Saint-Honoré, à deux pas du grenier où deux autres désespérés littéraires, Escousse et Lebras, s’asphyxient avec un boisseau de charbon parce que leurs deux dernières pièces ont été sifflées ! Enfin à cette liste déjà trop longue, il faut ajouter le nom d’Hégésippe Moreau, dont la vie n’aura pas été moins misérable, ni moins tragique.

J’avais bien des amis ici-bas quand j’y vins,
Bluet éclos parmi les roses de Provins.

a-t-il dit. Vers délicieux mais qui contiennent, pour le moins, un mensonge. L’auteur du Myosotis, en effet, n’est pas né à Provins ; quant aux amis dont il parle, étaient-ils vraiment si nombreux ?…

Hégésippe Moreau vit le jour à Paris, rue Saint-Placide, no 9, le 8 avril 1810. Il fut inscrit aux registres de l’état-civil sous les noms de : Pierre-Jacques Roulliot, fils de Marie-Philiberte Roulliot, née à Cluny, âgée de trente-six ans. Il était donc enfant naturel.

Claude François Moreau, son père, était originaire de Poligny, dans le Jura ; à la naissance du poète, il tenait un modeste emploi de professeur au collège municipal de Provins. Pourquoi il ne fit pas tout son devoir à l’égard de son fils, cela est d’autant moins explicable qu’à peine rétablie, Marie Roulliot vint demeurer auprès de lui avec l’enfant. Ce que fut la vie du ménage ? on le devine ; le professeur gagnait peu, il fallut se restreindre, se priver. Claude Moreau était de constitution délicate, il supporta mal les privations et, le 15 mai 1814, il s’éteignit de la poitrine.

Restée veuve, n’ayant aucune ressource, la mère d’Hégésippe Moreau devint femme de chambre au service de Mme Guérard veuve aussi, elle, et mère de deux enfants, Émile et Camille Guérard, qui devaient exercer plus tard une influence sur l’esprit du poète. Mme Guérard, par la suite Mme Favier — elle épousa en secondes noces un médecin-major — avait quelque aisance et un cœur excellent. Elle employa la veuve du professeur et s’intéressa au jeune garçon. Mis d’abord dans une petite école où il donna satisfaction à l’institutrice, il fut ensuite placé, par les soins de Mme Favier, au petit séminaire de Meaux, et, enfin, au petit séminaire d’Avon, près de Fontainebleau, où il resta jusqu’à la fin de sa rhétorique.

En 1823, malheureusement, il avait perdu sa mère ; seul au monde, sans parents, il n’avait guère, en fait de vrais amis, qu’Émile Guérard, et, pour tout appui, la bonne Mme Favier dont j’écris le nom avec respect. Encore Émile Guérard mourut-il avant qu’il soit sorti du collège.

Sa rhétorique terminée, Moreau entra en apprentissage chez un imprimeur de Provins, Théodore Lebeau. Il était, à ce moment, écrira la fille de ce dernier, d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses et pures. Elle dut le savoir mieux que personne, elle dont le cœur du jeune homme s’éprit d’un amour profond et chaste qui dura autant que ses faibles forces. — Louise Lebeau était de neuf ans plus âgé que l’apprenti typographe ; douce, aimante, pleine de sagesse, elle aurait pu être la dévouée compagne de sa vie et elle aurait fait son bonheur, mais il était écrit que le pauvre orphelin ne rencontrerait pas le bonheur sur cette terre. Lorsqu’il entra à l’atelier Lebeau, Louise était déjà mariée. [[Note 1]]

Louise Lebeau aura été l’unique passion de Moreau, comme elle fut aussi l’inspiratrice de son jeune génie. C’est à elle qu’il songeait en composant la Sœur du Tasse, la Souris blanche, le Gui de chêne et tous les délicieux Contes à ma sœur. Car il l’appela sa sœur, comme pour marquer la nature des rapports qui s’étaient établis entre eux. Bien souvent — lorsqu’il sera à Paris — il lui écrira son découragement et sa détresse. Il sait qu’elle le comprend, qu’elle compatira à ses malheurs. Elle sera la confident à laquelle on ne cache rien de ses pensées, à laquelle on confesse ses ambitions sans honte, ses fautes sans crainte. Toujours elle se montrera indulgente, toujours elle trouvera les mots pour calmer sa peine, pour remonter son courage. Elle poussera la tendresse jusqu’à lui faire tenir un peu d’argent, modestes économies réalisées sans doute sur les dépenses de son ménage…

Mais n’anticipons pas.

Tout en apprenant son métier de typographe, Moreau courtisait les Muses, comme l’on dit… de façon bébête ! Ce qui signifie, plus simplement, qu’il s’essayait à rimer des petites pièces.

De menus couplets qui circulaient par la ville lui avaient déjà acquis une certaine renommée locale. Tout le monde était fier de lui, depuis Mme Favier jusqu’à son patron Théodore Lebeau. Celui-ci ne laissait pas échapper une occasion de pousser en avant son apprenti, en l’avenir duquel il avait une absolue confiance. Aussi lorsque Charles X traversa la ville, s’empressa-t-il d’imprimer en lettres énormes sur d’immenses transparents, une poésie de circonstance qu’il avait demandée au jeune poète. Veut-on un échantillon ? — Moreau s’écriait, en terminant sa pièce :

Français qui respectez l’honneur et le courage,
L’amour du bien public, la justice et la foi,
À toutes les vertus d’un mot rendez hommage,
Criez : Vive le Roi [[Note 2]]

Vive le roi ! et Moreau était républicain, — républicain comme Béranger, le dieu du moment, comme Béranger dont l’influence est si visible dans nombre de ses chansons… Il n’avait pas osé refuser les couplets sollicités par M. Lebeau, mais, sitôt cette besogne achevée, sans lâcher la plume, il avait écrit une autre pièce, vengeresse celle-là et qui commence par cette strophe mordante et amère :

Vive le Roi !… Comme les faux prophètes
L’ont enivré de ce souhait trompeur !
Comme on a vu grimacer à ses fêtes
La Vanité, l’Intérêt et la Peur !
Au bruit de l’or et des croix qu’on ramasse,
Devant le char tout s’est précipité,
Et seul, debout, je murmure à voix basse :
Vive la liberté !

N’est-ce pas là l’esprit, le ton et la forme de Béranger ? avec plus de fougue cependant, et une inspiration plus vive, plus rapide, plus aisée !…

La poésie de Moreau, imprimée sur des feuilles volantes, courut toute la ville. L’académicien Pierre Lebrun qui habitait les environs de Provins en voulut connaître l’auteur. Lebrun était la bonté même, il s’intéressa au jeune homme, lui promit son appui et lui conseilla d’affronter le concours de l’Académie. Le sujet choisi pour 1829 était justement l’Invention de l’imprimerie. L’auteur de Marie Stuart pensa que ce sujet convenait particulièrement bien à un poète-typographe. Moreau se mit à l’œuvre ; malheureusement, ses vers parvinrent trop tard à l’Institut. Lebrun qui connaissait le désir que son protégé avait d’aller à Paris tenter la Fortune, lui conseilla alors d’adresser son poème, sous forme d’épître, à l’imprimeur Didot, en sollicitant un emploi dans ses ateliers. Lui-même fit une démarche auprès de l’imprimeur, obtint l’emploi demandé et, au commencement de 1830, Hégésippe Moreau quitta Provins.

Enfin, le voici donc dans ce Paris tant souhaité. Hélas, bientôt, il écrira à sa sœur ces mots désolés : Pourquoi vous ai-je quittée ? Pourquoi m’avez-vous laissé venir ? Pourquoi m’avez-vous caché vos larmes, quand vous deviez me donner des ordres ? Vous n’aviez qu’à dire : Je le veux. Quand j’y réfléchis maintenant, je ne conçois pas comment j’ai pu vous quitter, pour me jeter presque les yeux ouverts dans un abîme sans fond de misère et de honte. — La désillusion était tôt venue. Ce n’est pas pourtant qu’il se soit découragé, non, au contraire, dans les premiers temps, il fait montre d’une juvénile ardeur. Il travaille à des petites pièces vaudevillesques qui, il le croit, seront jouées rapidement ; il écrit des vers… et même de la prose. Mais les théâtres ne montent pas ses pièces, et les journaux ne veulent ni de sa prose ni de ses vers. Les vers, à moins d’être signés Lamartine ou Hugo, n’ont aucun débit à Paris. Un journal qui les insérerait en ferait plutôt payer l’insertion. Triste constatation. — La Révolution de Juillet le trouve plein d’enthousiasme, il fait le coup de feu avec les jeunes gens de son quartier et sa petite troupe enlève la caserne des Suisses. Cette fois il peut crier : vive la liberté ! — La liberté ! Pour lui, comme pour tant d’autres, ce sera la liverté de mourir de faim. L’émeute a fait fermer les ateliers, il laisse l’imprimerie de la rue Jacob pour l’imprimerie Decourchant, où il gagne moins encore que chez Didot. Mais, comme il l’écrit un jour à Camille Guérard, le métier d’imprimeur ne lui convient sous aucun rapport ; il a l’espoir de le quitter. Et il le quitte, en effet, pour une place de maître d’études dans une pension, rue de la Pépinière. Ma chambre est froide l’hiver, mande-t-il à sa sœur, mais la nuit, j’enveloppe mon cou avec un mouchoir qui a touché le vôtre et je n’ai plus froid. C’est l’époque à laquelle il compose plusieurs de ses plus jolis contes, qu’il plaçait dans des petits journaux, tels que la Mode, le Journal des Demoiselles, le Journal des Enfants, le Petit Courier des Dames. Ces feuilles ne payaient pas très bien mais Moreau savait se contenter de peu. Il s’estimait d’autant plus heureux de gagner quelque argent avec sa plume, qu’il n’avait guère à compter que sur lui-même pour se débrouiller dans la vie. Lebrun qui l’avait d’abord aidé ne s’en inquiétait plus, soit qu’il eut mieux à faire, soit que Moreau l’ait indisposé contre lui par son caractère taciturne, et susceptible à l’excès. Et Mme Favier, sa bienfaitrice, lassée de ses sollicitations trop souvent renouvelées, lui avait fermé sa porte et supprimé le petit crédit de 300 francs par qu’elle lui avait primitivement octroyé. Seules, Louise Lebeau et Mme Camille Guérard, celle qu’il devait payer de ses bontés par sa délicieuse chanson de la Fermière, lui restaient fidèles. Leur affection le soutenait, leurs lettres si tendres lui rendirent souvent un peu d’énergie. De se sentir aimer, il reprenait espoir, il recouvrait ses forces et se remettait au travail avec courage.

Mais voilà qu’un jour, il quitte la pension de la rue de la Pépinière. Cet emploi de pion lui était devenu insupportable. Et c’est la vie de misère qui recommence. Il erre dans les rues, sans gîte, composant une ode à la Faim, — qu’il détruira par la suite — [[Note 3]] couchant sous un arbre, au Bois de Boulogne, ou dans quelque bateau de bois sur la Seine. Trouvé, une nuit, dormant sur les marches de la Sorbonne, on le conduit à la Préfecture de Police où il reste plusieurs jours, sans se nommer, heureux d’avoir un abri. Découragé, exténué, n’espérant plus rien, durant les journées d’émeutes des 5 et 6 juin 1832, il monte sur les barricades souhaitant qu’une balle vienne le libérer de l’existence. Mais la mort ne voulait pas de lui encore. Pendant l’épidémie de choléra qui dévasta Paris, malgré, ou plutôt à cause des prescriptions de l’Académie de Médecine qui recommandait de ne pas consommer de viandes salées, il se nourrissait de salaisons qu’il achetait à vil prix. Il alla jusqu’à se rouler dans les draps d’un cholérique. Et toujours la mort se détournait de lui. Cependant, les fatigues et les privations de toutes sortes l’avaient anémié, épuisé, il tomba malade d’un mauvais rhume. Il fit connaissance alors avec l’hôpital. Quand il en sortit, au bout de deux mois, Mme Camille Guérard le reçut, dans sa ferme de Saint-Martin-Chennetron, près de Provins, où elle le soigna, où elle l’entoura de soins infinis et de tendresse qui, avec le grand air et le calme, lui rendirent un peu la santé.

Lorsqu’il se sentit plus fort, Moreau s’installa à Provins. Le théâtre municipal représenta un des vaudevilles, qu’il avait écrit, à ses débuts dans la capitale, pour une scène du Boulevard. Chacun était heureux de le revoir. Son ancien patron, lui prêta même son concours pour imprimer une petite feuille politico-satirique : le Diogène, qui n’eut, d’ailleurs, que quatre numéros, M. Lebeau s’étant ému des avis quelque peu menaçants du préfet. Un duel qu’il eut à cette époque, à propos de sa sœur, rendit son départ de Provins à peu près nécessaire [[Note 4]]. Il reprit alors le chemin de Paris. Autant dire qu’il retournait chercher la misère. Un moment, il avait mis son espoir dans le Diogène qu’il voulut faire revivre dans la capitale. Il réussit à imprimer cinq numéros, puis, comprenant l’inutilité de ses efforts, il abandonna la partie. Et ce fut à nouveau l’existence de crève-la-faim qui recommença. Un jour — qui sait s’il avait mangé ce jour-là ! — il fut présenté au Préfet de police Gisquet qui cherchait un poète pour répondre à un certain pamphlet dirigé contre lui par Louis Berthaud, celui-là qui était venu de Lyon avec son pamphlet : l’Homme rouge. — Hégésippe Moreau accepta la besogne offerte, et, pour trois cents francs, — la haine est généreuse ! — il édita contre Berthaud : Une voix en France, pièce qui figure, hélas ! dans l’édition complète de ses œuvres [[Note 5]]. — Certes, on regrette d’avoir à enregistrer ce triste fait, mais la détresse affolante dans laquelle le malheureux Moreau se trouvait alors, ne peut-elle lui être comptée comme une circonstance très atténuante, sinon comme une excuse complète ? — Aussi passons rapidement, et ne donnons pas à cette minute de faiblesse, — comme certains se sont plu à le faire — une importance exagérée.

Sa nourriture assurée pour quelques mois, Moreau reprit courageusement la plume, notant, tantôt des vers, et tantôt des scénarios de comédies qu’il espérait toujours faire accepter par quelqu’auteur à la mode. Ainsi vivant, on ne sait trop comment, il passa des mois et des mois encore. Vous me demandez, écrivait-il, quels sont mes moyens d’existence ? Ma plume, mon espérance, la mort ! — C’est dans ces temps-là qu’il fit la connaissance de Pierre Veyrat et de Berthaud. Ce dernier ignorait que le Bertin qui lui avait décoché une pièce si rude, ne faisait qu’un avec Moreau, — l’aurait-il su, qu’il lui aurait sans doute pardonné. On est indulgent entre miséreux, — et Berthaud et Veyrat n’étaient pas plus riches que Moreau. Aussi associèrent-ils leur misère, habitant la même chambre, revêtant tour à tour le seul habit dont la propreté relative leur permit d’affronter les salles de rédaction des petits journaux, partageant fraternellement leur pain.

Tout à coup, la chance parut vouloir sourire à notre poète. Il venait d’écrire sa pièce À Médor :

Chien parvenu, donne-moi ton secret.

Récitée dans quelques salons, cette boutade d’une amertume douce y avait fait une vraie fortune. Comme au théâtre, on demanda l’auteur, on voulut le connaître, l’entendre lui-même réciter ses vers… Ce fut un engouement qui dura toute une saison. Moreau, un peu étourdi, un grisé aussi de ce succès inattendu, se reprit à espérer. Mais, cette fois encore, ce ne devait être qu’une fausse alerte. À Paris on se lasse rapidement des choses et des gens ; Moreau eut le sort commun : après avoir intéressé de grandes dames — qui se crurent charitables d’avoir applaudi ce pauvre diable ! — on l’oublia. Il retourna à sa mansarde et à ses amis. Une place de maître d’études dans une pension du faubourg Saint-Martin s’étant présentée, il l’accepta… pour la quitter au bout de quelques jours ! Il préférait ne pas manger à sa faim et être libre.

En 1837, Moreau songe à réunir ses vers en volume. Il fit pour cela appel à ses amis de Provins qui lui promirent de lui fournir l’argent nécessaire à l’édition projetée. — Pourquoi ne tinrent-ils pas leur promesse ?… Ce fut une déception nouvelle pour le pauvre Hégésippe dont la santé se faisait chaque jour plus précaire. Bien que très fatigué, il entra comme correcteur à l’imprimerie Béthune et Plon où il acheva de s’épuiser. — Cependant, au début de la suivante année, une occasion s’offrit à lui de publier ses œuvres. Un jeune homme, un de ses anciens condisciples mit à sa disposition la somme indispensable à leur impression, à une condition pourtant : il ferait disparaître certaines pièces d’une tendance politique trop marquée. Moreau se sentait très las, le vague pressentiment de sa fin prochaine le tourmentait, il consentit à cette mutilation. Quelque temps après Le Myosotis paraissait chez l’éditeur Desessart, — qui lui octroya généreusement cent francs et quatre-vingts exemplaires non brochés ! Dire que ce fut un événement littéraire serait exagéré, cependant le petit livre d’Hégésippe Moreau ne passa pas complètement inaperçu. Quelques feuilles où il comptait des amis, en parlèrent avec sympathie, mais tout cela était insuffisant pour attirer l’attention du public sur ces vers d’un inconnu. Il aurait fallu un grand article dans un journal d’importance. Le National, qui était fort lu alors, fit la chose ; il consacra au Myosotis un dithyrambe de neuf colonnes. L’article était signé Félix Pyat. Cette fois le branle était donné, de toute part on se plut à signaler cette poésie d’un classicisme rajeuni par une sensibilité si délicate, par un tour vif, léger et souple, enfin par une inspiration qui, en dépit de la forme, a bien la marque de l’époque inquiète, troublée et douloureuse à laquelle vécut le malheureux rapsode. Mais, hélas, que ce faible rayon de gloire brillait tard sur son front ! La maladie et la misère avaient fait de terribles ravages en lui, il était las, très las… Il fit encore un voyage à Provins — un voyage d’adieu ! — puis il revint prendre sa tâche de correcteur. Peu après, le 19 décembre 1838, Hégésippe Moreau s’éteignait dans le lit du pauvre, à l’hôpital.

« Le 20 décembre 1838, à midi, — a écrit Félix Pyat — je me suis transporté, en la compagnie de MM. Altaroche, rédacteur en chef du Charivari, et Sainte-Marie Marcotte, avocat, à l’hôpital de la Charité, et là, ayant traversé des cours où l’herbe croît comme au cimetière, et des corridors bas-voûtés comme des tombeaux, j’ai trouvé dans la salle d’amphithéâre, sur une table de pierre, un cadavre.

« Ce cadavre était nu, couché sur le dos, les mains croisés devant la poitrine, la tête un penchée vers l’épaule droite et les yeux grands ouverts. — Quel était ce cadavre ? — C’était le numéro douze. Il meurt tant d’hommes là qu’on ne les appelle plus : on les numérote. — Quel était le numéro douze ? — Un poète. — Quel poète ? — Hégésippe Moreau ».

Une heure plus tard, Félix Pyat aurait trouvé le corps du doux poète mis en lambeaux par le scalpel des carabins !

Lorsqu’Alexandre Dumas revint de Bruxelles, en 1854, il inséra dans le Mousquetaire, qu’il venait de fonder, un long article sur l’auteur du Myosotis. Enthousiaste du talent de Moreau et ému et indigné de sa fin lamentable, le généreux et toujours bouillant écrivain terminait son étude par le projet d’épitaphe suivant que je reproduit en manière de conclusion :

Ici repose
Hégésippe Moreau, poète, mort de faim et de misère
le 20 décembre 1838 ; [[Note 6]]
Louis-Philippe étant roi des Français ;
M. de Montalivet étant ministre de l’intérieur
et
M. de Salvandy ministre de l’instruction publique.
Tiré de la fosse commune
et déposé sous cette pierre. [[Note 7]]
Bibliographie des œuvres
d’Hégésippe Moreau

1828 : Dédié à M. Lafayette ; Ode sur la convalescence de M. Lafayette, un feuillet recto-verso. — 1833 : Le Diogène, 9 livraisons in-4 de 8 pages, Provins et Paris ; Les 5 et 6 juin 1832, in-8, Paris. — 1838 : Le Myosotis, gr. in-8, Paris ; Clément Marot à Genève, vaudeville en un acte en collaboration avec É. Arago et L. Lefèvre.

Éditions posthumes

1840 : Le Myosotis, augmenté du Diogène et de pièces posthumes, éd. de Sainte-Marie-Marcotte, in-18, Paris. — 1861 : Œuvres complètes, éd. Louis Ratisbonne, in-18, Paris. — 1863 : Œuvres inédites, éd. A. Lebailly, in-16, Paris. — 1890 : Œuvres complètes. T. I : Correspondance et contes ; T. II : Le Myosotis et poésies inédites, éd. Vallery-Radot, 2 vol in-18, Paris.

Signalons aussi qu’en 1844, Louis Lefèvre, qui collabora avec H. Moreau pour Clément Marot à Genève, a fait représenter à l’Odéon : L’École des princes, comédie en 5 actes, en vers. On a prétendu que cette pièce pourrait bien être une œuvre posthume du poète du Myosotis.

Principaux ouvrages à consulter
sur la vie et l’œuvre d’H. Moreau

Félix Pyat : le National, Paris, 1838 ; Revue du Progrès, 15 janvier 1839. — Félix Bourquelot : Histoire de Provins, 2 vol. in-8, Paris, 1839-1840. — Sainte-Marie-Marcotte : Biographie en avant d’une édition du Myosotis, in-18, Paris, 1840. — Dessales-Régis : Revue des Deux Mondes, Paris 1er février 1849. — Pierre Dupont : Chants et chansons, t. 1er, 35e livraison, Paris, 1851. — Alexandre Dumas : Le Mousquetaire, Paris, 1854 ; Les Morts vont vite, t. 1 Paris, 1861. — Arsène Houssaye : Histoire du 41e fauteuil de l’Académie française, in-18, Paris, 1856. — G. Claudin : Le Monde Illustré, Paris, 16 mai 1857 ; Mes Souvenirs, in-18, Paris, 1884 ; la Feuille de Provins, Provins, 26 mars 1887. — L. Laurent-Pichat : Les poètes de combat, in-18, Paris, 1862. — Armand Lebailly : H. Moreau, sa vie et ses œuvres, in-16, Paris, 1863. — Louis Ratisbonne : Auteurs et livres, in-12, Paris, 1868. — Charles Baudelaire : L’art romantique, in-12, Paris, 1868. — Jules Moret : H. Moreau, sa mort, ses funérailles, sa tombe, in-8, Provins, 1871. — Sainte-Beuve : Causerie du lundi, 3e éd. T. IV et V. — Vallery-Radot : Souvenirs littéraires, in-12, Paris, 1877. — Th. Lhuillier : Hégésippe Moreau et son Diogène, Paris, 1881. — Louis Rogeron : la Feuille de Provins, Provins, 26 juillet 1884. — R. Vallery-Radot : biographie en tête des œuvres complètes de Moreau, Paris, 1890. — Philibert Audebrand : Un poète d’hier et d’aujourd’hui, La Chronique, Paris, 1905. — Henri Lardanchet : Les enfants perdus du romantisme, in-18, Paris, 1905.


[Note 1] Elle avait épousé M. Jeunet, un imprimeur qui s’établit à Abbeville, puis à Amiens. [[Retour]]

[Note 2] Ce couplet a été publié pour la première fois par M. Henri Larcanchet dans son très intéressant volume : Les Enfants perdus du Romantisme. [[Retour]]

[Note 3] M. de Faulquemont, qui fut de ses amis, en a publié quatre vers — les seuls dont il se soit souvenu — dans le Tam-Tam de 1840. [[Retour]]

[Note 4] Moreau, par ses visites fréquentes à Louise Lebeau, avait fini par la compromettre. Un jeune homme, parent du fils Lebeau, le lui déclara devant témoins, au cours d’une discussion. L’affaire fit grand bruit et on alla sur le terrain. L’adversaire de Moreau était Victor Plessier qui fut, plus tard, député de Coulommiers. [[Retour]]

[Note 5] C’est Sainte-Beuve qui rendit à la mémoire du poète le mauvais service d’exhumer cette pièce, que Moreau avait signée Bertin et qui serait peut-être demeurée dans l’oubli. [[Retour]]

[Note 6] Moreau, on l’a vu, est mort le 19 décembre et non le 20. [[Retour]]

[Note 7] Grâce à des amis et des admirateurs, Hégésippe Moreau repose, maintenant au cimetière Montparnasse ; sa tombe est ornée d’un buste dû au distingué talent de Mme Coutan-Montorgueil. [[Retour]]


Valid XHTML 1.1